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Les espaces littoraux et leurs représentations

I.1. Aux frontières du réel et de l’idéel

I.1.1. Importance des limites territoriales

« La détermination des limites est primordiale puisqu’elle guide tant le repérage que la démarche d’explication. » (Velasco-Graciet, H., Bouquet, C., et al., 2005, p. 86) Cette importance est telle que « certains sont tout à fait capables de tuer pour elle (sa terre) ! » (Entretiens en Province Nord, 2002 à 2009) et le terme n’est ici nullement exagéré, témoins les événements dramatiques des années 1980 en particulier, mais encore de façon ponctuelle chaque année depuis, comme relatés dans les faits divers de la presse. Cela n’est pas circonscrit aux Kanak, mais également avéré pour les Caldoches ! C’est donc que l’attachement à un territoire, à un espace considéré par ses limites et ses usages, est indispensable tant aux Kanak, qu’aux Caldoches. Cet attachement lié à l’identité ne se retrouve pas chez les Occidentaux, qui préfèrent considérer cela comme une ressource, d’où l’incompréhension des uns et des autres, les Occidentaux au regard des deux autres groupes, les Caldoches envers les Kanak, notamment pour ce qui est des terres revendiquées, et les Kanak entre eux parfois.

Interrogeons-nous sur cette notion de territoire, afin de mieux envisager l’espace et ses limites. Un territoire est un état de nature au sens où Moscovici définit cette notion ; « il renvoie à un travail humain qui s’est exercé sur une portion d’espace qui, elle, ne renvoie pas à un travail humain, mais à une combinaison complexe de forces et d’actions mécaniques, physiques, chimiques, organiques, etc. » (Raffestin, C., 1986). Quant à C. Raffestin, il rattache le territoire à l’homme et à ce qu’il fait de ce qui l’environne notamment lorsqu’il parle de «réordination de l’espace dont l’ordre est à chercher dans les systèmes informationnels dont dispose l’homme en tant qu’il appartient à une culture. Le territoire peut être considéré comme de l’espace informé par la sémiosphère » (Raffestin, C., 1986). Ce territoire n’est donc pas un support neutre.

Celui-ci est souvent délimité par un terme qui le qualifie et/ou le spécifie par rapport à un autre comme nous l’indiquent George et Verger, « espace géographique qualifié par une appartenance juridique : territoire national, ou par une spécificité naturelle ou culturelle : territoire montagneux, territoire linguistique. Implique la reconnaissance de limites. La notion de territoire est associée à celle de frontière. » (George, P., Verger, F., 1996, p.457) La Province Nord en tant qu’espace géographique qualifié par une appartenance juridique (collectivité locale), est de fait un territoire. Ceux des 17 communes formant cette Province également. Nous pouvons à l’intérieur de ces territoires en spécifier d’autres : les territoires montagneux avec la chaîne de

36 montagne qui traverse tout le centre de la Grande-Terre du Nord au Sud sur un peu moins de 400 km, les territoires maritimes tout autour des îles et qui peuvent également avoir des limites juridiques (ZEE, eaux intérieures et eaux territoriales, Aire Marine Protégée [AMP]…) et, dans le cadre de ce travail, les territoires littoraux.

Néanmoins ces territoires peuvent être subdivisés en autant de territoires, comme la définition suivante le laisserait entendre, à savoir « l’ensemble des lieux et de leurs relations », ainsi que le « système de relations qui est un produit social organisé » (Brunet R., Ferras, R., Théry, H., 1993, p. 194). Il y a de ce fait des implications sociales, culturelles et même affectives dans ces territoires. De ce point de vue, la Nouvelle-Calédonie est appelée « Territoire » par les locaux ce qui la différencie de la Métropole et du reste des territoires français d’outremer. En sortant du contexte calédonien, lorsqu’il est fait référence à la Nouvelle-Calédonie, nous parlons « du Pays », en témoignent les étudiants en France lorsqu’ils font référence à un retour « au pays » à la fin de leurs études. Par ailleurs, lorsque nous parlons de « notre Caillou » (cf. glos.) pour la Nouvelle-Calédonie, cela dénote une implication affective liée sans doute à l’aspect de ses sols et à l’importance des mines (ce caillou désignant peut être la garniérite, voire tout autre minerai ayant fait l’histoire minière de la Nouvelle-Calédonie).

