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Implications des violences sur l’activité professionnelle des enseignants

5. Présentation et discussion des résultats

5.3. Implications des violences sur l’activité professionnelle des enseignants

Dans cette partie, nous montrons en quoi le vécu de situations de violence impacte l’activité professionnelle des enseignants spécialisés. Effectivement, nous mettons en évidence ce que les situations de violence produisent sur l’activité pédagogique, didactique et collaborative des enseignants, et nous tentons également de comprendre pour quelle raison les enseignants opèrent ces modifications dans leur activité.

5.3.1. Un ajustement aux violences

Notre canevas d’entretien a été conçu de façon à aller chercher à documenter auprès des enseignants le détail de leur activité professionnelle suite à des incidents qualifiés de violents. Contrairement à ce que nous pensions initialement la plupart des enseignants n’ont pas le sentiment de changer leur façon d’être avec leurs élèves. En revanche, ils admettent effectuer un travail d’ajustement lors de l’accomplissement de leurs tâches afin de faire face aux violences et éviter que des situations similaires se reproduisent. En effet, les professionnels disent prendre un certain nombre de précautions et effectuer des ajustements afin d’éviter que les élèves violents réitèrent leur comportement. L’activité des enseignants est donc modifiée à différents niveaux et à différents moments, dans le but de limiter les comportements violents des élèves. Tout d’abord, nous observons que certains enseignants ajustent leur planification en amont à titre préventif. Ils ajustent également les modalités de travail, le temps de travail et d’autres aspects en vue d’éviter d’activer des émotions et/ou des réactions négatives chez les élèves. Ces ajustements s’opèrent soit directement en situation pendant le temps d’enseignement, soit en amont lors de la planification. Par ailleurs, certains enseignants interviennent aussi sur l’organisation même de la structure scolaire pour trouver des solutions, c’est le cas de l’enseignante 8 qui affirme que les décloisonnements au sein de l’école ont été annulés afin d’éviter les violences entre élèves. Pour la plupart des enseignants interrogés, le travail d’équipe semble aussi central pour faire face à ces situations. Bon nombre d’enseignants déclarent faire appel au relais de leurs collègues lorsque la gestion de certaines situations s’avère trop difficile.

5.3.2. Activité déployée par les enseignants spécialisés face aux violences

Nos données montrent que les enseignants opèrent différents ajustements qui visent à faire face à la situation et éviter de nouveaux comportements violents. Afin de rendre compte plus précisément des ajustements qui sont opérés, nous proposons de recenser, puis de

catégoriser dans un tableau les différents ajustements déclarés par les enseignants spécialisés pour faire face aux violences (voir tableau n° 10). Les différentes catégories proposées dans ce tableau émergent directement de nos données. En effet, après avoir recensé les différents ajustements déclarés par les enseignants nous nous sommes aperçus qu’en référence au modèle de l’enseignement développé par Pelgrims (2012), trois dimensions de l’activité déployées par les enseignants lorsqu’ils accomplissent leurs différentes tâches ressortaient avec récurrence. Il s’agit de l’activité pédagogique, de l’activité didactique et de l’activité collaborative.

Tableau 10 : Activité déployée par les enseignants spécialisés face aux violences

Activité pédagogique Activité didactique Activité collaborative Mettre plus de soin dans

Ne pas rester trop longtemps sur une même tâche, alterner avec de la manipulation.

Modalité de travail : on privilégie le travail individuel.

Ce tableau nous apprend que la dimension de l’activité des enseignants qui est la plus touchée par les situations de violence est l’activité didactique.

En effet, comme nous avons pu le voir, face à une situation violente les enseignants ont tendance soit à modifier leur activité sur le plan didactique et pédagogique, soit à s’appuyer

sur l’équipe en faisant appel notamment au relais des collègues. Néanmoins, nous

constatons que la plupart des ajustements concernent le niveau didactique et collaboratif.

Nous prenons le parti, pour ce travail, de ne pas revenir sur chacun des items présentés dans le tableau, mais plutôt de dégager les grandes tendances de l’activité qui est déployée par les enseignants face aux violences.

Ce que l’on constate immédiatement c’est que ces ajustements dont nous font part les enseignants sont organisés en trois temps : les ajustements a priori (anticipation), les ajustements en situation d’enseignement-apprentissage, et les ajustements a posteriori que nous appelons aussi dans le cadre de ce travail « l’activité régulée a posteriori ».

