• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE 3.LE HAUT RIO NEGRO : TRANSFORMATIONS TERRITORIALES ET

A. Une urbanisation centripète

1. Caractéristiques et causes de l’urbanisation

L’urbanisation qui touche une grande partie de l'« Amazonie des fleuves » depuis une vingtaine d’années semble principalement due à des migrations de courte distance de la part de familles qui veulent scolariser leurs enfants, et qui recherchent un meilleur accès aux produits manufacturés et aux emplois rémunérés (Faulhaber Barbosa, 1986; Emperaire, 2000; Melo et Pinto, 2003 ; Andrello, op. cit. ; Gow, 2005).

Les résultats du recensement de l’Ibge (2000) indiquent une croissance urbaine accélérée dans la région du Rio Negro, aussi bien en dehors qu’au sein des réserves indigènes112. La recherche socio-économique et démographique portant sur São Gabriel,

réalisée par ISA/Foirn (2004) montre que la population totale de la ville s’élève en 2003 à 12673 habitants permanents (2578 domiciles occupés), représentant ainsi 42%113 de la

population totale de la commune.

Selon cette étude, 68,5% de chefs de famille sont « locaux », c'est-à-dire nés à São Gabriel (19,6 %) ou dans la région du nord-ouest amazonien (48,8 %). Il est difficile de déterminer précisément l’effectif de la population amérindienne de la ville114, mais on

peut considérer ce pourcentage comme une estimation de leur proportion minimale dans

112 Les recensements de l’Ibge montrent que la population totale la commune de Santa Isabel diminue de 31.5% entre 1991 et 2000, fait principalement lié à la diminution de la population rurale (-52.3%). En revanche, les populations rurales des communes de Barcelos et de São Gabriel da Cachoeira augmentent légèrement. Par ailleurs, il y a presque un doublement de la population urbaine des trois communes (+82,2% à São Gabriel, +100% à Santa Isabel, +98 % à Barcelos), faisant passer le taux d’urbanisation de 13,6% à 40 % à Santa Isabel, et de 29,4% à 41,3% à São Gabriel. Enfin, Iauaretê, localité du haut Uaupés face à la frontière colombienne, avec 2300 habitants en 2002, a vu sa population doubler depuis 1996 (Azevedo 2003: 52). 113 D’après le recensement de l’Ibge (2000), la population totale de la commune s’élève à 29 947 habitants. 114 En effet, le questionnaire de l’étude sur la population de São Gabriel (ISA/Foirn, 2003b) a porté sur l’ethnie des chefs de familles et de leurs époux(ses) dans chaque domicile. On pourrait calculer l’effectif de la population amérindienne de la ville en comptant les membres d’une famille dont le chef et/ou époux (se) se déclarent amérindiens. Mais ce critère serait arbitraire, puisqu’il est très courant qu’un « blanc » soit marié à une femme amérindienne et que leurs enfants se considèrent comme amérindiens (Carlos Alberto Ricardo, com. pers.).

la population citadine. L’ethnie Baré est majoritairement représentée (avec 32 % des chefs de familles masculins et 43 % des chefs de familles féminins), puis viennent les ethnies Tukano et Desana. L’autodénomination « blanc » est plus courante chez les hommes, et concerne 35,1% des chefs de familles masculins, contre 13% chez les femmes chefs de famille. Les principales langues parlées sont, outre le portugais, le nheengatu, le tukano et le baniwa (ISA/Foirn, op. cit.).

São Gabriel compte donc une minorité blanche, formée par des familles descendantes des patrons de l’extractivisme et des militaires, des migrants originaires du Nordeste et d’autres parties du Brésil, des soldats, des missionnaires et des employés des institutions locales (administrations, ONGs, etc.). Les blancs jouissent souvent de positions plus avantageuses dans la structure politico-économique de la ville, mais aussi dans le système matrimonial115, et sont souvent privilégies en ce qui concerne l’accès

aux services publics. La ville est perçue par les Amérindiens comme un lieu où la routine et les valeurs sont symboliquement opposées au mode de vie au village, et sont associés au mode de vie du « Blanc ». Par ailleurs, cette région était essentiellement habitée avant les années 60-70 par des Baré, qui, à l’époque étaient considérés comme des blancs. Pour l’ensemble de ces raisons, d’après (Lasmar, op. cit.), la ville est perçu localement comme le « monde des blancs », bien qu’elle soit essentiellement habitée par des familles amérindiennes.

