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Chapitre 4. Les concours comme lieux de sélection

4.3 Des critères de jugement multiples

Dans l’appréciation qui sera faite de la prestation des candidats, jamais n’intervient de distinction entre une note artistique et une note technique comme c'est le cas, par exemple, pour le patinage artistique89 (Ramonich et Collinet,

89 Dans ce cas, même s’il semble impossible de mesurer les performances des patineurs artistiques avec l’objectivité d’autres sports (par exemple la natation ou l’athlétisme), les juges, dans le cas du patinage artistique, disposent d’un code leur permettant d’attribuer des points selon le nombre et la difficulté des figures

2010). Cependant, notre analyse montre que, bien qu’une note générale soit attribuée, le jugement est en fait multicritères. Comme dans le cas des castingshow analysés par Olivier Voirol et Cornelia Schendzielorz (2014), il n’existe pas un catalogue de critères stables, explicites et valable de manière générale, qui soient employés systématiquement lors de l’évaluation. Les règles de jugement sont flexibles. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de règles, ni de critères mais plutôt qu’ils sont utilisés de manière sélectives et jamais véritablement explicités. Dès lors, il est toujours incertain pour les candidats sur quelle base ils ont été ou seront évalués90 (Voirol et Schendzielorz, 2014, p. 168).

Ces critères, comme nous le verrons, peuvent être des critères techniques, des critères artistiques, des critères relevant de la personnalité du candidat ou encore des critères se référant à l’authenticité ou à la singularité de la performance.

A cet égard, cette norme de l'authenticité, que nous développerons plus loin, est une valeur cardinale dans le milieu musical. Cette authenticité à laquelle se référent d’ailleurs aussi bien les candidats – qui, s’ils élaborent des tactiques de présentation de soi dont ils parlent à « demi-mots » en entretiens, font néanmoins toujours référence à cette norme partagée – que les propos recueillis à propos des jurys et de leur fonctionnement, ou encore le discours des organisateurs de concours comme des critiques travaillant pour les médias. On ne relève ainsi aucun contre-discours à cette norme de l'authenticité. Comme nous le verrons , on pourrait dire qu’à qualité technique égale, c’est cette authenticité de la performance qui fera la différence. Selon nous, en se positionnant au-delà des critères techniques, le concours international de musique classique entend se présenter comme un lieu d'élection plutôt que de sélect ion91.

exécutées par les candidats. En conséquence, la note technique résulte de l’application d’une grille d’évaluation tendant vers l’objectivité. La note artistique, bien qu’elle se base sur des critères explicites (programme, style, utilisation de l’espace, etc.) (p. 13), autorise une certaine forme de liberté à travers laquelle chaque juré peut formuler son appréciation.

90 Notons que les candidats ont la possibilité de rencontrer les membres du jury après leur élimination afin d’avoir un retour sur leur performance.

91 Pierre-Emmanuel Sorignet observant la même réticence à parler de critères de sélection dans le cas des auditions de danse contemporaine écrit ceci: « On peut

Voyons ainsi ce que déclare cet organisateur de concours :

Dans les concours internationaux, on est au-delà de la technique, à part le chant qui est un peu un monde à part, on est vraiment au-delà de la technique et Dieu merci, car sinon ce serait un peu chiant. On parle de musique, d’interprétation musicale, de qualités personnelles aussi, beaucoup, et tous les jurys s’interrogent énormément là-dessus. (Tobias , organisateur de concours)

Soucieux de souligner le très haut niveau des candidat -e-s à son concours, il ajoute cependant :

