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Chapitre 3. Les concours comme lieux d’apprentissage et de socialisation

3.2 Socialisation à l’incertitude

3.2.1 Incertitude de performance

La première est une incertitude de performance: être sur scène est une mise en danger comme l'écrivent Faure (2000) et Sorignet (2010). En effet, la performanc e scénique, autant pour les musiciens que pour les comédiens ou les danseurs, se passe dans l'instant même. Bien que le musicien prépare les bases musicales et techniques longtemps à l'avance, il doit également puiser dans l'inspiration du moment, pendant le concert, pour faire de sa performance quelque chose de différent, d'unique et surtout quelque chose d'authentique. Dans les entret iens, le concert est référé à l'authenticité, la musicalité et la possibilité de s'exprimer librement sur scène tandis que le concours renvoie au contrôle de soi et à la maîtrise de la technique. L'enjeu pour le candidat est de faire du concours un concert et d'arriver à se libérer de cette maîtrise de la technique (celle-ci devant être tellement intégrée qu'il n'a plus à y penser) et mettre en avant la musicalité de sa performance. Or cette « expression de soi » engendre certains risques que les candidats veulent minimiser lors des épreuves de concours :

des œuvres et des artistes (Menger, 2009, p. 206). Ces deux dimensions sont indissociables l'une de l'autre car pour que le talent ou les chances de succès d'un candidat soient mesurables, il faudrait que le travail artistique se déroule de manière routinière et stable (p. 207).

Ce qui se passe, c’est que la musique c’est toujours des prises de risques successives. Dans un morceau, on a des tas de choses difficiles à accomplir les unes après les autres et la concentration fait que, on sait que si on fait des fautes, on est jugé sur les fautes et en même temps il ne faut pas avoir peur de faire des fausses notes et, du coup, au niveau du mental c’est assez complexe. L’idéal est de prendre des risques pendant un concours. Mais quand on prend des risques évidemment on risque aussi de se casser la figure. Ça veut dire dans des termes musicaux, on a une phrase musicale et si on prend du temps, c’est très acrobatique, c’est un peu comme une succession de sauts en gymnastique. (...) C’est pouvoir se libérer totalement et c’est ça qui est pas évident parce que quand on se libère, on a une certaine perte de contrôle, on contrôle plus totalement ce qu’on fait, ce qui est génial si on arrive à le faire mais en même temps il y a des risques. (Ted , violoncelliste)

A cet égard, comme le souligne Hyacinthe Ravet (2008), « on attend du soliste qu'il “assure”, tout en étant capable de prendre le risque d'une véritable interprétation musicale (à propos de nuance difficile, de passages virtuoses par exemple.) […] le plaisir pris en concert est souvent à la mesure des risques, de la

“mise en danger”, de l'engagement et de l'investissement dans le jeu » (p. 146).

Cette tension entre contrôle et prise de risque est également soulevée par le pianiste David Dolan à l’occasion d’une série d’articles dans la revue « Classical Piano » sur le sujet de l’improvisation dans l’interprétation57. Il y met en avant le

57 Interrogé par Jessica Duchen dans l’article (1996) introduisant la série, il explique : « Généralement, la lutte contre la non-spontanéité est une lutte contre la peur. La performance correcte est une fuite d’un engagement total de soi en tant qu’interprète. Vous vous cachez derrière les notes correctes – mais vous, en tant que personnalité, qui devrait rentrer dans l’esprit du texte, n’êtes pas là. La peur de prendre des risques est commune à la plupart des personnes, dans la plupart des champs – comme le dit Dolan. Le risque de prendre des risques est très risqué ! Ce que cela veut dire réellement, c’est l’engagement total dans ce qu’exprime le texte. Il s’agit, je pense, de l’esprit du texte (…). Cela revient à quelque chose que nous avons perdu. Pourquoi nous l’avons perdu, est une grande question philosophique, qui a à voir avec la mécanisation des processus

rôle des concours de musique dans l’accentuation des performances sans risques58.

