• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3. Les concours comme lieux d’apprentissage et de socialisation

3.1 Du travail sur les œuvres à une discipline sur soi

3.1.3 Vers une discipline sur soi

Cet aspect concret de la construction d’un répertoire, d’un travail sur les œuvres s’accompagne souvent d’un travail de plus longue haleine de travail sur soi et de discipline sur soi. Dans cet extrait d’entretien par exemple, on constate que ce travail peut aller dans le sens d’une véritable éducation et discipline du corps, d’apprivoiser le corps afin de pouvoir jouer sans douleur, de manière détendue.

Le concours permet dans ce cas l’apprentissage d’une nouvelle manière de jouer son instrument.

Es war auch gut für mich, weil ich manchmal Probleme mit Schmerzen in der Schulter hatte und ich musste etwas versuchen damit ich ohne Schmerzen spielen kann und wenn ich neue Stücke für die ARD üben, musste ich einen anderen Weg finden, damit ich ohne Schmerzen üben kann denn Neun Stücke kann man nicht mit Schmerzen üben. Ich musste sehr viel schwimmen und Gymnastik machen, jeden Tag. Auch mental üben, das mach ich sehr viel und das habe ich früher überhaupt nicht gemacht aber jetzt muss ich es machen. Ich denke an diese Stelle nach, wie soll ich das spielen, was sind genau die Klänge. Mindestens 50% ist mental und das lohnt sich…40. (Dahlia, flûtiste)

La problématique des blessures et des douleurs physiques est présente chez les musiciens, comme le relève également l’article d’Alford et Szanto sur l’expérienc e de la douleur chez les pianistes professionnels. Différentes enquêtes donnent à voir l’ampleur du stress et de la douleur continuelle chez les pianistes, mais aussi chez d’autres instrumentistes (Alford et Szanto, 1995, p. 57). Comme c’est le cas pour les danseurs41 (Sorignet, 2006), la douleur est souvent déniée par les musiciens et il s’ensuit un paradoxe : « La douleur apparaît comme nécessaire

40 C’était aussi bien pour moi car j’avais souvent des problèmes de douleur dans l’épaule. Il fallait que je fasse quelque chose afin de pouvoir jouer sans douleurs.

Lorsque je devais préparer de nouvelles pièces pour le concours, je devais trouver un autre chemin afin de pouvoir m’entraîner sans douleur, car avec des douleurs on ne peut pas s’entraîner sur de nouvelles pièces. J’ai dû faire beaucoup de natation et de gymnastique, tous les jours. J’ai dû aussi apprendre à m’entraîner de manière mentale. Je fais ça très souvent maintenant et avant je ne le faisais la danse classique, qui est « d’utiliser son corps sans l’user afin de l’inscrire dans la durée et de savoir gérer une douleur inhérente à une profession où la plupart des apprentissages se font dans la conscience de l’effort à fournir pour obtenir des compétences physiques spécifiques et adaptées aux demandes des chorégraphes. L’acceptation de la douleur est inhérente à la pratique professionnelle » (2006, p. 48).

pour l’acquisition de la virtuosité, mais elle doit être surmontée par un effort héroïque – et déniée ». (Alford et Szanto, 1995, p. 59).