Dans certains quartiers créés récemment, comme Areal, Dabaru, Nova Esperança et Padre Cícero, la grande majorité des chefs de familles sont amérindiens et se sont installés en ville depuis moins de 15 ans (figure 14). Par ailleurs, ces quatre quartiers abritent 60,6% de la population permanente de la ville (ISA/Foirn, 2003b). Ces données laissent supposer que la croissance urbaine de São Gabriel est due, en grande partie, à l’installation en ville de familles amérindiennes originaires des Terres Indigènes.

Les données de Gow (op. cit.) et de Bartolomé (op. cit.) montrent qu’en Amérique Latine, la croissance des centres urbains, majoritairement peuplés par des familles amérindiennes s’est accélérée depuis les années 1970-80. Comme le note Bartolomé (ibid.) « La configuration des populations amérindiennes urbanisées n’est pas seulement interprétable comme le résultat de phénomènes migratoires. Souvenons-nous que déjà à l’époque préhispanique, certaines villes situées en Amérique centrale et dans les Andes faisaient partie des plus grandes cités du monde. Une des transformations socio- structurelles produites par la Colonie fut de convertir les Amérindiens en une population essentiellement rurale et paysanne, dont la vie urbaine nous apparaît comme récente. Pourtant, de nombreuses localités amérindiennes sont suffisamment grandes et diversifiées pour être considérées comme urbaines au sens strict […]. Par ailleurs, si dans d’autres régions la vie amérindienne urbaine est un phénomène récent, elle n’est pas forcément liée à la migration. Il s’agit des nouveaux centres urbains dont la totalité ou la majeure partie de la population est amérindienne, et dont le développement a été

115Les jeunes filles amérindiennes préfèrent souvent choisir un partenaire « blanc » du fait de leur meilleure situation financière mais aussi de leur position avantageuse au sein de la hiérarchie sociale locale. Ce choix est souvent approuvé voire encouragé par les parents de la mariée (Lasmar, op. cit.).

récemment favorisé par les institutions de chaque pays, en vue de concentrer la population native à des fins administratives et politiques»116.

Figure 14 : Durée de résidence prédominante parmi les habitants des quartiers de São Gabriel

Source : ISA/Foirn, 2003b (édition : Ludivine Eloy)

La situation observée dans le haut Rio Negro correspondrait au cas d’urbanisation récente décrit par Bartolomé. D’après Mosonyi (1995), qui a étudié l’urbanisation chez les Warao (peuple d’agriculteurs, chasseurs et pêcheurs d’Amazonie vénézuélienne dans le bassin de l’Orénoque), ce phénomène de « ville amérindienne récente» comprend deux modalités. Selon l’auteur, il y a urbanisation centrifuge quand les familles migrent jusqu’à un centre urbain assez distant et méconnu, alors que l’urbanisation centripète ou endogène consiste en la concentration de diverses communautés amérindiennes dans leur propre région, formant un noyau urbain, démographiquement renforcé par des habitants venus d’autres régions ou fortement acculturés. Bien qu’assez « mécaniques », ces deux concepts se rapprochent beaucoup des processus observables dans la région

116 « La configuración de las poblaciones indígenas urbanizadas no es sólo entendible como resultado de

fenómenos migratórios. Recordemos aue ya en los tiempos prehispánicos algunas de los mayores ciudades del mundo estaban en Mesoamérica y los Andes. Unas de las tantas transformaciones socioestruturales producidas por la Colonia, fue convertir a los indígenas en una población básicamente rural y campesina, cuya vida urbana se nos presenta como un fenómeno aparentemente reciente. Sin embargo muchas localidades indígenas de ambas áreas, son lo suficientemente grandes y diversificadas como para ser consideradas urbanas en sentido estricto. [ex de Juchitán, Istmo de Tehuantepec, Mexico] […] Pero hay otros ámbitos donde la vida indígena urbana es un fenómeno reciente, aunque no siempre se relaciona con la migración. Se trata de nuevos ambientes urbanos cuyos habitantes son total o predominantemente indígenas. En esta situación se encuentran los centros de población recientemente desarrollados por diversas instituiciones en distintos países, para recongregar contingente nativos en función de interesses administrativos e políticos. » (ibid. : 12).

d’étude. L’urbanisation centripète correspond sans aucun doute à la croissance des bourgs de région, comme Iauaretê, Pari-Cachoeira, Santa Isabel, et sûrement de São Gabriel.