5.3.3. L’ajustement en situation d’enseignement-apprentissage

Le premier type d’ajustement dont nous font part les professionnels est l’ajustement en situation d’enseignement-apprentissage. Il est vrai que parmi les enseignants interviewés, la plupart déclarent opérer des ajustements en situation d’enseignement-apprentissage, directement à la suite de l’incident violent. Ces enseignants disent s’ajuster dans l’immédiat afin que l’élève puisse continuer à suivre la leçon et ne pas entrer à nouveau dans des comportements violents. En effet, la grande majorité des enseignants déclarent modifier leur activité pour permettre à l’enfant de se calmer, de ne plus être violent et de pouvoir rester avec les autres élèves. C’est ce qu’affirme par exemple l’enseignante 3 :

J’aménage l’activité7 pour que lui puisse la faire ou je suradapte pour être sûre qu’il reste là. Parce que j’ai quand même envie qu’il apprenne quelque chose, parce que j’ai quand même envie que les journées se passent bien, pour lui, pour moi, pour tout le monde. (ENS. 3)

Nos données montrent donc que les enseignants cherchent à maintenir la situation d’enseignement quitte à baisser leurs exigences, modifier légèrement l’objectif ou encore diminuer le nombre de tâches à réaliser.

5.3.4. L’anticipation en amont et pendant la séance d’enseignement-apprentissage

L’anticipation est un point central dans le discours des enseignants interviewés.

Effectivement, 7 enseignants sur 9 évoquent l’anticipation et insistent sur l’importance de tout anticiper avec les enfants qui peuvent se montrer violents au travers de leurs comportements. En effet, un travail d’anticipation est nécessaire selon les enseignants pour prévoir ce qui, dans l’activité qu’ils proposent, serait susceptible d’activer les comportements perçus comme violents de l’élève et ainsi prévoir des ajustements ou des moyens en amont. A ce propos, l’enseignante 1 estime que pour éviter de « perdre l’élève

7 L’ « activité » est comprise ici comme la tâche scolaire proposée à l’élève lors de la séance d’enseignement.

on doit anticiper tout le temps ». L’enseignante 2 affirme quant à elle : « j’aimerais pouvoir des fois sentir le moment où ça va switcher pour anticiper ce moment-là, attraper l’élève et éviter que ça parte dans la violence » (ENS. 2).

Ici, nous constatons également que le but des enseignants est de préserver la situation d’enseignement indemne et de ne pas perdre le contrôle de celle-ci. Effectivement, il semblerait que les ajustements déployés par les enseignants ont pour objectif d’éviter que l’élève « pète » (entre en crise) à nouveau.

5.3.5. L’activité régulée a posteriori

Un autre type d’ajustement qui est opéré par les enseignants est un ajustement a posteriori.

Certains enseignants modifient leur enseignement et leur façon d’enseigner lorsqu’ils travaillent avec certains élèves avec lesquels ils ont déjà vécu des expériences de violences.

Effectivement, le vécu répété de situations de violence avec un même élève fait que les enseignants développent des stratégies et modifient durablement leur activité pédagogique et didactique afin que celle-ci soit adaptée à l’élève. En effet, les situations de violence semblent activer une réflexion, puis la mise en place de mesures visant à prévenir l’apparition de nouveaux comportements violents.

5.3.6. L’activité d’enseignement empêchée

Plusieurs enseignants de notre échantillon nous font part de leur difficulté à enseigner avec des élèves violents. Ces derniers expliquent même qu’ils voient parfois l’enseignement passer au second plan au profit d’un travail sur la gestion des comportements. Dans ce genre de situation, les enseignants peinent à donner du sens à leur activité.

Il est vrai que pour certains les périodes d’enseignement se trouvent fortement réduites. Le témoignage de l’enseignante 3 est très intéressant à ce propos, puisqu’elle montre combien son enseignement et même, son identité d’enseignante se voient modifiés par les situations de violence. En effet, pour faire face à la violence de certains élèves, les enseignants sont parfois amenés à devoir limiter considérablement leur activité d’enseignement. Comme nous l’avons relevé précédemment, le but étant de limiter ces comportements violents et maintenir au maximum le contrôle sur la situation, les enseignants investissent beaucoup de leur énergie dans ces situations au détriment de l’enseignement. C’est ce qu’exprimer l’enseignante 3 lorsqu’elle dit :

Je faisais quand même mes séquences d’enseignement, mais j’étais quand même beaucoup prise par le fait de… enfin une grande partie de mon énergie était prise par le fait d’aménager, de tout aménager pour que tout se passe bien avec cet enfant. (ENS.3)

5.3.7. Les exigences didactiques et pédagogiques à l’épreuve des violences

Les enseignants ont été invités dans le cadre des entretiens à nous dire s’ils avaient augmenté, maintenu ou diminué leurs exigences didactiques et pédagogiques suite à la situation de violence qu’ils nous ont décrite. L’objectif était de voir dans quelle mesure les enseignants adaptaient leur niveau d’exigences pour faire face aux situations de violence.