Selon Alford et Szanto, plusieurs facteurs de risque ont influencé l’apparition de douleurs chroniques chez les musiciens, en particulier pour les pianistes : la configuration du clavier et la force nécessaire pour jouer depuis le développeme nt du piano moderne ; le développement du répertoire pour virtuoses (essentiellement depuis Liszt) très exigeant pour les mains et les doigts42 ; les niveaux d’exécution toujours plus élevés en lien avec l’augmentation de la concurrence et de la comparaison avec la discographie et la possibilité d’une mauvaise technique. Notons ici qu’Alfred Willener (1997, p. 301-303) distingue technique instrumentale, technique musicale, technique du jeu de scène et interprétation musicale. Il désigne par la technique instrumentale la capacité à obtenir différentes qualités de son, maîtriser la tessiture de l'instrument, la justesse des notes, etc. En ce qui concerne la technique musicale, il insiste sur le dosage dynamique des effets, par exemple, un crescendo bien calculé, préparé, dosé jusqu'au bout. La manière d'entrer en scène, de passer aux derniers préparatifs avant de jouer, d'être debout dans l'espace fait partie de la technique scénique. Enfin, l'interprétation n'est pas une technique mais les trois techniques participent à l'interprétation. Alford et Szanto ne détaillent pas la question de la technique, mais les douleurs peuvent en effet être liées à une mauvaise posture du musicien lorsqu’il joue de son instrument. La technique dont il est question ici entrerait ainsi dans la technique instrumentale. Les deux auteurs citent un autre facteur de risque, qui nous intéresse particulièrement ici. Il s’agit de la professionnalisation de la pédagogie et son lien avec la production de virtuoses . Cette professionnalisation est liée à l’extension du marché de la compétition. Les musiciens se produisent de plus en plus jeunes dans des auditions, des récitals ou des concours, ce qui leur impose toujours plus d’heures de travail, toujours

42 Lors du concours Liszt, un des pianistes se verra d’ailleurs contraint d’abandonner le concours à l’issue de la première épreuve car il s’est blessé à la main lors de sa performance.

plus d’anxiété, de stress et ce qui augmente la probabilité d’apparition de la douleur (1995, p. 58).

La participation au concours représente de ce fait pour les candidats une véritable mise à l’épreuve. Il s’agit d’arriver à un dépassement de soi tant au niveau des performances physiques (préparation, endurance) que psychologiques (gestion du stress, maîtrise du trac lors de la performance). Ces deux efforts physiques et psychiques doivent être conjugués pour arriver à un dépassement de sa performance musicale. Cela implique un contrôle et une discipline de soi beaucoup plus importants lors de concours que lors d’un concert. Les concours sont des opportunités de performance dans une situation extrêmement stressante. Participer aux concours est un défi que les musiciens que nous avons interrogés veulent traverser afin d'apprendre à maîtriser le stress lié à l'exposition au public et au stress lié au jugement et à la critique. Ils souhaitent ainsi acquérir de l'expérience à se produire sur scène dans une situation qu'ils considèrent comme beaucoup plus effrayante que la situation de concert.

I like to challenge myself and it is a stressful situation. I feel like if I can survive things like these, I won’t be really breaking down or you know have a heart attack before any concerts or stuff like that. So it’s just a way to challenge myself mostly43. (Jane, violoniste)

I don’t even like being on stage and be the centre of the attention. I am really shy but I want to be a violin-player so I have to deal with this and practice this also in a competition where it is really scary and people are judging you44. (Saskia, violoniste)

43 J’aime me lancer des défis et les concours sont une situation très stressante.

J’ai l’impression que si je survis à ce genre de choses, je ne vais pas m’effondrer ou avoir une crise cardiaque avant un concert ou des choses de ce genre. Alors, c’est une façon de me lancer un défi à moi-même principalement.

44 Je n’aime pas du tout être sur scène et être le centre de l’attention. Je suis très timide mais je veux être une violoniste, alors je dois faire avec ça et m’entraîner dans les concours où c’est très effrayant et où l’on vous juge.

[Wettbewerbe sind] so stressig. Es ist immer so viel Aufregung, Nervosit ät und Stress. (…) Ich wollte nicht ängstlich sein, sondern ein bisschen etwas versuchen, ein bisschen mutig etwas versuchen45. (Sabina, violoniste)

L’analyse de nos entretiens montre que la situation de concours permet l’inculcation d’une nouvelle disposition à apprendre (apprendre plus de répertoire, être plus concentré sur les détails, approfondissement des œuvres, etc.) et va jusqu’à l’inculcation d’une discipline de soi dans le but de donner le meilleur de soi-même à chaque instant, indispensable à la réussite d’une carrière. Selon nous, cette inculcation d’une discipline de soi lors des concours ressemble à la

