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CHAPITRE 2 : COMPRENDRE LES DYNAMIQUES AGRICOLES DES REGIONS

A. Une recherche exploratoire et interdisciplinaire

2. Les implication thématiques du problème

a) Pour une étude interdisciplinaire et contemporaine des modes de subsistance des populations amérindiennes d’Amazonie

De nombreux travaux de recherche ont été consacrés à l’agriculture pratiquée par les populations des forêts tropicales. En Amazonie, les études ethnographiques ont décrit des stratégies adaptatives face à un milieu contraignant fondées sur un ensemble d’activités de subsistance complémentaires. Les auteurs montrent qu’elles sont accompagnées d’une grande diversité des pratiques qui témoignent du patrimoine culturel propre à chaque société (Lizot, op. cit. ; Carneiro, op. cit. ; Descola, op. cit.). Dans la région du haut et moyen Rio Negro, on peut citer notamment Goldman (1963), Oliveira (1975), Chernela (1989, 1993), Ribeiro (1995), et Dufour (1990). Les anthropologues et écologues américains du courant de l’écologie culturelle étudient comment les populations amazoniennes parviennent à optimiser la gestion des ressources naturelles du milieu au travers de leur organisation sociale et leurs pratiques de subsistance, comme Hames et Vickers (1983), Clark et Uhl (1987), Moran (1991), et Vickers (1996). La littérature en ethnoécologie et en ethnobotanique décrit également la complexité des formes d’interactions bioculturelles des populations forestières avec leur milieu, notamment en Afrique (Dounias, 1996 ; Carrière, 1999; Hladik, Hladik et al., 1996) et dans le bassin amazonien (Denevan, Treacy et al., 1985; Denevan, 1987 ; Padoch, 1988 ; Hecht et Posey, 1989; Posey et Balee, 1989).

Ces études approfondissent la connaissance des sociétés qui pratiquent l’abattis- brûlis, mais offrent peu d’analyses sur les transformations de leurs pratiques au gré des changements actuels qui affectent les contextes socio-économiques, écologiques et politiques dans les zones concernées. Elles portent le plus souvent sur une ethnie particulière et non pas sur un ensemble régional. Par ailleurs, en Amazonie brésilienne, c’est principalement sur les fronts pionniers que les géographes et agroéconomistes ont étudié les phénomènes d’urbanisation (Browder et Godfrey, 1997) ainsi que les formes contemporaines d’agriculture sur abattis brûlis (De Reynal, 1999 ; Théry, 1997 ; Albaladejo et Tulet, 1996). En ce qui concerne l’ « Amazonie des fleuves », les recherches portent plutôt sur l’extractivisme ou l’agroforesterie (Barhi, 1992; Homma, 1993; Emperaire, 1996). Enfin, Crosnier (op. cit.) a étudié les changements de l’agriculture sur abattis-brûlis autour d’une ville amazonienne (Manaus), mais sans aborder les territorialités associées aux différentes logiques familiales.

Certains travaux décrivent les transformations des modes de subsistance amérindiens fondés l’agriculture d’abattis-brûlis suite à divers phénomènes, comme la réduction de territoire, l’augmentation de la population et la concentration de l’habitat (regroupement au sein de missions)37, des programmes de développement inadaptés, et

l’influence culturelle du monde des « Blancs », de manière générale38. Ces études

montrent que la simplification des systèmes de production affecte la flexibilité des modes

37 Ceron Solarte (1991) chez les Awa-kwaiker, Emperaire (2001) chez les Satéré-Mawé, Melnyk (1993) chez les Huottuja, Grenand (1996) chez les Tukano détribalisés du bas Rio Negro.

de gestion des ressources naturelles et de régénération de la fertilité de l’agroécosystème. Ces facteurs influent également sur les formes d’utilisation de la main d’œuvre familiale (division sexuelle, groupes d’entraide, salariat temporaire), les habitudes alimentaires et le niveau d’autosuffisance des populations amérindiennes concernées.

La littérature désigne aussi un autre facteur de changement dans les systèmes de production des populations des forêts tropicales : l’intégration au marché d’activités auparavant orientées vers l’autosubsistance alimentaire, ou la substitution de ces dernières à des activités de production marchande non vivrières. D’après plusieurs auteurs, le recours au marché, via une mobilité intense entre la ville et la forêt, entraîne la paupérisation et la dépendance alimentaire et économique des populations amérindiennes, mais aussi l’appauvrissement de la diversité du matériel génétique cultivé (Grenand, 1996 ; Melnyk, op. cit. ; Pinton et Emperaire, 1999; Pinton, Emperaire et al., 2001).

