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5. Présentation et discussion des résultats

5.2. Vécu des violences par les enseignants spécialisés

5.2.1. Emotions suscitées par les situations de violence

Nos données montrent que les violences vécues peuvent activer chez les professionnels toute une série d’émotions et que ces émotions varient d’un enseignant à l’autre parce qu’ils ont des façons différentes de vivre les violences. D’après nos données, cela dépendrait entre autres de la sensibilité respective de chacun des professionnels, comme l’affirme

l’enseignante 1 « la sensibilité de chaque personne est différente et on ne va pas vivre la violence de la même manière, on ne va pas la décrire de la même manière » (ENS. 1).

Cette même enseignante estime aussi que la personnalité de chacun joue un rôle important et détermine en grande partie la sensibilité face aux violences. Elle affirme à ce sujet :

Moi je pense qu’il y a une part de personnalité. C’est qu’il y a des gens, jamais… enfin… je pense qu’il faut de tout mais je pense vraiment et moi je le vois en tant que responsable aussi. Il y a des personnes malgré toute l’expérience possible ça sera jamais leur truc de gérer une crise et ce n’est pas grave en fait. Ça les impactera trop émotionnellement. (ENS. 1)

Il est vrai que nous avons échangé avec des enseignants pour qui la violence pouvait générer de la tristesse, de la peine et même des pleurs (ENS. 2), tandis que pour d’autres ils affirmaient être en mesure de se défaire de ces émotions (ENS. 1).

Dans la figure suivante, nous proposons de lister les émotions qui ont émergé de nos entretiens en indiquant la fréquence à laquelle celles-ci sont apparues. Cela permet de rendre compte des émotions suscitées par les situations de violence et surtout d’identifier celles qui sont les plus présentes.

1) Note : nous appelons « émotions » tout ce qui se rapporte aux états émotionnels et aux sentiments des enseignants.

2) L’axe vertical indique le nombre d’enseignants ayants mentionné ressentir les différentes émotions.

Figure n° 4 : Émotions suscitées par les situations de violence

La figure ci-dessus montre combien les enseignants sont touchés par les situations de violence. Sans entrer dans le détail de chacune de ces émotions, cette figure met surtout en évidence la colère et la peur comme étant deux émotions fortement suscitées chez les

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Emotions suscitées par les situations de violence

Colère Peur Impuissance Stress Mal-être

Désemparé Empathie Inquiétude Culpabilité Tristesse

Peine Calme Incompréhension Déception Injustice

Blessé Humiliation

enseignants. L’impuissance, le stress, le mal-être, le sentiment d’être désemparé face à ces situations et l’inquiétude comptent aussi parmi ces émotions qui sont relativement fréquentes.

D’autres émotions plus inattendues pour nous sont mentionnées par les professionnels.

C’est le cas de l’empathie qui apparaît à deux reprises, chez deux enseignants différents.

Effectivement, il semblerait que pour ces enseignants, les situations de violence vécues ont renforcé l’empathie qu’ils avaient pour l’élève et même renforcé leur lien avec celui-ci.

L’enseignante 1 l’exprime clairement en faisant référence à une situation de crise vécue, qui a renforcé son lien avec l’élève. Elle dit à ce propos :

Je pense que ça a encore plus impacté mon empathie avec cet enfant. Ça n’a pas du tout fait l’effet de rejet, c’est ça qui me touche encore plus parce que je me dis qu’il va encore plus mal que… je savais qu’il allait mal… mais en l’ayant vu dans cet état vraiment de perdition totale, avec des envies suicidaires, des choses très dures… Je me suis encore plus dit, mais il va tellement mal…

vraiment. (ENS. 1)

Il est intéressant de voir que les violences n’entraînent pas uniquement des émotions négatives et qu’elles peuvent, dans certaines circonstances, rapprocher l’enseignant et l’élève. Le lien qu’entretient l’adulte avec l’élève semble jouer un rôle important dans le déclenchement de cette empathie en situation de violence. Nous le verrons par la suite plus en détail.

Deux enseignantes font part d’une autre émotion à laquelle nous ne nous étions pas attendus, il s’agit du sentiment de culpabilité. En effet, ces enseignantes nous ont fait part de la culpabilité qu’elles ressentent vis-à-vis des autres élèves lorsqu’un élève se montre violent et que les autres élèves sont amenés à voir la scène. Il semblerait que ces enseignantes se reprochent de ne pas avoir su ou pu empêcher l’incident et éviter aux élèves d’assister à cela. L’une de ces enseignantes affirme à ce propos : « on a aussi un sentiment de culpabilité vis-à-vis du reste du groupe parce qu’on sait qu’ils sont partis en voyant ça en fait » (ENS. 1).