Cette tension est renforcée dans le concours par le fait que le candidat a une seule possibilité de se présenter sur scène (la première épreuve étant, de plus, souvent très courte), une seule possibilité durant laquelle il doit montrer le meilleur de lui-même. Selon nos entretiens, cette occasion unique de se présenter engendre énormément de stress chez les candidats du fait de la quantité de travail qu'il a fallu fournir (environ six mois de travail) pour préparer le concours. Cette préparation doit se cristalliser à un moment précis et unique qu’est l’épreuve de concours alors que le candidat sait que tout peut se passer sur scène. Même s’il a travaillé pendant des mois et qu’il connaît parfaitement son répertoire, cela ne veut pas dire qu’il arrivera à le reproduire sur scène à ce moment-là. Il ne sait pas s’il va être à la hauteur de ce qu’il a travaillé. Il peut réduire cette incertitude en travaillant le maximum et en se produisant en concert avec le programme du concours déjà plusieurs mois avant le concours.

En effet, cette intériorisation de la technique est une question de répétition constante, de création de routines et de stabilisation, d'habitudes incorporées. Il s'agit d'un « apprentissage par corps » comme l'écrit Sylvia Faure (2000). Cette

« routinisation » et cette « sécurité » permettent une certaine forme de liberté

et les compétitions qui accentuent le goût moyen et sûr, les performanc es propres, intelligentes et sans risques. Si la maîtrise technique n’est pas complète, vous pouvez échouer et cela peut être douloureux. Cette approche demande une préparation plus solide. Dans le travail de l’improvisation, il s’agit de gérer les risques, il s’agit de ne pas s’effondrer lorsque on a un trou de mémoire sur scène (et nous sommes tous confrontés à ce genre de situation tôt ou tard), mais de rester dans l’écoulement du temps et le transformer en un bel événement ». Les réflexions de David Dolan donneront lieu à différentes formes d’ateliers, écoles d’été ou classes de maître dans lesquels celui-ci insistera sur la prise en compte de la créativité et de la spontanéité dans l’interprétation.

58 Nous avons vu dans le deuxième chapitre, qu’une des critiques émises à l’encontre des jurés est que ces derniers se concentreraient en effet sur des critères objectifs tels que la vitesse, la précision et la puissance du son et reconnaitraient ainsi des musiciens jouant de manière conventionnelle (McCormick, 2008).

durant la performance. Mais être sur scène implique également une « réflexivit é en action » permettant de faire face à des incidents imprévisibles lors de la performance et constitue la mètis59 (Faure, 2000 ; Sorignet, 2010) de l'interprète :

« La maîtrise du métier se fait métis en tant que sollicitation et imbrication de savoir-faire d’ordres différents (pratiques, techniques, cognitifs, tactiques), d’habitudes incorporées et de réflexivité en action pour parer aux imprévus qui peuvent subvenir sur scène » (Faure, 2000, p. 248). Le processus de préparation au concours et le concours lui-même sont une manière d'acquérir cette mètis en confrontant le candidat à un processus d'apprentissage plus difficile, plus stressant et plus intense que la préparation pour un concert.

Les interprètes peuvent rencontrer différentes expériences sur scène : le contrôle, la routine et la transcendance60 (Faure, 2000). Ces trois expériences différentes , renvoyant dans notre cas à la question du contrôle et de la spontanéité durant la performance, questionnent le paradoxe de l'interprète déjà développé par Diderot (1994)61. Diderot prône une distanciation entre la personne du comédien et le rôle qu’il joue. Selon lui, un bon comédien joue et simule, mais il ne ressent pas les émotions qu’il interprète, et en cela consiste le paradoxe : l'interprète devrait-il

59 La mètis est définie comme une intelligence pratique utilisée pour faire face à l'imprévisible (Faure, 2000). A cet égard, le travail de l’anthropologue et pianiste David Sudnow (2001) offre une très belle description de l’acquisition de cette intelligence pratique à travers l’analyse de son apprentissage de l’improvisation du jazz au piano.

60 Dans cette perspective, Sylvia Faure (2000) explique que les danseurs exercent différentes sortes de contrôle durant la performance, qui est donc rarement un moment de spontanéité. Ce contrôle porte sur l’espace et l’emplacement des partenaires, le souci d’appliquer les corrections que le chorégraphe a données et l’objectivation des temps musicaux (réglage de la détachement envers la performance technique et une implication totale dans la performance.

61 Le « Paradoxe sur le comédien » (Diderot, 1994) est un essai de théâtre sous forme de dialogue écrit par Denis Diderot entre 1773 et 1777. Il fut rédigé à titre posthume en 1830. Il se veut être un texte de réflexion sur le jeu du comédien.

contrôler tout ce qu'il fait et être distant par rapport à sa performance ou devrait-il être émotionnellement impliqué, mais dès lors sujet aux variations imprévisibles ? Ces questions sont aussi mises en avant et discutées par les interviewés durant le concours.