Et ils étaient assez déçus en fait. Si tu veux, comment dire, ils trouvent que le niveau moyen est nettement plus haut que ce qu’il était dans le passé. Même les éliminés au premier tour jouent très bien techniquement en tout cas. Et ça ils sont impressionnés, il y en a qui font des trucs je ne savais même pas que c’était possible, j’arriverais plus à jouer à ce niveau -là... voilà… ça ils respectent énormément. Après il y a la musique quoi et ça c’est vachement décevant. Le niveau artistique moyen, ils font des trucs stéréotypés, ils font tous la même chose, ils ont tous entendu les mêmes disques, ils essayent de reproduire ce que, nous, on a fait avant parce qu’ils ont entendu nos disques... Ce n'est pas ce qu’on veut.. .. nous on veut quelqu’un qui nous emporte, qui nous rende jaloux tu vois... et ça on n’a pas eu. (Tobias, organisateur de concours)

supposer que cette difficulté réside dans le refus d'expliciter des catégories de jugement proprement sociales et dans la volonté de préserver une subjectivité

“artistique” qui fait du danseur “l’élu” du chorégraphe. Le discours le plus courant des chorégraphes à ce propos est celui du “coup de foudre”, par nature difficilement justifiable » (2010, p. 85).

De tels extraits d'entretien mettent en avant l'exceptionnalité et la singularité de l'artiste en soulignant la dichotomie entre technicien et musicien. Au fond, tous les candidats sont susceptibles d'avoir un très haut niveau technique, critère sur lequel ils sont dans un premier temps sélectionnés, mais il est beaucoup plus rare de rencontrer un « véritable artiste », et cela s’avère aux yeux de beaucoup tellement rare que, même dans les concours internationaux et même au niveau des finales, on en reste très souvent à un stade purement technique, un peu comme si ces critères techniques étaient des critères par défaut. Le soc iologue de la musique Alfred Willener ne manque pas de souligner que tout se passe comme si « à un moment donné on passe de la technique musicale, en principe enseignée par les professeurs qui préparent le futur instrumentiste professionnel (à passer des examens puis des concours et auditions), au domaine souvent perçu comme mystérieux, voire magique, qui est celui de l'art à proprement parler.

[Or] tout se passe comme s'il y avait un seuil que de rares minoritaires pouvaient franchir: celui qui sépare l'artisanat instrumentiste et l'art de l'interprète » (Willener 1997: 200).

Pour ce qui est des concours de beauté, Monjaret et Tamarozzi indiquent « que le choix du beau ne relève pas entièrement ni du domaine subjectif, ni du domaine objectif ». Et d’ajouter : « Nous proposons, ici, de cerner le processus d’expertise et les outils de sa mise en œuvre, car nous nous demandons si cette opération lente et délicate n’est pas un mélange savant de critères, allant du mesurable au non mesurable » (Monjaret et Tamarozzi, 2005, p. 426). Dans le cas des Miss qu’elles étudient, leur aspect corporel est d'abord examiné à la loupe : chevelure, visage, poitrine, hanches, jambes, tout est mesuré, mais le jury apprécie également leur apparence : élégance, toilette, maquillage, accessoires, postures corporelles. Certaines d’entre elles, seules admises à concourir, font état de propriétés communes qui leur permettent d'appartenir, dans un premier temps, au groupe des élues. Or, ce qui importera par la suite, c'est « d'appartenir au groupe et de s'en distancier », « les différentes séquences des élections conduisent chacune à un progressif dévoilement, à la déclinaison de son identité » (2005, p.

433). Les juges oscilleront ainsi entre « subjectif et objectif, entre la norme et l'exception, passant du mesurable au non mesurable » (2005, p. 433).

