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CHAPITRE 5 : TERRITOIRES ET RESEAUX ENTRE VILLE ET FORÊT

A. Contraintes d’accès et de gestion des espaces-ressources

3. Diversité des villages et de leurs territoires

Dans la zone d’étude, les villages sont situés de manière relativement uniforme le long du fleuve et de la route de Camanaus (cf. figure 27). Cependant, ils diffèrent entre eux par leur composition ethnique, le nombre d’habitants (de 30 à 173 individus), la taille du territoire, les espaces-ressources disponibles, la localisation par rapport à la ville, ainsi que par la configuration de l’habitat et des zones productives. Ces territoires sont de plus en plus restreints à mesure que l’on se rapproche du centre urbain. Au-delà de la « pression foncière » due à l’augmentation de la densité de la population, ces différences s’expliquent en grande partie par l’histoire de la constitution des communautés qui occupent ces territoires.

On peut regrouper les villages de la zone d’étude en trois types, qui correspondent aux exemples détaillés en annexe 7.

a) Le village éloigné

Majoritairement situé dans la « zone forestière cultivée» (cf. figure 25), le

territoire est étendu, aux marges incertaines. Il n’est pas légalisé par un titre

foncier, et couvre les deux rives du fleuve. La constitution du territoire provient du regroupement de la population qui habitait dans des hameaux, dont l’origine remonte à l’histoire de la colonisation et de l’extractivisme dans le Rio Negro (cf. chapitre 3). Ces territoires étendus permettent aux villageois de pratiquer un système d’activités diversifié : agriculture et petits élevages complétés par la cueillette de produits forestiers, ainsi que la pêche et la chasse (cf. exemple de Mercês dans l’annexe 7) . b) Le village composite

Dans la « zone périurbaine éloignée », les villages présentent une situation intermédiaire. La communauté dispose d’un espace d’usage collectif relativement restreint, sécurisé parfois par un titre foncier municipal qui reconnaît leur droit à la possession exclusive de ces terres. Ces villages, dont la formation est analogue à celle des villages de type « éloigné », ont connu depuis les trente dernières années une réduction de leur territoire. Celle-ci s’explique par l’acquisition de terres par des membres externes à la communauté villageoise et par l’individualisation des pratiques agricoles et foncières d’une partie des membres de cette communauté. En effet, le territoire villageois est aussi composé de sous-espaces, distincts de l’espace d’usage collectif et utilisés par des familles ayant tendance à se les approprier individuellement (avec ou sans titre foncier), qui participent parfois encore à la vie du village (fêtes, messes) mais ne se soumettent pas systématiquement aux règles communautaires d’utilisation de la main d’œuvre (hameaux indépendants). Le « détachement » d’une famille coïncide souvent avec la fin de la scolarisation des enfants à l’école primaire villageoise et/ou à la construction d’une maison en ville. En raison des mouvements successifs d’adhésion et de séparation des familles, ces villages présentent une certaine hétérogénéité du point de vue de leur composition ethnique. L'habitat est hétérogène, en

partie regroupé (centre du village) et dispersé (sítio) (Cf. exemple de Tapajós dans l’annexe 7).

c) Le village périurbain.

A l’inverse des villages de type « éloigné », ici les communautés villageoises disposent d’un espace fini, restreint et strictement délimité, parfois sécurisé par un titre foncier, ou exploité grâce à une concession d’un droit d’usage par un propriétaire citadin. Les membres de ces villages sont majoritairement originaires de l’Içana et de ses affluents (ethnies Baniwa et Kuripako), et ils sont arrivées dans la région il y a moins de quinze ans (cf. tableau 10). Les villages présentent un habitat concentré, et l’exiguïté des terres conditionne les activités agricoles : les abattis sont souvent ouverts en recrûs forestiers jeunes, et les activités de collecte de produits forestiers, de chasse et de pêche sont limités ou impossibles à l’intérieur du territoire. Les villages du bord de la route de Camanaus (Itacoitiara Mirim, Areal, Nova Vida) ont accès à des terrains plus étendus et couverts de forêt dense, mais éloignés car situés en retrait des fazendas (exemples de Ceware et Nova Vida dans l’annexe 7).

Hormis Cabari et Santa Maria, assez éloignés du centre urbain, tous ces villages récents et au territoire réduit se situent dans « zone périurbaine proche ».

L’enquête suivante résume bien les contraintes des familles récemment installées dans un village à proximité de la ville.

Extrait d’entretien N°8 : Un territoire villageois trop petit

Entretien avec Inácio, 45 ans, Baniwa, habitant au village de Cabari depuis sept ans (06/2002). (Trad. pers.)

