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Entre barrières matérielles et naturelles

Les espaces littoraux et leurs représentations

I.1. Aux frontières du réel et de l’idéel

I.1.3. Entre barrières matérielles et naturelles

Photo n° 1 : Tribus ou quartiers, Baie de Waala à Bélep

Photo n° 2 : Propriété entourée de barbelés, plaine littorale de Ouaco à Kaala-Gomen

Cliché n° 1, Carliez, D., 26/01/2010. Cliché n° 2, Bodmer, S. 28/08/2010.

Sur la photo n° 1 les espaces ne sont pas séparés par des éléments matériels, comme c’est le cas sur la photo n°2 où nous avons simplement numéroté les barrières (horizontales) jusqu’à neuf séparations ou « run ».

46 La première photo présente les espaces de vie des Kanak de Bélep. Nous observons qu’aucune séparation matérielle ne délimite les espaces de vie entre eux et au sein des tribus. D’ailleurs, il paraît même difficile d’y voir une séparation entre les tribus ou quartiers contigus (selon l’appellation et la référence au village de Waala en tant que chef-lieu de la commune). Sur ces territoires où maisons, champs (cf. glos.), épicerie (magasin), routes, sentiers, végétation se partagent l’espace, tout apparaît bien confus à l’œil non averti. Toutefois, des logiques de répartition dans l’espace répondent à des délimitations coutumières selon les clans. Signalons aussi que contrairement aux autres chefferies des îles (Loyauté et Île des Pins), l’espace de la chefferie (au centre de la photo, où l’espace est dénué d’arbre) n’est pas ostentatoire ou délimité par un quelconque artifice matériel ou une immense bâtisse (seulement une case modeste). Les perceptions sur ces espaces sont relatées plus loin.

De façon quasiment opposée, la seconde photo présente les territoires des Caldoches. La matérialité de la limite est concrétisée par une barrière de fils barbelés descendant souvent jusqu’à la mer. Notons que cette délimitation est faite selon l’usage (élevage…). Mais, même lorsqu’il y a une déprise de l’agriculture ou qu’il n’y a pas d’élevage ou de culture, ces terroirs qualifiés de « propriété », sont bien souvent clôturés. Leurs usages sont donc bien souvent orientés vers la terre, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de prélèvement littoral côté mer. Mais leur vision « maritime » du littoral s’attache au droit français de libre usage à tous (bien que leur barrière atteigne bien souvent la mer), même s’ils tiennent bien souvent compte des espaces et usages kanak (ex. Oundjo Voh). D’ailleurs pour certains d’entre eux qui habitent également dans le centre, la propriété est vue comme un espace plus « sauvage », plus libre, vis-à-vis de l’autre plus confiné, d’où également l’affect accordé à celui-ci. Autrefois, la crainte vis-à-vis des Kanak était souvent réelle, d’où aussi cette frontière à la fois matérielle et idéelle, entre deux mondes aux fonctionnements différents. Aujourd’hui la crainte s’est transposée à la crainte de perdre du bétail ou du cerf, par braconnage. Les auteurs de ces méfaits étant autant Kanak que caldoches.

Le schéma suivant (fig. n° 3) propose une lecture de l’espace à Waala, permettant de décrypter partiellement les lieux entre « espace public » (Mairie…) et « espace privé ». Retenons toutefois que pour l’ensemble de la Province Nord, les territoires kanak sont rarement délimités par des barrières, à l’exception des zones d’élevage de bovins en particulier, chez certains (peu nombreux), ou dans le cas où les chevaux en liberté sont un problème pour les espaces de vie et les cultures vivrières. Des haies d’arbustes ou de fleurs sont souvent considérées comme des délimitations sommaires, un « paravent à l’intimité familiale » (la maison et sa cour), même si elles sont avant tout prévues pour embellir les jardins ou les espaces à proximité des maisons. La Côte Est en est particulièrement pourvue. Cela tend de plus en plus à changer, compte tenu des tensions sous jacentes entre les lignages, par manque de terre dans les espaces que délimitent administrativement les tribus. Dans d’autres cas, les barrières sont présentes sur des territoires

