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Une forme identitaire fondée en partie sur le lieu de travail La forme identitaire professionnelle, qui fait nettement partie du terrain du collectif,

La forme identitaire professionnelle spécifique

1.1 La notion d’identité et sa spécificité professionnelle

1.1.2 L’identité du groupe des journalistes: une forme identitaire professionnelle?

1.1.2.1 Une forme identitaire fondée en partie sur le lieu de travail La forme identitaire professionnelle, qui fait nettement partie du terrain du collectif,

se fonde aussi sur l’identité individuelle, fondatrice de toutes les autres formes identitaires - qu’elle nourrit et dont elle se nourrit. Elle est une dynamique, un processus en mouvement. Dépendante du contexte et des interactions avec l’extérieur, elle n’est pas une forme stable et univoque signifiant l’appartenance de l’acteur à une organisation (Blin, 1997 : 187). Elle se forme et se transforme à partir de l’identité individuelle et se construit dans le rapport au contexte de travail, au groupe d’appartenance, à une entreprise particulière et à la pratique d’un certain métier. La forme identitaire professionnelle est, en ce sens, duale, puisqu’elle concerne l’identité de l’individu par rapport à son organisation (son entreprise d’appartenance en tant qu’institution légitimant les pratiques professionnelles) et par rapport à son groupe et à son métier (considéré comme produit historique et comme

ensemble unifié de pratiques professionnelles similaires) (Courpasson, 1994 : 202)10. De plus, comme l’individu qui peut mettre successivement de l’avant son identité de femme, de Malgache ou d’homosexuelle, une même personne peut être porteuse d’identités professionnelles plurielles. Celles-ci sont construites par un processus d’identification à des groupes professionnels d’appartenance et de référence.

« L’acteur mobilise l’une ou l’autre de ses identités professionnelles selon, d’une part, un processus de ‘zapping identitaire’ en fonction de la situation d’interaction où il se trouve ou de la représentation qu’il s’en fait et d’autre part, selon un processus d’ ‘assignation identitaire’ mobilisé par l’Autre » (Blin, 1997 : 184).

La forme identitaire professionnelle est construite, en partie, sur les lieux de travail. Le milieu organisationnel a d’ailleurs été un terrain propice à l’analyse de la culture d’entreprise, des pratiques professionnelles et des relations entre employés et à l’étude de la formation de l’identité d’un groupe spécifique d’employés (les ouvriers par exemple) au sein de l’organisation.

Le lieu de travail, entendu comme un espace social de rapports individuels et collectifs, est porteur d’un potentiel de définition et redéfinition des identités. Le champ professionnel est devenu un espace de productions identitaires importantes, car celles-ci assignent, aux individus et aux groupes, des positions sociales déterminantes dans les enjeux sociaux (Blin, 1997 : 16). Cette ‘identité au travail’ permet à Sainsaulieu (1985) de privilégier trois dimensions dans son approche: (1) la situation de travail, (2) les relations de groupe et les rapports à la hiérarchie et (3) la perception de l’avenir.

Sainsaulieu estime que les modèles culturels de relations influencent non seulement les comportements collectifs de travail, mais bien plus profondément les capacités des individus à se définir comme acteurs. Le système social des rapports de travail dans l’organisation est articulé par les différentes formes d’action de masse, de rôles communautaires, de négociations stratégiques ou de retrait. Selon lui, la culture d’entreprise peut être comprise comme la conséquence du type d’identités collectives qui trouvent à s’entendre, à s’affronter, à se dominer ou à s’allier au sein des organisations

10 Cette idée est reprise du texte de D. Courpasson (1994) qui traite spécifiquement de l’identité

(Sainsaulieu, 1985 : XIII). La notion de pouvoir est alors fondamentale dans sa conception. Son approche se situe au niveau de l’identité personnelle de l’employé et traite principalement de l’identité au travail, au sens de l’employé dans son organisation.

Dans cette perspective, la forme identitaire du groupe des journalistes peut être entrevue non pas comme une forme identitaire professionnelle, mais comme une forme organisationnelle. Beam (1990) envisage le professionnalisme des journalistes non pas comme une caractéristique d’un individu ou d’un groupe professionnel, mais comme une caractéristique de l’organisation du système médiatique, comme un construit de niveau organisationnel (organizational-level construct). Dans ce sens, le chercheur lie le professionnalisme à la performance des entreprises médiatiques, notamment dans la production de contenu, le contenu étant conçu comme un produit organisationnel (Beam, 1990 : 2). Cette approche permet de penser les forces qui ‘encadrent’ l’information que les organisations médiatiques produisent (Beam, 1990 : 3). Beam estime ainsi que le concept de professionnalisme est variable et qu’il n’est pas uniforme pour tous les journalistes et les

mass media (Beam, 1990 : 33). Il remet donc en cause les conclusions de certains

chercheurs sur les effets du professionnalisme. Selon lui, ces effets ne peuvent être étudiés en termes généraux, car ils ne peuvent expliquer, par exemple, les différences de contenu entre les organisations médiatiques (Beam, 1990 : 33).