Cette même norme de singularité prévaut dans les concours internationaux de musique classique, le fait d'avoir quelque chose en plus que le reste d’un groupe au préalable sélectionné à partir d’un certain nombre de critères explicites et de propriétés communes. Dans le cas de ces concours de beauté, aux critères esthétiques s’ajoutent les qualités morales des candidates telles qu’elles ressortent de leur fiche d'inscription (diplômes obtenus, maîtrise des langues étrangères, formations en cours, profession, loisirs, passions, etc.). Ces critères multiples restent, il faut le noter, dans le domaine du mesurable. Derrière le corps et sa perfection apparente, les jurés cherchent en fait l'âme de la candidate, laquelle doit non seulement être belle, mais encore cultivée, vive mais pudique, avenante mais réservée, une « femme intègre » (2005, p. 435). Mais, en définitive, c'est « la légèreté de l'être qui se dégage, ainsi que quelque chose d'indéfinissable qui séduit le jury et provoque un trouble. [Il s'agit] de la personnalité qui émane de l'individu. Sa présence sur scène, son regard, le son de sa voix, un petit rien qui laisse entrevoir sa personnalité, voire deviner un tempérament ». (2005, p. 438). On glisse ainsi du mesurable au non mesurable.

La somme des évaluations sur chaque critère étant impossible à faire avec précision, ce non mesurable résulte des comparaisons relatives des unes avec les autres (Menger, 2009).

Cette même opposition entre objectivité et subjectivité se retrouve avec le cas des critiques gastronomiques tel que l’analyse Estelle Bonnet (2004). Ici, l'expression de la subjectivité du critique n'est possible qu'après une recherche implicite de l'objectivité à travers la comparaison des jugements et grâce à la mise en place d'un système de notation dressant un classement des rubriques les plus importantes de l'évaluation. A la suite de cette rationalisation du jugement, le jugement de goût peut comporter une part de subjec tivité, en particulier lorsqu'il s'agit de l'appréciation de l'accueil, du service ou encore des qualités gustatives des mets. En effet, « l'évaluation demeure en partie affaire de sentiment et

d'affectivité, en particulier lorsqu'il s'agit de rendre compt e d'une compétence, d'un savoir-faire, d'une relation » (2004, p. 144). Dans cette situation comme dans la précédente, la procédure d’évaluation voit les experts tenter, dans un premier temps, d'objectiver tout ce qui peut l'être, mais ce qui fera la différence entre des personnes présentant des caractéristiques objectives ou mesurables similaires, ce seront des critères que l'on peut qualifier de plus « personnels », autrement dit, moins aisément objectivables.

Or, il en va de même, nous semble-t-il, pour les concours de musique, où l'on passe d'une première sélection selon des critères techniques - lesquels sont indispensables pour être admis au concours, puis pour surmonter les différent es épreuves qui conduisent jusqu'à la finale - à une quête de la personnalit é

« authentique », de la « musicalité » de sa prestation, ou encore d'une « âme » singulière, comme dans le cas des concours de beauté. Des qualités telles que la virtuosité, la technique instrumentale et musicale, ou encore la capacité à jouer sans erreurs relèvent, elles, de la technique, et elles ne demeurent – à la différence des concours de beauté – pas nécessairement stables d'une performance à l’autre. Ainsi un candidat qui a passé un tour peut -il soudain échouer au tour suivant sur la base de ces seuls critères techniques, parce qu’il n'a pas assez travaillé les œuvres de cette épreuve ou parce que, tout d'un coup, il ne supporte plus la pression du concours92. Une telle instabilité de la performance peut même se produire en demi-finale, voire en finale ainsi que le montre l’extrait suivant:

La grosse déception, c’est la fille que tout le monde mettait en finale parce qu’elle était vraiment bien. Mais, et elle le sait elle-même, elle s’est assez royalement plantée, voilà. Parce qu’elle n'avait pas assez travaillé, elle n'était pas prête et elle s’est plantée en demi-finale. Donc ils étaient tous tristes dans le jury parce qu’ils ont tous trouvé que c’était sans doute la