« Je voudrais retourner vivre à mon village d’origine, Nazaré [Bas Içana], parce qu’à Cabari, on manque de terre. Nous sommes quatorze familles et il faut marcher longtemps pour accéder à nos abattis. A Nazaré, il y a 21 familles, sauf que nous faisons nos abattis où nous voulons, sur la berge, en se déplaçant en pirogue [il fait un geste montrant que c’est plus facile que de transporter le manioc dans la pirogue, que sur le dos à pied]. A Cabari, le terrain est étroit le long du fleuve, et on ne peut pas faire d’abattis sur la berge car il n’y a que des forêts inondées. Là, à Nazaré, il y a des limites entre les communautés, mais c’est comme s’il n’y en avait pas, car les villages les plus proches se situent à plus de 3 heures en canot à moteur de notre village. Pour pêcher et chasser nous allons où nous voulons aussi. A Cabari, on ne peut pas couper du bois où l’on veut et il n’y a plus de Caranã ».

Type « village éloigné » Type « village composite» Type « village périurbain»

Ilha das Flores (Baré/Tukano, Desana, Tariano etc.)

Plus de 35 ans

Tapajós (Baré/ Tukano, Desana, Tariano etc.)

Plus de 30 ans

Waruá (Dow, 15 ans) Mercês (Baré/ Tukano,

Desana, Tariano etc.) Plus de 35 ans

São Sebastião (Baré/ Tukano, Desana, Tariano etc.)

Plus de 35 ans

Ceware (Kuripako, 2 ans)

Curicuriari (Baré/Tukano etc.) Plus de 35 ans

São Miguel (Baré/ Tukano, Desana, Tariano etc.)

Plus de 30 ans

Cabari (Baniwa, 12 ans) São Luis (Baré/Tukano etc.)

Plus de 35 ans

São Joaquim Mirim (Baré) Plus de 20 ans

Itacoitiara Mirim (Baniwa, 10 ans)

Sarapó (Arapaço/Baré) Plus de 35 ans

Nova Vida (Baniwa/ Cubeo, 12 ans)

Camanaus (Baré/Tukano etc.)

Plus de 35 ans Areal (Baniwa, 15 ans)

Yamado (Baniwa, 8 ans) São Jorge (Tukano etc.)

15 ans Santa Maria (Baniwa, 4 ans)

Tableau 10 : Répartition des villages étudiés selon les types, ethnies majoritaires dans la communauté et temps d’existence

Le tableau 11 résume les caractéristiques des différents types de village. La « largeur du territoire villageois », c'est-à-dire la distance entre les limites du territoire prises en bord de fleuve ou de route, est la mesure utilisée par les habitants. En général, les territoires ne sont pas délimités en profondeur à partir de la rive, la forêt dense n’étant plus exploitée régulièrement au delà de quelques heures de marche150. Cette

« largeur » semble donc être un indicateur de la situation foncière du village. Elle conditionne la possibilité de disposer de parcelles facilement accessibles, en pirogue pour les villages riverains, à pied ou en vélo pour les villages de bord de route. De plus, elle détermine aussi le territoire de pêche, pour les villages riverains151. Lorsque l’on s’éloigne

de São Gabriel, au sein de villages majoritairement Baré et de la famille linguistique Tukano Orientale, les territoires de pêche paraissent moins délimités et les droits d’usage moins exclusifs. Les habitants autorisent leurs voisins, souvent apparentés, à pêcher aux endroits propices localisés dans leur territoire. Ils organisent ensemble des pêches à la nivrée dans le territoire de l’une ou l’autre communauté.

150 Les activités productives et de prélèvement zone forestière (chasse, cueillette) sont pratiquées sur une distance qui n’excède pas en général 2000 m de profondeur.

151 Les prises de pêches sont déterminées essentiellement par le nombre d’emplacements propices à l’installation de nasses, de filet et d’hameçons, qui diminue avec la « largeur » du territoire villageois, puisqu’en général les habitants ne peuvent pêcher qu’aux abords de leur terrain.

Tableau 11 : Récapitulatif des caractéristiques des différents types de villages

On observe donc des transformations des droits fonciers à mesure que l’on se rapproche du centre urbain. Dans la zone forestière non cultivée, le droit de défriche sur des espaces encore non appropriés est réservé aux familles amérindiennes Dans les zones riveraines distantes de la ville, l’accès est régi par l’héritage, la parenté ou l’interconnaissance, surtout en Terre Indigène. Les communautés villageoises amérindiennes de la région d’étude disposent de territoires d’usage commun, mais à mesure que l’on se rapproche de la ville, ces espaces sont plus réduits et strictement délimités, aussi bien en Terre Indigène qu’en dehors. Par ailleurs, on observe une tendance à l’appropriation individuelle des espaces cultivables au sein de ces territoires. Enfin, la propriété privée individuelle, légale ou fonctionnelle, s’impose aux abords de la ville, sur les bords de fleuve, comme héritage colonial et en tant que garantie de sécurité

152 Il s’agit des territoires de villages situés sur les bords de la route de Camanaus, dont les espaces cultivables où la communauté a un droit d’usage sont situés en retrait des fazendas, très distants des lieux d’habitation. C’est le cas par exemple des villages de Itacoitiara Mirim ou Areal.