En Amazonie, où les groupes amérindiens disposent de garanties foncières importantes sur des espaces caractérisés par une biodiversité très élevée39, le débat

porte sur l’évolution des pratiques employées par les populations locales à mesure que leur activités sont de plus en plus dirigées vers le marché (Léna et Oliveira, 1991 ; Léna, 1999) : leurs pratiques tendent-elles à ressembler à celles des producteurs originaires d’autres régions qui s’installent dans les aires de colonisation (taux élevé de déboisement, lots individuels, extension de l’élevage bovin) ? Ou bien leurs intérêts vont- ils plus vers des formes de développement qui valorisent leurs pratiques traditionnelles et la gestion durable des ressources naturelles ? Bahuchet (2000) montre que les populations des forêts tropicales peuvent entretenir des relations avec l’économie marchande tout en conservant une certaine autonomie, car elles ajoutent sans pour autant substituer certaines activités génératrices de revenu à leur système de production à composante multiple (cf. chapitre 1).

Finalement, les phénomènes de baisse de la disponibilité en terre, d’augmentation de la population et d’intégration au marché se combinent de manière variable dans la littérature pour expliquer la déstabilisation des systèmes de culture sur abattis-brûlis et la simplification des systèmes de production pratiqués par les habitants des forêts tropicales. Pourtant, de part la

flexibilité des systèmes de production pratiqués par les Amérindiens (Emperaire, 2000), on peut supposer qu’en contexte périurbain, les transformations des activités productives ne tendent pas uniformément vers un appauvrissement de la diversité écologique, alimentaire et culturelle. Si ces changements ont lieu, procèdent-ils des opportunités de

39 Les Terras Indígenas représentent, en juin 2005, 20,67% de l’Amazonie Légale (cette dernière étant la partie du bassin amazonien délimitée par le gouvernement brésilien). Elles sont au nombre de 405 dans cette région (source : www.socioambiental.org/pib/portugues/quonqua/ondeestao/locext.asp). Les données du séminaire « Evaluation et identification des actions prioritaires pour la conservation, l’utilisation durable et la répartition des bénéfices de la biodiversité en Amazonie brésilienne », réalisé en 1999, montre que une part importante des espaces indiqués pour la conservation de la biodiversité – 40,1% des espaces d’extrême importance et 36,4% des espaces de haute importance- sont situés à l’intérieur des Terres Indigènes (Capobianco, Bensusan et al., 2001). Pour des informations détaillées sur les populations amérindiennes au Brésil, cf.

travail extérieur et de l’intégration au marché urbain; ou, est-ce du fait de la dégradation des conditions de production (moindre disponibilité en forêt dense, augmentation des temps de transport, moindre accès aux ressources génétiques) que les familles sont contraintes de chercher ailleurs des revenus complémentaires et de commercialiser une part toujours plus importante de leur production agricole ?

Les sociétés amérindiennes se caractérisent par des systèmes d’échange structurés dans cadre de relations sociales régies par les valeurs de la réciprocité (Lasmar, op. cit. ; Temple et Chabal, 1995). Depuis les débuts de la colonisation de l’Amazonie, c’est le système de la dette ou aviamento40 qui domine dans les relations

entre les populations de l’Amazonie des fleuves et les détenteurs du capital : l’extractivisme naît et se développe dans un marché captif41 (Léna, 1997 ; Geffray, 1995;

1996). Dans une région anciennement vouée à l’extractivisme, comment les familles amérindiennes modifient leurs pratiques pour s’insérer au marché urbain émergeant ?

Plus que la part de la production destinée à la vente, il semble fondamental de prendre en compte les formes d’intégration au marché, ainsi que la nature (valeur d’usage, valeur symbolique) des produits vendus, achetés ou échangés. Par ailleurs, on sait que dans les villes d’Amazonie, les élites politiques locales monopolisent également les canaux de redistribution des fonds publics. La subsistance (ou la survie) des plus défavorisés dépend alors souvent de leur capacité à tisser un réseaux d’alliance personnelles ou de parenté avec les détenteurs du pouvoir local (Idem, 1995). Dans un contexte amérindien, où les groupes familiaux sont également insérés dans un système complexe d’obligations et de parenté, on peut supposer que les transformations des

modes de subsistance ne relèvent pas de processus radicaux et uniformes, mais plutôt d’une diversité de stratégies qui dépendent des formes d’accès aux espaces-ressources, d’insertion au marché et d’articulation à divers réseaux de relations sociales. Nous avons vu que les recompositions familiales associées à

l’urbanisation ont été traitées jusqu’à présent par des anthropologues (cf. chapitre 1.). Il semble donc utile de s’interroger sur les transformations des systèmes de culture sur abattis-brûlis dans le cadre plus global des activités pratiquées par les habitants de la zone périurbaine, grâce à une approche interdisciplinaire (agroéconomie, ethnoécologie, géographie).

b) Une approche locale visant à identifier la diversité des modes de subsistance familiaux

Je propose de me fonder sur l’étude diachronique des transformations agraires aux abords de São Gabriel da Cachoeira. Située actuellement aux portes des Terres Indigènes du Rio Negro, la ville constitue le principal pôle économique et administratif de

40 Système économique dans lequel chaque élément de la chaîne de commercialisation est lié à son précédent par une relation de dépendance (Emperaire, 1996). Caractéristique de l’économie de l’extractivisme en Amazonie, il consiste à une avance, par le « patron », des vivres et biens nécessaires au « client » (collecteur), et à en décompter la valeur sur le montant de son salaire ou de sa production extractiviste.