entre des clans déplacés par la colonisation et des clans sur les terres desquelles on les a emmenés. Mais bien souvent, on préférera défendre ses limites au fusil ou à la hache, plutôt qu’avec une barrière. La présence de ces limites artificielles traduit-elle un manque d’unité ou de cohésion au sein des groupes Kanak aujourd’hui ? Cette évolution dans la perception dénote sans aucun doute une autre vision de l’espace, que le lieu de vie ou de représentations des clans en présence, à savoir un rapport économique en tant que ressource.

Figure n° 3 : Organisation des territoires (tribu ou quartier) de Waala aujourd’hui

Source : ADRAF 2004 ; Observations de terrain, Bodmer, D. 2009 ; réalisation Bodmer, D., 2010

Ces limites tant artificielles que « naturelles » délimitent et organisent un territoire que le construit idéel légitime. Certes la nature peut également devenir une limite matérielle d’un territoire, par exemple la mer, l’île, une rivière, une haie de fleur, tel arbre ou tel rocher… Initialement dans le monde kanak, il n’existait pas de marques artificielles à la limite entre les territoires des clans, que des personnes extérieures pouvaient voir. « On savait que toi par

48 exemple avec le nom que tu portes, ta terre allait de tel arbre à tel côté de la rivière, pour un autre de tel caillou à tel endroit de la plage, ou pour d’autres à telle embouchure et ainsi de suite…il n’y avait pas de barrière comme chez les blancs ! »(Entretiens en Province Nord, 2002 à 2009). Chaque clan avait son territoire, dont les limites étaient « naturelles » et chacun savait les limites à ne pas dépasser pour s’implanter ou faire son champ.

À l’instar de M-C. Fourny, posons-nous la question de l’objet « nature » comme servant de lien à la mise en relation d’espaces. « En quoi contribue-t-il à la représentation du lien ou de l’unité ? Quelles idéologies, valeurs ou significations sont-elles mises à contribution dans les relations transfrontalières, et lui confèrent une capacité “relationnelle” ? » (Velasco-Graciet, H., Bouquet, C., et al., 2005, p. 98). La capacité de cet objet « nature » à « faire » territoire dans le monde kanak est liée à ses valeurs symboliques et idéelles (Bodmer, D., 2005) lui permettant d’organiser et de légitimer un territoire. Il révèle un type de territoire où la limite naturelle, matérialisée par tel arbre, tel ruisseau ou tel récif (fig. n°4), bien qu’étant une limite pour chacun des clans contigus, n’est pas un obstacle à la liberté des personnes, si une « autorisation préalable » ou un « consentement » est donné. Bien souvent cela se fait de façon naturelle (spontanée). Toutefois, un interdit formel pour un lieu peut exister dans un « territoire coutumier » (cf. glos.), c’est ce qu’il est commun d’appeler un « lieu tabou » (cf. glos.). La limite naturelle apparaît ainsi comme une inscription dans l’espace d’un construit culturel et social, participant de la construction idéelle du territoire. Comme l’indique M-C. Fourny, les découpages de la nature deviennent ainsi les ordonnateurs de la catégorisation fondant l’organisation du monde social (Velasco-Graciet, H., Bouquet, C., et al., 2005, p. 102).

Selon l’organisation d’une chefferie, chaque clan a son territoire défini où les limites sont matérialisées par un élément de la nature comme le schéma suivant le montre :

Légende :

Organisation coutumière : la chefferie se divise en clans, lignages et lignées. Chaque clan a un territoire délimité selon des éléments de la nature. Cela peut être un arbre, un rocher, un cours d’eau, comme c’est le cas sur cette illustration. Sur ces territoires, il existe des lieux interdits, c'est-à-dire « tabou », où personne n’a le droit de se rendre. Ou alors seule une partie d’un clan peut y accéder. Parfois l’interdit ne s’applique qu’aux femmes, voire uniquement pendant une période, comme par exemple au moment de leurs règles. A contrario l’interdit peut être levé partiellement pendant une période afin de faire une grande pêche sur des récifs réservés (tabous) par exemple…