Dans le discours des habitants de São Gabriel, l’accès à l’éducation, aux emplois rémunérés et aux soins médicaux font partie des premiers motifs d’installation en ville (ISA/Foirn, 2004). Dans la région du haut Rio Negro, São Gabriel et Iauaretê sont les seuls lieux où, en 2005, il est possible d’effectuer des études secondaires. Les habitants de villages se décident fréquemment à vivre en ville lorsque le premier fils a fini l’école primaire. De plus, l’étiolement du marché des produits extractivistes depuis les années 1980 est souvent mis en cause, car l’agriculture réussit difficilement à offrir des revenus que les habitants de la région obtenaient auparavant (Emperaire, 2000; Desmoulière, 2001 ; Alencar, 2004). Actuellement, les emplois réguliers qui sont compatibles avec une vie au village sont essentiellement les postes de professeur d’école ou d’agent de santé. Ainsi, en Amazonie, c’est maintenant la ville locale qui offre les moyens d’accès à l’argent. C’est d’ailleurs le fait d’ « avoir besoin d’argent pour manger » qui marquent les représentations des familles amazoniennes en ce qui concerne les changements associés à leur installation en ville (Gow, op. cit.; Melo et Pinto, 2003). Les résultats d’enquêtes auprès de deux leaders amérindiens convergent vers cette explication (extraits d’entretien N°4 et 5).

La présence à São Gabriel d’une population dotée d’un pouvoir d’achat plus élevé maintient le secteur tertiaire et une demande solvable en certains produits agricoles régionaux. De plus, bien qu’il soit déjà très élevé par rapport au reste du Brésil, le coût de la vie à São Gabriel est bien inférieur à celui rencontré dans les bourgs des réserves indigènes, comme à Iauaretê, situé à deux jours de moteur hors-bord de São Gabriel. En effet, les marchandises y sont acheminées depuis São Gabriel, sur de longs trajets, comportant de nombreux rapides, et la majoration de leurs prix se répercute sur la valeur des denrées agricoles et du poisson produits localement117. C’est aussi à São

Gabriel que les retraités peuvent toucher leur pension de retraite118. Il faut également se

rendre à São Gabriel pour résoudre les problèmes administratifs, pour obtenir un extrait de naissance, une carte d’identité, un titre d’électeur etc119. Il est ainsi très fréquent de

voir des familles camper sur les rochers aux abords de la ville, pendant une période de temps variable, pour résoudre un problème, permettre à leurs enfants d’étudier, ou « tenter leur chance » en ville.

117 En juillet 2004 (1R$=2,63 $), les prix d’achat aux producteurs de Iauaretê sont les suivants : Farine jaune de manioc (kg) : 1,3$, farine jaune de manioc (caisse) :13,3$, poisson à écaille (kg) : 3$, poisson lisse (kg) : 2,6 $, riz (kg) : 0,9$, sucre (kg) :1$, soit 50 à 75 % plus cher qu’à São Gabriel (source : entretien avec Zé Roberto Fernando, président de la Coordination des Organisations Indigènes du District de Iauaretê).

118 Le trajet depuis Iauaretê ou d’une autre ville aussi distante de São Gabriel coûte au moins 38 $ aller/ retour par personne, c'est-à-dire environ un tiers de la valeur d’une pension de retraite. Or les personnes âgées doivent souvent être accompagnées d’au moins une personne pour faire le voyage. Même si la pension de retraite peut être retirée tous les trois mois, il est souvent bien plus avantageux pour la famille de rester à São Gabriel. Il est cependant prévu qu’une banque postale ouvre à Iauaretê à la fin 2004.

119 Cependant la Foirn a mis en place le projet Balcão da Cidadania, finalisé en 2004, qui a consisté à envoyer des équipes jusqu’aux villages de la Terre Indigène pour faciliter l’obtention des documents administratifs.