À l’intérieur du Territoire, nous opposons souvent « la ville », ou plutôt Nouméa et son agglomération, à « la Brousse », c'est-à-dire le reste du territoire, qui est somme toute plus rural. Pour la compréhension, nous pourrons rapprocher ce qualificatif de celui de campagne en France. Cassan y voit un parallèle avec les Etats africains lorsqu’il dit : « le sous-équipement et la précarité de la vie de l’“intérieur“ de la Nouvelle-Calédonie lui ont rapidement valu le qualificatif de “brousse“, terme usuellement réservé à l’arrière-pays rural de l’“empire“ colonial français en Afrique» (Cassan, J-J., 2009, p. 24). Le terme a été retenu dans l’élaboration d’un colloque Corail tenu en 2007 à Nouméa et qui vient de paraître (Lebigre, J-M. ; Dumas, P. ; et al., 2010), montrant l’importance de cette idée. Toutefois cette expression s’inscrit particulièrement sur la Grande-Terre, moins pour les Îles Loyauté, l’Île des Pins et l’Île Ouen, où la distinction est faite par le terme « île ». Pour les Bélep et les autres îles du Nord toutefois, les deux expressions se retrouvent, tout dépend du contexte dans lequel nous en parlons. Depuis Nouméa et la Province Sud, elles sont en Brousse, mais pour les communes plus au nord (Koumac, Poum, Ouégoa, Pouébo) ce sont avant tout les « îles » du Nord et des Bélep.

Les urbains vivant « en ville » sont qualifiés de « gens de la ville » ou de « capitalistes » (car vivant dans la capitale), quant aux ruraux habitant « en brousse », ils sont appelés les « broussards » et ceux qui habitent aux « Îles », les « îliens ». Cette appellation est faite par les Occidentaux ou ceux de la ville et s’attache surtout au contexte physique, naturel, à savoir l’île. Autrement, nous retenons particulièrement la désignation « gens des îles », en tenant compte de la traduction littérale des langues vernaculaires au nord. La nuance est réelle quoiqu’elle puisse

paraître invisible et s’attache à l’affect des populations vivant sur une île. Encore que, au regard des continentaux, l’ensemble de ceux qui vivent en Nouvelle-Calédonie sont des « îliens » ! Nous avons tenté de présenter la délimitation de ces territoires en terme de représentation de façon schématique dans la figure suivante.

Ainsi, « le territoire résulte d’un concours d’acteurs ancré dans un espace géographique délimité. Même si la frontière peut être floue et provisoire9 » (Pecqueur, B., 2008). En Province Nord, le concept de territoire revêt donc bien un sens pluriel, lié aux diverses populations et à leur culture. L’histoire de leur implantation joue un rôle prépondérant, quant à la perception de l’espace de chacun d’entre eux, définissant par là même, des territoires à l’intérieur de l’espace provincial établi juridiquement (donc fixe). Les territoires ou encore « espaces-temps » sont ainsi le produit des sociétés. « Vivant en société, les hommes s’inscrivent dans l’espace. Par leurs itinéraires, en fonction de leurs positions sociales et du jeu de leurs rapports sociaux et spatiaux, au gré de leurs représentations ils l’humanisent et le socialisent» (Di Méo, G. ; Buléon, P. ; et al. 2005, p.12).

Afin de comprendre de tels rapports socio-spatiaux, nous nous arrêterons sur une première triple réalité des espaces considérés en Province Nord, même si derrière elle, les espaces se subdivisent encore par les relations que les uns et les autres entretiennent avec leur territoire. Nous n’entrerons pas dans cette complexité des territoires, que nous retrouvons particulièrement avec l’analyse des réseaux (par les généalogies dans le monde kanak) en termes sociologique ou anthropologique, même si cet aspect sera évoqué lorsque nous aborderons, plus loin, les perceptions des groupes Caldoches et Kanak vis-à-vis de leur territoire et notamment pour des littoraux. En effet, il existe une « multidimensionalité des enjeux » (Lemeur, P-Y., 2009) liés aux territoires. Cette complexité se retrouve tant dans les identités et les sens, que dans les aspects économiques et politiques, voire dans les rapports de gouvernance. Retenons qu’un premier point s’attachera aux frontières définies juridiquement avec les perceptions et le sentiment d’appartenance des uns et des autres vis-à-vis de ces territoires, et qu’un deuxième et troisième définiront dans les grandes lignes, la vision des groupes Caldoches et Kanak sur leurs territoires.

9 Extrait des ateliers sur la « Ruralité et le Développement Durable en Nouvelle-Calédonie » organisé du 27 au 30 octobre 2008 par la Province Nord, l’IAC et l’UNC. Les actes seront réalisés ultérieurement.

38 Figure n° 2 : Les limites perçues des territoires en Nouvelle-Calédonie