Les résultats que nous avons obtenus laissent apparaître certaines tendances et sont présentés dans le tableau suivant :

Tableau 11 : Evolution des exigences didactiques et pédagogiques en fonction des violences vécues ENS.1 ENS.2 ENS.3 ENS.4 ENS.5 ENS.6 ENS.7 ENS.8 ENS.9 Exigences

didactiques

¯ ¯ ¯ ¯ = = = = ¯

Exigences

pédagogiques

¯ ­ ¯ ¯ = = = = =

Légende : ¯ (diminue) ; ­ (augmente) ; = (maintenu)

Pour commencer, nous remarquons que la plupart des enseignants déclarent diminuer leurs exigences didactiques (5 sur 9) et que 4 déclarent les maintenir, après avoir vécu une situation de violence. En ce qui concerne les exigences pédagogiques, on constate que les réponses sont plus mitigées. En effet, 3 enseignants sur 9 déclarent diminuer leurs exigences pédagogiques et 5 enseignants affirment les maintenir au même niveau.

Les résultats obtenus nous apprennent donc que les enseignants ont plus tendance à diminuer leurs exigences didactiques que leurs exigences pédagogiques suite à des situations vécues comme violentes. En effet, sur les 9 enseignants interviewés, 5 disent avoir maintenu leur niveau d’exigence pédagogique et seulement un enseignant déclare avoir augmenté son niveau d’exigences. Il semble donc que pour ces professionnels, s’il est important de rester ferme sur les exigences pédagogiques et de garder le cadre, il n’est pas forcément nécessaire de les accroître pour autant.

En revanche, les enseignants reconnaissent être plus flexibles sur les exigences didactiques et les diminuer pour éviter que des comportements violents soient déclenchés. Si l’on observe le tableau, 5 enseignants sur 9 disent avoir diminué leur niveau d’exigence didactique. Tout le reste affirme avoir maintenu son niveau d’exigences.

Enfin, il convient déjà de préciser que la diminution des exigences didactiques est rendue possible par le contexte d’enseignement dans lequel ces enseignants déploient leurs tâches d’enseignement. En effet, comme nous l’avons mis en évidence dans notre cadre théorique en institution les enseignants bénéficient d’une liberté de programme qui rend possible la diminution, momentanée ou prolongée, des exigences didactiques pour les élèves pour qui le comportement s’avère difficile.

5.3.8. Discussion des résultats

Les résultats que nous venons de présenter attestent du fait que les violences vécues par les enseignants impactent leur activité momentanément ou durablement. Comme nous l’avons montré, l’activité des enseignants est impactée au niveau didactique, pédagogique et collaboratif.

Ce que nous remarquons également, c’est que l’activité des enseignants face aux violences consiste en un ajustement à la situation. Nos données montrent que celle-ci a pour objectif premier de rétablir la situation d’enseignement-apprentissage. En référence à l’approche interactionniste et située des faits d’enseignement spécialisé développée par Pelgrims (2001, 2006, 2009), nous considérons que les enseignants déclarent faire face en institution spécialisée à des situations perçues comme éminemment violentes et qu’ils doivent s’ajuster in situ pour travailler malgré ces violences et assurer leur double mission à la fois didactique et pédagogique, c’est-à-dire proposer des enseignements, tout en tenant son groupe et en assurant des conditions optimales pour leurs élèves.

Nos données nous permettent également de mettre en évidence le fait que les ajustements opérés par les enseignants sont rendus possibles par le fait que ces derniers exercent en contexte d’institution. Conformément, au modèle des libertés et contraintes contextuelles et situationnelles, Pelgrims (2001, 2006, 2009) a montré qu’il existait certaines contraintes propres à l’enseignement en contexte spécialisé auxquelles les enseignants doivent s’ajuster. A ce propos, nos données rendent compte du fait qu’en contexte d’enseignement en institution spécialisée, la plupart des enseignants effectuent des ajustements sur le plan didactique. Ces différents ajustements sont rendus possibles par le fait que les enseignants jouissent dans ce contexte d’une liberté de programme, de réussite et de rendement, qui leur permettent d’interrompre ou de différer un enseignement à plus tard, ou encore de diminuer la difficulté d’une tâche, au profit du maintien de l’ordre dans sa classe. L’une des enseignantes montre clairement ce lien entre contexte d’enseignement, libertés-contraintes de fonctionnement et activité déployée lorsqu’elle affirme à propos des écoles de pédagogie spécialisée :

On peut prendre le temps, chose que l'on ne peut pas avoir en regroupement, qu'il n'y a plus maintenant, en CLI. On a moins de temps en CLI ou on a moins de force. Ici, on a toujours un

éducateur avec un enseignant, ce qui fait que même si un enfant est en crise, bah, l'éducateur va prendre les autres. (ENS. 8)