Figure n° 4 : L’organisation coutumière précoloniale et ses territoires

Source : Végétation tropicale, Lemoigne, N. ; réalisation Bodmer, D., 2010

À une autre échelle spatio-temporelle ensuite, les territoires se démarquent par l’idéologie et la politique. Les bouleversements de la colonisation et l’histoire calédonienne ont introduit dans l’espace des frontières institutionnelles (Province Nord) et administratives (communes, "réserves autochtones" ou tribus) ainsi que des propriétés privées matérialisées par des limites artificielles (barrières avec des lignes barbelés), s’accompagnant d’une batterie de lois et de droits à laquelle la société kanak a dû s’adapter. Avec ces limites, un certain nombre de contraintes ont été associées aux territoires. Citons par exemple le fait d’être obligé de rester dans la réserve (les couvre-feux…), pendant que l’administration coloniale accordait des libertés plus grandes aux colons propriétaires de grandes parcelles d’élevage, notamment sur la Côte Ouest, et des parcelles de plantations sur la Côte Est.

50 Les territoires tribaux ressentis initialement comme une contrainte aux libertés des Kanak sont aujourd’hui envisagés comme un lieu de refuge, de liberté, vis-à-vis des contraintes liées au système actuel basé sur l’économie avant tout, et la réussite par la scolarité. Ces territoires sont aussi considérés comme des lieux où s’exercent l’autorité coutumière et sa gestion, face au droit français. De plus, le caractère inaliénable des terres, qui au départ se voyait comme une privation des droits d’un homme, a ensuite été regardé comme une protection du bien de la collectivité, vis à vis du désir individuel et des grignotages extérieurs.

Récemment toutefois, pour les acteurs politiques et économiques, la législation et les contraintes accompagnant ces territoires sont apparues comme un « frein au développement économique » (Entretiens en Province Nord, 2002 à 2009). Cela est d’autant plus réel lorsque la plupart des terres communales ont ce statut. Cela est spécialement le cas à Bélep et Houaïlou où « la commune ne peut rien envisager comme projet et c’est le cas également pour n’importe quel investisseur ! À moins qu’en tant que Kanak « propriétaire », avec un minimum de fonds ou d’aide, il décide d’entreprendre » (Entretiens en Province Nord, 2002 à 2009). Mais est-ce réellement un problème pour les 17 communes, lorsque nous envisageons le statut foncier de l’ensemble des terres d’une commune (cf. chap. 6) ?

Ils sont a contrario estimés par le plus grand nombre comme des lieux de liberté (sous l’autorité des chefs) où « tout le monde s’il veut, peut développer un projet économique. C’est pas interdit ! Sauf si y a des jalousies et que les mecs ou les chefs de clans mettent le ola. C’est sûr que de toute façon ce sera plus difficile si c’est une femme, mais si tout le monde est d’accord, c’est possible !» (Entretiens en Province Nord, 2002 à 2009)

Cette liberté peut transformer dans bien des cas, ces territoires en espace « d’illégalité » où se développe une économie parallèle. « Tu sais la « carte verte » (plantation et trafic de cannabis) ça marche mieux à la tribu, parce que les flics y rentrent pas chez nous ou c’est rare. Après on peut descendre à Nouméa pour écouler le stock !» (Entretiens en Province Nord, 2002 à 2009) Ces espaces prolifèrent d’autant plus que les territoires sont grands et distants des centres, et que les pouvoirs coutumiers sont laxistes. Cela n’est pas le cas partout.

Quoiqu’il en soit, sur les territoires communaux de la Province ainsi délimités (fig. n°5), comment définir les limites tant matérielles qu’idéelles des territoires littoraux ? Et que deviennent les « territoires coutumiers » d’avant la colonisation ?

Figure n° 5 : Organisation des espaces communaux de la Province Nord Conception 2009, réalisation, Bodmer, D., 2010

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