L’approche de Beam tente d’absorber le concept des ‘systèmes ouverts de modèles d’organisation’ (Beam, 1990 : 6) qui permet d’envisager l’organisation comme une entité composée de sous-systèmes et fortement influencée par les facteurs environnementaux. Les concepts d’organisation et de profession ne sont pas, pour Beam, incompatibles. Il peut exister des tensions entre les deux, mais ce sont finalement des institutions interdépendantes qui se limitent entre elles. Le professionnalisme des journalistes est représenté, selon lui, par des comportements et des normes de la ‘performance au travail’, qui sont des indicateurs de l’effort du groupe professionnel vers la gestion du contrôle collectif des différents comportements journalistiques dans les situations de travail. En conséquence, le plus haut degré de professionnalisme organisationnel dans une entreprise médiatique spécifique correspond alors aux politiques, aux procédures et aux habitudes organisationnelles les plus proches de ces différents niveaux de professionnalisme (Beam,

1990 : 10).

Sa recherche parvient, en quelque sorte, à spécifier les normes et valeurs des journalistes de chaque entreprise et les diverses tendances au sein de ces entreprises. Et cet aspect est vérifiable, même a priori. Dans le contexte québécois, il est réaliste de penser que l’identité des journalistes de Radio-Canada et celle des journalistes de TQS divergent (on pourrait établir le même parallèle entre les rédactions des journaux L’Humanité ou Le

Monde). Tout comme il est évident que les journalistes de radio et ceux de presse écrite par

exemple, ne partagent pas exactement les mêmes routines de production : leur travail n’implique pas les mêmes savoir-faire, leurs propos ne sont pas diffusés sur le même support, leur rapport au public est différent, etc.

Dans cette optique, Brin (2003) estime que l’organisation médiatique, au sens de l’entreprise, est un lieu privilégié de l’actualisation des pratiques journalistiques et qu’il faut, sur ce point, considérer comme secondaires les associations professionnelles et syndicales, les instances de régulation et les écoles de journalisme. Trois arguments sont invoqués par l’auteur : pratiquer le journalisme implique l’appartenance à une organisation, l’organisation est le lieu d’un professionnalisme organisationnel, l’organisation est un carrefour de multiples influences qui d’une part, contraignent l’activité et d’autre part, sont exploitées par les acteurs de l’entreprise (Brin, 2003 : 426-427).

D’autres recherches ont, par ailleurs, été menées sur le professionnalisme des journalistes canadiens et leurs résultats tendent à conforter cette perspective. Selon Pollard (1985), le type de média auquel appartiennent les journalistes influence la priorité qu’ils donnent aux différents aspects du professionnalisme (Pollard, 1985 : 26). Pritchard et Sauvageau (1999), dans une démarche analogue, perçoivent eux aussi des différences selon l’appartenance à un média, principalement entre les journalistes de Radio-Canada/CBC (la société de radio et télévision publique canadienne) et ceux des médias privés.

L’idée d’une identité de type organisationnel tend alors à contredire la conception d’une forme identitaire qui regrouperait les journalistes de différentes entreprises de presse. Elle nie, en quelque sorte, l’existence du groupe. La perspective défendant un professionnalisme à caractère organisationnel rejoint, par la bande, la conception du journalisme en tant qu’‘univers éclaté’. Cette hypothèse d’un éclatement du métier de

journaliste semble actuellement récurrente en sociologie du journalisme :

« L’idée de convoquer ‘les journalistes’ sous un même vocable, en postulant ainsi leur unité, est un non-sens. Jamais la profession ne fut aussi éclatée » (Charon et Mercier, 2003b : 23).

C’est ainsi que certains parlent de journalismes, de sous-champs spécialisés, de sous-marchés professionnels. Dans ce sens, le journalisme est conçu comme une pléthore de sous-univers journalistiques ayant chacun leurs caractéristiques propres. Les études qui en découlent mettent à jour des changements localisés, spécifiques qui ne sont en rien étrangers aux transformations plus générales du milieu médiatique. L’analyse du groupe est alors menée depuis les ‘segments’ qui le composent. L’étude d’une spécialité professionnelle révèle alors « nombre de mécanismes permettant de mettre en perspective la pluralité des intérêts constitués au sein d’un groupe professionnel que tout tend à unifier » (Lévêque, 2000 : 217). C’est ainsi qu’au travers d’études traitant du journalisme médical (Marchetti, 1994 ; Champagne et Marchetti, 1998), judiciaire (Civard-Racinais, 2000), économique (Riutort, 2000 ; Duval, 2000) ou encore social (Lévêque, 2000), les chercheurs tentent de percevoir les sous-champs relativement autonomes - types de médias (par exemple les chaînes d’information en continu ou les newsmagazines), les rédactions et les spécialités journalistiques (au sens thématique du terme) - qui subissent les attractions et les répulsions du champ journalistique et des univers sociaux qu’ils couvrent (Marchetti, 2002).