Enfin, nous remarquons que les situations de violence mettent les professionnels dans un état d’impuissance. En effet, les enseignants 1,4,7 et 9 font part de leur sentiment d’impuissance face à certaines situations. Comme l’affirme d’ailleurs l’enseignante 9, ce sentiment s’accompagne d’un sentiment de frustration lié au fait qu’il y a certains problèmes qu’ils ne sont pas en mesure de régler. Elle affirme : « C'est vraiment le côté impuissant et parfois, t'aimerais bien avoir une baguette magique pour dire "aller on guérit un peu tout ça.

On améliore ce sentiment de frustration", mais c'est compliqué » (ENS. 9).

En ce qui concerne la nuance entre le ressenti à court, moyen et long terme, il semble que les professionnels passent pour une grande majorité à autre chose le/ les jours après l’incident (moyen terme) et que l’ensemble des enseignants passe complètement à autre chose sur le long terme. Cela serait essentiel selon les professionnels pour parvenir à

continuer à effectuer correctement son travail. Certains disent combien il est contre-productif de garder des contre-affects vis-à-vis des élèves, d’autant plus que pour la plupart, le jour suivant ou plus tard ils oublient ce qu’ils ont fait et ce pour quoi ils ont été punis.

Certains enseignants disent ne plus ressentir ni de la colère, ni de la peur après avoir vécu une situation de violence. En revanche, certains affirment, comme l’enseignante 2 « j’ai plus cette peur ni ce sentiment d’être fâchée ou en colère, mais c’est plus j’ai une sonnette d’alarme qui s’est mise en route et du coup, je suis plus attentive à lui. Je sens que je suis encore plus attentive à ce qui peut se passer » (ENS. 2).

Pour passer à autre chose les enseignants disent combien il est important de discuter en équipe, mais aussi qu’il y ait une réparation de la part de l’élève. L’enseignante 1 affirme qu’il est important de ne pas prendre les choses sur soi pour passer à autre chose.

Dans le tableau suivant, nous allons recenser les émotions et sentiments suscités chez chacun des enseignants à court, moyen et long terme. Ainsi, nous pourrons rendre explicite le cheminement par lequel les enseignants parviennent ou non à se défaire émotionnellement des violences vécues.

Tableau n° 9 : Emotions suscitées à court, moyen et long terme chez les enseignants spécialisés Emotions suscitées par les

situations de violence Court terme Moyen terme Long terme

Colère X X X X X X

Peur X X X X X X

Mal-être X X X

Désemparé

Empathie X X

Inquiétude X X

Stress X X X

Calme X X

Culpabilité X X X X

Incompréhension X

Peine X X

Déception X

Tristesse X X

Injustice X

Blessé X

Impuissance X X X

Humiliation X

Légende : chaque croix [X] fait référence à une occurrence de l’émotion. Les couleurs permettent de distinguer les différents enseignants.

Ce qui ressort assez clairement de nos données, c’est que les enseignants ont tendance à ressentir davantage d’émotions à court terme, c’est-à-dire dans l’immédiat. Puis, on remarque que sur le moyen et le long terme, les émotions ressenties et évoquées par les enseignants tendent à disparaître. Cela témoigne du fait que les enseignants opèrent un travail personnel ou en équipe leur permettant de passer à autre chose. Nous pouvons déjà dire que certains enseignants s’appuient sur l’équipe pour faciliter ce cheminement de la tension, vers le calme, c’est ce qu’évoque l’enseignant 5 lorsqu’il affirme :

Après, il y a ces temps qui sont importants de retour à l'équipe, ces moments de briefing, débriefing dans la journée. Le matin et en fin de journée. Ça, c'est des moments importants parce que… de pouvoir déposer là où il y a eu vraiment des choses qui étaient quand même lourdes.

(ENS.5)

Nous supposons également que les professionnels opèrent un travail d’autorégulation de leurs émotions pour parvenir progressivement à prendre de la distance avec certaines émotions qui les mettent dans un état d’indisponibilité psychique.

Néanmoins nous ne disposons pas de données nous permettant de dire quel travail est effectué personnellement dans l’esprit des enseignants.

Nous constatons également au niveau du type d’émotion que ce sont surtout la peur, la colère, le stress et le sentiment d’impuissance qui sont suscités dans un premier temps et qu’ensuite il s’agit plus d’émotions montrant qu’un travail de réflexion s’opère et que certains enseignants ont tendance à ressasser les évènements. Ces derniers vont par exemple entrer dans une forme de culpabilisation et d’incompréhension. En effet, certains enseignants vont continuer à revenir sur ces incidents et les questionner.