153 Estimation obtenue de la manière suivante : j’ai mesuré une aire de 2000 m de fond pour les activités agroextractivistes, prenant en compte la largeur du territoire villageois et les hameaux (surface des cours d’eau non comptée). J’ai prise en compte les aires exploitées réellement et non pas les aires sécurisées par un titre foncier. Pour la population, j’ai utilisé une base de données démographiques compilées (DISEI 2003 et 2004, et enquêtes personnelles (2003/2004) (cf. chapitre 2).

154 Estimation obtenue à partir de mes relevés par GPS et de l’interprétation des images satellites Landsat. Surface cultivable sur abattis-brûlis= Surface disponible pour les activités productives – Surfaces de forêts de

caatinga et d’igapó.

155 Largeur de l’espace villageois, c'est-à-dire la distance entre le début et la fin du territoire villageois, pris en bord de fleuve (distance entre limite amont et limite aval) ou de route.

Type « village éloigné » Type « village composite» Type « village périurbain»

Taille du territoire Etendu Restreint Très restreint ou

dissocié152

Statut foncier du territoire

Pas de titre foncier Droit d’usufruit collectif exclusif

Territoire d'usage collectif avec titre foncier, associé à

des terrains appropriés de manière individuelle et exclusive (avec ou sans

titre foncier)

Possession exclusive, avec ou

sans titre foncier, ou concession de droit d’usage sur la

terre d’un tiers Délimitation stricte du

territoire

Seulement pour les

limites amont/aval En partie Oui

Habitat Majoritairement

dispersé Mixte Regroupé

Durée moyenne

d'existence du village Plus de 30 ans Plus de 15 ans Moins de 15 ans

Moyenne de la surface disponible pour les activités productives / habitant153 16,6 ha / hab. (écart type : 5,8) 8,7 ha / hab. (écart type : 1,1) 3,9 ha / hab. (écart type : 2) Moyenne de la surface

disponible pour l’abattis brûlis / habitant154 9,1 ha / hab. (écart type : 2) 4,8 ha/hab. (écart type : 1) 2,6 ha/hab. (écart type : 2) Distance face (m)155 4000<d<8 000 2200<d<3800 400<d<1000

foncière. Hors Terre Indigène, la terre est appropriée individuellement par d’autres segments de la population locale, par l’intermédiaire de la Mairie et de l’Incra.

Comme il est expliqué dans le chapitre 3, ces structures foncières résultent d’un long processus de domination coloniale. Ainsi la forme historique prise par l’urbanisation dans le haut Rio Negro semble correspondre à celle du reste du Brésil : elle coïncide avec l’installation de la propriété privée de la terre, dont la reproduction et l’expansion constitue le fondement même de son existence (Alfredo, 2003 ; Carlos, 2002). La terre devenant une marchandise aux abords de la ville, c’est à travers elle qu’il est possible d’accumuler des richesses. La propriété constitue alors une forme d’accès à la terre qui garantie des moyens de subsistance mais surtout un moyen d’exercer un droit exclusif qui justifie le faire-valoir indirect, et qui impose des relations ville-forêt particulières. Nous verrons que pour le migrant, amérindien ou non, qui ne dispose pas de capital pour acheter un terrain en zone périurbaine proche, c’est l’appartenance à un groupe de

parenté bien doté en patrimoine foncier et/ou l’intégration au réseau social local, beaucoup plus que des règles préétablies, qui détermine l’accès aux espaces-

ressources. La famille qui utilise la terre d’un propriétaire habitant en ville lui est redevable d’une manière ou d’une autre. Ces relations asymétriques entre familles amérindiennes, ou entre Amérindiens et « Blancs », ne constituent pas une rupture par rapport aux territorialités traditionnelles, au contraire (cf. chapitre 3). Notre intérêt se trouve alors dans la forme que prennent ces arrangements aux abords de la ville en fonction des trajectoires familiales de migration. Plus particulièrement, on se demande maintenant en quoi la démarcation de la Terre Indigène imprime de nouvelles modalités à ces arrangements.

B. Les relations entre les trajectoires de migration, les formes