Cette conception semble remettre en question l’unité du groupe des journalistes, donc a fortiori du journalisme, et privilégier au contraire une représentation éclatée des marchés du travail, des pratiques professionnelles et des statuts des journalistes11. Cette représentation semble d’ailleurs partagée avant tout par les chercheurs français. D’études qui portaient sur le groupe des journalistes (Padioleau, 1976 ; Ruellan, 1993, 1997 et 1997b), les recherches se sont, depuis une vingtaine d’années, orientées sur les spécificités

11 Le journalisme en tant que mosaïque est une idée qui avait été entrevue par Jean-Marie Charon,

dans son enquête Cartes de presse (1993). Il posait l’hypothèse d’un éclatement du journalisme en raison de l’éloignement progressif des univers journalistiques. Les univers de l’information politique et générale, de l’audiovisuel, du local et de l’information spécialisée se retrouvent alors au centre de la mutation actuelle du journalisme français. La profession se différencie, éclate et entraîne dans son sillage la « relativisation, sinon le déclin, de la fonction historique de contre- pouvoir auquel est historiquement attaché le métier de journaliste » (Charon, 1993 : 25-26).

de la pratique du journalisme entraînant la publication de numéros de revues scientifiques mono-thématiques portant sur les journalismes spécialisés (Réseaux, 2002), sur le journalisme économique (Actes de la recherche en sciences sociales, 2000), sur le journalisme judiciaire (Civard-Racinais, 2000), sur le journalisme d’agence (Lagneau, 2003)... Du côté québécois, les études sont encore largement contextuelles et reliées à des grands mouvements de société : le journalisme citoyen (Beauchamp et Watine, 1996 ; Watine, 2003), la concentration des entreprises de presse (Demers, 2000), les transformations de nature politique (Demers, 2002), l’importance des logiques économiques et de marché sur le journalisme (Charron et de Bonville, 1997), le poids des organisations à l’interne (Brin, 2003), la gestion de l’émotion dans la diffusion des nouvelles (Martel, 2004), etc. Ce qui n’empêche aucun des auteurs de renvoyer ponctuellement au terme de profession lorsqu’ils parlent de journalisme.

Le groupe des journalistes ne peut, dans ce sens, partager la même identité. Et cette assertion est claire pour Merrill :

« The observer looking at American journalism today can easily see that journalists really do not have a single identity, nor do they share the same values, nor do they have a common definition of their role » (Dennis et Merrill, 1996 : 209).

Et pourtant, ces conceptions d’identité de niveau organisationnel ou de journalisme en tant qu’univers éclaté ne sont pas défendues dans cette thèse. Nous prétendons que si les journalistes partagent la même appellation, la même étiquette pour renvoyer à Goffman (cité par Dubar, 1999 : 113), ils partagent aussi des normes, des valeurs, des droits et devoirs, des pratiques professionnelles et véhiculent des discours qui les guident et qui participent à la construction d’une forme identitaire professionnelle spécifique. Même si l’application des principes ou leurs conceptions sont variables, le groupe s’ancre dans un discours a priori commun, défendable et défendu par les instances professionnelles - même lorsqu’elles ne sont pas représentatives du milieu dans son ensemble - et par les membres du groupe. Les traces de la reconstitution dans le temps de cette forme identitaire professionnelle collective et transentreprise sont donc révélatrices d’un ensemble qui dépasse largement le contexte des organisations médiatiques et des individualités des journalistes (de leurs parcours, de leurs affectations, de leurs statuts). A ce titre, les

journalistes sont évidemment intégrés dans les logiques internes de leurs entreprises médiatiques d’appartenance, ils doivent gérer ces logiques et se construire, de fait, une certaine forme identitaire organisationnelle. Néanmoins, il est prétendu ici que les journalistes se rejoignent hors du contexte de leur entreprise, à un niveau transentreprise qui dépasse les clivages inter-entreprises et renvoie à la question cruciale du statut du journaliste dans la société et à la définition du contexte dans lequel il évolue : le journalisme. L’étiquette de ‘journaliste’, revendiquée et employée par les membres du groupe, et octroyée par les divers acteurs qui s’adressent à eux ou qui commentent leur activité, est souvent qualifiée de ‘professionnel’ et ce, autant par les journalistes eux- mêmes que par les chercheurs en sciences sociales. Cet usage de sens commun renvoie pourtant à des conceptions théoriques spécifiques et à des débats récurrents au sein de la sociologie du journalisme et qu’il s’agit à présent d’aborder.