41 Celui-ci désigne un espace économique fermé par des « patrons », qui s’appuient sur leur influence paternaliste et leur monopole sur les moyens de transport et de commercialisation dans la région qu’ils contrôlent. Ils imposent aux collecteurs, isolés en forêt, d’échanger le fruit de leur travail contre des marchandises dont les prix sont fixés en dehors du marché libre (Geffray, 1995).

la région, et sa population a triplé depuis les années 197042, pour atteindre aujourd’hui

un peu plus de 13 000 habitants permanents (ISA/Foirn, 2003b). De part l’histoire régionale, la ville génère un espace de rencontre entre différents modes d’exploitation des ressources naturelles. Si sa transformation en front pionnier n’est pas une « menace » immédiate, les conséquences de l’urbanisation rapide sont les principaux problèmes à résoudre pour le futur. En effet, il se dessine des perspectives locales et régionales préoccupantes, notamment en raison de la perte de l’autosuffisance alimentaire des familles en ville (surtout en protéines), de la gestion durable des ressources naturelles, ainsi que de la reproduction de la diversité culturelle amérindienne.

Il est donc fondamental de bien comprendre la nature, les causes et les conséquences de ces migrations. Plutôt que de se rendre sur les lieux de départ, dans les villages des Terres Indigènes, je propose d’analyser, aux abords de la ville, les trajectoires d’installation et les modes de subsistance des agriculteurs. Plus particulièrement, je cherche à comprendre les relations entre les territorialités, les combinaisons des diverses activités des familles amérindiennes, et la reproduction, l’adaptation ou l’abandon de certaines pratiques. Ainsi, cette étude permettra de

s’interroger sur les conditions de compétitivité et de durabilité de l’agriculture pratiquée par les familles amérindiennes aux abords de São Gabriel.

c) Application à la gestion des territoires amérindiens d’Amazonie

Les réserves indigènes sont souvent assimilées à des territoires intacts (Gallois, 2004) ou exploités de manière « traditionnelle », c'est-à-dire, le maintien de systèmes de production basés sur des pratiques à faible impact (Léna, 2004). Pourtant la route et l’urbanisation font leur apparition aussi en Amazonie des fleuves, certes de manière peut-être moins prononcée ou moins rapide que dans l’ « arc de déforestation », mais avec des effets notoires sur l’environnement et les populations locales (Albert et Le Tourneau, 2004).

De par les processus historiques d’occupation de l’Amazonie, le caractère traditionnel des pratiques amérindiennes doit être utilisé avec précaution. Dans le cas du haut Rio Negro, les Terres Indigènes ont été démarquées dans une région occupée par des populations en contact avec des européens et leurs descendants depuis près de trois cent ans.

Ayant prouvé leur capacité d’innovation dans un milieu fragile (Moran, 1991 ; Chernela, 1989), les groupes amérindiens du Rio Negro se sont également adaptés à de nombreux changements socio-économiques et politiques (Emperaire, 2000). Ils ont incorporé, de diverses façons, des activités marchandes à leur mode de subsistance (extractivisme, orpaillage), en utilisant leurs savoirs sur leur milieu naturel. De manière analogue, on peut supposer que les migrations pour la ville ne constituent pas un phénomène subi par les populations locales mais constituent l’expression de certaines

42 D’après le recensement de l’IBGE, le taux d’urbanisation de la commune est passé de 35,4 en 1996 à 41,3% en 2000 (contre 10 % en 1970). Ce taux reflète la croissance de São Gabriel puisqu’elle est le chef lieu de la commune.

stratégies progressives d’adaptation qui se traduisent par des recompositions territoriales et identitaires (Andrello et Azevedo, 2000; Sahlins, 1997b)43.

La gestion durable de ces réserves dépend des capacités des organisations amérindiennes à travailler en coopération avec des acteurs externes pour valoriser certaines pratiques ou développer de nouvelles activités rentables et respectueuses de l’environnement (Léna et Oliveira, 1991; Pinton et Aubertin, 2005). Puisqu’il s’agit ici de réserves indigènes crées récemment, qui incluent ou sont à proximité d’espaces urbanisés, il semble que les territoires amérindiens44 de la région ne peuvent être conçus

seulement comme des espaces de conservation de l’environnement déconnectés des logiques d’occupation régionales et des dynamiques actuelles de transformation des modes de vie amérindiens (Becker, 2001). Ainsi, cette étude permettra de contribuer

à la question de la gestion des territoires amérindiens dans le contexte actuel de la mondialisation.