« prise en main » analysée par Muriel Darmon (2008) chez les personnes anorexiques46 : « “Se prendre en main” réunit le sens de deux expressions : “se prendre par la main” (c’est-à-dire s’obliger à faire quelque chose, s’entraîner soi-même à faire quelque chose), “prendre en main quelque chose”, le prendre en charge, s’en charger. “Se prendre en main”, c’est alors s’obliger soi-même à se prendre en charge soi-même » (2008, p. 132). Cette prise en main peut ainsi être définie comme « la mise en place d’un ensemble cohérent d’actions de rupture avec les habitudes antérieures, une mise en pratiques, c’est-à-dire aussi une mise en actions, de la modification de soi » (2008, p. 132). Une violoniste nous dira par exemple :

45 Les concours sont tellement stressants. Et c’est toujours tellement d’émotions, de nervosité et de stress. Je ne voulais pas avoir peur, mais je voulais essayer quelque chose, je voulais essayer quelque chose de manière courageuse.

46 Appréhendant le parcours des personnes anorexiques comme une carrière (Becker, 1985), Muriel Darmon distingue quatre phases dans la carrière anorexique : l’engagement dans une « prise en main », le maintien de l’engagement, le maintien de l’engagement malgré les alertes et la surveillanc e, et la phase finale de « prise en charge » hospitalière (Darmon, 2008, p. 86). Cette prise en main qui se situe au début de la carrière anorexique est définie par le caractère situé dans le temps et par le caractère volontaire et effectif de l’engagement dans la carrière.

You are all the day in preparation, you are all the day occupied. You have to change your own mood, your bad habits. So it’s very challenging.47 (Barbara, violoniste)

La participation au concours permet d’acquérir un contrôle sur soi pour beaucoup de musiciens interrogés, en particulier lorsque ceux -ci commencent leurs carrières dans les concours. C’est cet apprentissage du contrôle sur soi qui est à notre sens très spécifique aux concours, entraînant par ailleurs des tensions avec une manière plus libre de jouer et de mettre en avant ses émotions. L’importanc e de cet apprentissage du contrôle sur soi est liée à l’incertitude de performanc e que nous développerons plus loin. Le but est de pouvoir se produire sur scène dans n’importe quelle condition physique ou psychologique. Odile, une pianiste lauréate de plusieurs concours internationaux, raconte en quoi les concours ont été importants pour elle au début de sa carrière :

Am Anfang war es für mich wichtig Wettbewerbe zu machen, weil das eine außerordentliche Situation ist. Das ist ein Stress, der eigentlich kaum mit etwas vergleichbar ist und das ist ein Mentaltraining der sehr, sehr, sehr wichtig ist, denke ich, für einen großen Musiker. Also unabhängig von dem Preis, oder gewinnen oder irgendwas. Als Training und Teil des Studiums sind Wettbewerbe eine sehr, sehr wichtige Sache. Da lernt man wie man, zu jedem Zeitpunkt, in jeder Mentalform, auf absolutem Höhepunkt zu sein, in absoluter Hochform. Das ist sehr, sehr wichtig denn egal was in seinem Leben passiert oder wie er sich fühlt, ein Musiker muss auf der Bühne immer dieses Niveau halten. Wettbewerbe sind auch wichtig um Repertoire zu lernen und andere einfach zu hören, einschätzen wo man ungefähr steht.48 (Odile, pianiste)

47 Tu es en préparation toute la journée, tu es occupée toute la journée. Tu dois changer ton humeur, tes mauvaises habitudes. C’est un défi.

48 Au début, c’était important pour moi de faire des concours parce que c’est une situation exceptionnelle. C’est un stress qui n’est guère comparable à quelque chose et c’est un training mental qui est très, très important pour un grand musicien, indépendamment du prix ou du fait de gagner. Les concours sont une chose très importante au niveau de l’entraînement et de l’apprentissage. On