92 Cette instabilité est à mettre en lien avec l'incertitude de performanc e, développée dans le troisième chapitre.

meilleure musicienne du panel, c’était celle qui aurait mérité un premier prix. Si elle avait été au top, elle aurait eu un premier prix. Après, on a eu toutes les explications, elle a pas du tout eu le temps de se préparer comme elle aurait voulu. Mais on ne peut pas tout faire en même temps, c’est un peu ça la morale. C’est que elle c’est sans doute une des plus intéressantes hautboïstes du moment et puis c’est une fille, ça aurait été vraiment bien, une jolie fille... c’est quelqu'un qui peut arriver à faire quelque chose. Mais en même temps, l’année où elle aurait dû se préparer pour le concours, elle a été admise dans un orchestre important et c’était une année test, elle a dû monter 50 répertoires différents, le stress total, les collègues qui la jugent en permanence et elle n'a pas eu le temps de se préparer pour ça. Donc elle est arrivée avec des répertoires qu’elle connaissait bien jusqu’en demi-finale et en demi-finale, il y avait des choses un peu différentes et là elle n'était pas prête donc elle a joué très moyennement, elle a eu des trous de mémoire, tu vois.

Après elle était en larmes, mais oui elle était en larmes, ben je comprends, c’est triste, c’est horrible. Mais en même temps, si le jury la faisait passer, il se discréditait aussi par rapport à d’autres qui étaient prêts et qui n’ont pas joué super bien mais qui étaient là meilleurs. (Tobias, organisateur de concours)

Le jury se retrouve alors à devoir fonder à nouveau son jugement sur la base de critères techniques, car un candidat n’ayant pas le niveau technique requis ne peut gagner le concours. Les critères techniques redeviennent éliminatoires alors même qu’on pouvait croire cette question définitivement réglée. Mais en fin de compte, ce sont bien des préférences dans le type d’interprétation qui feront la différence au stade des finales, ou même des demi-finales, si le niveau technique reste stable chez tous les candidats. Le répertoire et le type d’épreuves vont également dans ce sens. Ce répertoire est imposé et plutôt virtuose et technique dans les premières épreuves, impliquant que les candidats jouent généralement des œuvres identiques facilitant la comparaison, et les épreuves sont plus libres

dans les demi-finales. L’évaluation et les critères de sélection mobilisés par les jurés dépendraient ainsi également du répertoire et du type d’épreuve :

Ich vermute und ich glaube das hängt ein bisschen von dem Repertoire ab das die Kandidaten spielen und das Repertoire ist so gewählt das die Kandidaten wirklich möglichst aus jeder Epoche ein Stück spielen, sodass durch die Auswahl der Stücke wirklich alle Möglichkeiten des Kandidaten gezeigt werden. Ich glaube je nachdem was gerade gespielt wird, wird auf die Technik oder musikalischen Ausdruck mehr geachtet93. (Edmée, organisatrice de concours)

Des critères techniques tels que la virtuosité, la maîtrise techni que, le respect du texte et la capacité à jouer sans erreurs sont attendues dans les éliminatoires.

Puis, dans la suite de « l'interaction94 » qui se développe entre le jury et les candidats, les critères s'individualisent d’autres caractéristiques sont prises en compte, caractéristiques que nous avons identifiées comme relevant de la personnalité, de la musicalité de la personne et comme ayant un rapport avec les émotions95.

93 Je suppose et je crois que cela dépend un peu du répertoire que les candidats jouent et le répertoire est choisi de manière à ce que les candidats jouent si possible une pièce de chaque époque, afin qu’à travers le choix des pièces toutes les possibilités du candidat soient montrées. Je crois que, selon ce qui est en train d’être joué, il est plus tenu compte de la technique ou de l’expression musicale.

94 On pourrait définir cette interaction comme une « interaction à sens unique » puisque le candidat « donne » quelque chose au jury mais (s'il passe les tours successivement), il n'a aucun retour de ce dernier hormis un signe positif qui est celui d'avoir passé un tour.

95 Pierre-Emmanuel Sorignet observe également ce processus d'individualisat ion dans l'analyse des auditions de recrutement de danseurs contemporains , processus dans lequel le chorégraphe accorde de plus en plus d'importance « au comportement, à la voix, au regard et même à l'histoire individuelle et professionnelle du danseur » (Sorignet, 2010, p. 92).