Extraits d’entretien N°4 et 5 : « Pourquoi les Amérindiens viennent-ils habiter à São Gabriel ? » Réponse de deux leaders amérindiens

Entretien avec Pedro Garcia, leader Tariano de Iauaretê. 04/02/05 (Trad. pers.)

« Le paternalisme est la cause de nos mauvaises habitudes. Les commerçants, l’Eglise et le gouvernement, la Funai, c’est le même système. Auparavant les prêtres donnaient beaucoup d’habits et de nourriture, et aujourd’hui encore ils utilisent ce moyen. A Iauaretê, durant les jours de fête religieuse, ils offraient le déjeuner à tout le monde, avec de la viande de bœuf ou de porc […]. L’Indien s’est habitué à recevoir les habits, la machette. Pour eux, l’État n’est ici que pour donner. Leur venue à São Gabriel ne s’explique pas seulement par la recherche de l’éducation pour leurs enfants, car aujourd’hui il y a des collèges à Iauaretê, Pari-Cachoeira, Taracuá, Cucuí et Assunção do Içana. Leur venue s’explique par ceci : en ville, il y a des emplois. Et en plus les prêtres ont fermé les internats. Pour beaucoup de gens, travailler aux abattis, c’est comme perdre son temps. Il y a eu un conflit au village, et ils pensent qu’en ville ils auront une vie plus tranquille, qu’avec un travail ils vont gagner de l’argent. Cela paraît plus facile »120.

Entretien avec André Fernando, leader Baniwa. 16/02/05 (Trad. pers.)

« Il y trente ans, les habitants des villages recherchaient des revenus en Colombie : ils coupaient de la piaçaba, pêchaient, travaillaient pour un patron. Aujourd’hui la ville est devenue une alternative, car les gens sont toujours à la recherche de revenu. Pour les habitants des villages, la question fondamentale est celle du revenu, plus que l’éducation […]. La migration est également due aux conflits. La ville est un espace libre. Il suffit d’acheter un terrain, c’est plus facile. »121

Néanmoins, comme le montre les deux résultats d’enquêtes ci-dessus, ainsi que Brandhuber (1999) et ISA/Foirn (2004), la migration des familles amérindiennes relève de phénomènes plus complexes que la recherche de revenus ou de la scolarisation des enfants, puisqu’elle elle est souvent causée par des conflits au sein du village d’origine, souvent liés à la mort d’un des membre de la famille. Elle est aussi motivée par la présence d’un parent en ville (« j’ai été invité(e) par un proche »). Ce « mouvement en direction du monde des blancs » suggère des expectatives d’appropriation symbolique de valeurs et d’objets étrangers, associés au « monde des blancs », représentés par l’éducation scolaire et les produits industrialisés (Lasmar, op. cit. ; Andrello, op. cit).

120 « Nós indígenas fomos mal acostumados com paternalismo. Igreja, governo, FUNAI, era o mesmo sistema.

Antigamente os padres davam muita comida e roupa, até hoje estão usando isso.. Em Iauaretê, durante os dias de festa religiosas, eles faziam grandes refeções para tudo mundo, tinha carne de boi ou de porco depois da missa. O índio se acostumou à receber a roupa, o terçado. O governo ta aqui para dar. A vinda para São Gabriel se explica não somente pela educação, porque hoje tem segundo grau em iauaretê, Pari-Cachoeira, Taracuá, Cucui e Assunção do Içana. A vinda para cidade vem disso: na cidade tem emprego. Os padres fecharam os internatos. Para muita gente, trabalhar na roça é perda de tempo. Vem porque brigou na comunidade, acha que vai viver mais tranquilo na cidade, que com trabalho vai ganhar dinheiro. Parece muito mais fácil.»

121 «Trinta anos atrás, o pessoal ia para Colombia atrás de renda: cortava piaçava, pesacava, trablahava com patrão. Agora a cidade virou uma alternativa. As pessoas andam atrás de renda. Nas comunidades, a questão fundamental é a renda, e pouco a educação. [...] A migração é devida também aos conflitos. A cidade é um espaço livre. E só comprar um terreno, fica mais fácil.»