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La forme identitaire révélée par les stratégies du groupe

La forme identitaire professionnelle spécifique

1.3 La forme identitaire journalistique comme objet de recherche ?

1.3.2 Les manifestations discursives de la forme identitaire du groupe des journalistes

1.3.2.1 La forme identitaire révélée par les stratégies du groupe

La forme identitaire spécifique d’un groupe donné de journalistes est donc en premier lieu une construction historique particulière qui vise à dessiner les frontières du territoire du groupe, son expertise, son statut et son prestige. Mais elle se fonde aussi plus précisément sur trois ensembles : d’une part, les stratégies de construction de la spécificité professionnelle, d’autre part, les stratégies de défense (donc d’occupation) du territoire professionnel, et enfin les stratégies de pérennisation de la forme identitaire.

L’emploi du terme de ‘stratégies’ renvoie ici aux travaux de I. Toboada-Leonetti (1990) menés dans l’ouvrage de Camilleri (1990) portant sur les stratégies, et plus spécifiquement sur les stratégies identitaires. Cet auteur définit le terme comme le « résultat de l’élaboration individuelle et collective des acteurs » et comme l’expression des « ajustements opérés, au jour le jour, en fonction de la variation des situations et des enjeux qu’elles suscitent – c’est-à-dire des finalités exprimées par les acteurs - et des ressources de celles-ci » (Toboada-Leonetti, 1990 : 49). En ce sens, le recours au terme de stratégie implique, pour la recherche, la conception d’une certaine liberté d’action des acteurs face à des déterminismes sociaux et postule que les acteurs sont capables d’agir sur la définition qu’ils se donnent d’eux-mêmes. L’identité est alors le produit d’une interaction et ne relève pas d’une essence.

« Mais l’hypothèse stratégique va plus loin en ce qu’elle suppose que la production de l’identité n’est pas un simple jeu de reflet, ou le résultat de réponses plus ou moins mécanistes à des assignations identitaires effectuées par autrui, mais qu’il entre une part importante de choix et donc d’indétermination quant aux formes et issues des processus stratégiques » (Toboada-Leonetti, 1990 : 49).

Trois éléments définissent les stratégies : les acteurs impliqués, la situation et les enjeux qu’elle produit, et les finalités poursuivies par les acteurs (Toboada-Leonetti, 1990 : 51). Ces éléments ne doivent cependant pas masquer que les stratégies des acteurs se situent à deux niveaux : un niveau offensif qui leur permet de saisir les opportunités et de contraindre, et un second niveau défensif pour agir et échapper aux contraintes.

Appliquée au groupe professionnel, en tant qu’ensemble d’acteurs, cette perspective renvoie aux diverses actions et réactions offensives et défensives du groupe qui visent à se contraindre soi-même et les autres et à échapper à ses propres contraintes et à celles imposées par les autres. Nous posons que la dialectique sur laquelle repose la forme identitaire est révélée, méthodologiquement, par les stratégies mises en place par le groupe. D’autant que l’utilisation du concept de ‘stratégie’ est performatif, pour notre objet, car il permet de fédérer les différentes pistes présentées à propos de la sociologie des professions et les théories liées à l’identité professionnelle.

Ces stratégies impliquent notamment des actions et des objectifs. Elles sous- entendent aussi des intentions. Le groupe développe des stratégies pour parvenir à quelque chose. Trois intentionnalités émergent : la construction, la défense et la pérennisation.

Les stratégies de construction du groupe réfèrent, en premier lieu, à la dénomination du groupe. Le nom ou terme qui est attribué ou revendiqué par les praticiens d’un même métier fonde, en premier lieu, leur forme identitaire, il leur permet de se reconnaître a

minima dans le partage d’un ‘même’. Cette remarque renvoie aux diverses stratégies des

groupes de journalistes, en France, en Grande-Bretagne ou au Québec, qui ont tenté, au tournant du XXème siècle, de défendre leur ‘nom’ en tentant d’exclure les amateurs auxquels ils ne pouvaient ou voulaient conférer le nom de journaliste26.

Cette dénomination permet donc une certaine forme de contrainte sur l’usage du nom par les membres ou les non-membres. En ce sens, le groupe tente de protéger et de défendre cet usage et de le restreindre à ses seuls membres. Les projets de lois, menés tambour battant par différents groupes de journalistes, visaient et visent toujours pour certains, à contraindre l’utilisation du nom, de leur ‘titre’ professionnel (Le Cam et Ruellan, 2004). Dans les territoires, tels que le Québec, les stratégies de restriction de l’usage du terme sont restées pour l’instant lettre morte et incitent le groupe à une auto-définition constante qui le place dans une situation de construction permanente de sa spécificité.

Les contraintes d’usage du nom renvoient aussi directement aux interactions que le groupe, dans son histoire, a géré avec l’ensemble « public, pairs, sources et institutions »,

26 A titre d’exemple, pour la France, voir Ruellan (1993), pour la Grande-Bretagne voir Aldridge et

mais aussi au sein des entreprises de presse. Car le terme de ‘journaliste’ et l’appellation de l’employé sont deux enjeux interdépendants au sein de l’entreprise. La hiérarchie et les ‘titres’ attribués dans l’enceinte du lieu de travail sont fondamentaux dans la construction d’une identité individuelle et en conséquence de la forme identitaire collective.

L’usage du nom renvoie fondamentalement à un rassemblement de ‘mêmes’, de praticiens d’un métier similaire, donc, notamment, à un ensemble de pratiques professionnelles. La construction de la spécificité professionnelle du groupe repose ainsi sur cette expertise de production que le groupe doit se forger. Les journalistes partagent a

priori un ensemble de pratiques professionnelles qui les distinguent d’autres praticiens.

Mais les frontières de cette expertise, qui ne sont pas tracées finement, sont constamment en construction et reconstruction27.

L’usage du nom, la gestion des interactions et de la spécificité professionnelle dépendent souvent largement de la création d’instances représentatives du groupe qui permettent au groupe d’être conçu comme un collectif dont les velléités et les objectifs sont communs. Les instances représentatives, professionnelles ou syndicales, sont constituées sur la base de diverses stratégies qui se superposent : la défense du nom, des conditions de travail des membres, de l’expertise du groupe, etc. Elles sont le canal privilégié de constitution et surtout de diffusion des stratégies du groupe. En tant qu’instances collectives, elles permettent aux membres du groupe de se consulter, de construire des stratégies communes et de les véhiculer, en interne et vis-à-vis du reste de la société.

Les stratégies de défense du groupe rejoignent celles de la construction de sa spécificité. Dans le même ordre d’idées, le groupe doit défendre son appellation, son territoire, ses frontières, son expertise, etc. ; toutes choses qui semblent constituer sa forme identitaire. Mais la défense repose sur la perception d’une menace en provenance de l’extérieur. Que ce soit des actions en provenance de l’ensemble « public, sources, pairs et institutions » ou bien des nouveaux venus qui tentent de pénétrer sur le territoire, ou encore des tendances d’ordre plus général (économique, politique ou social), ces facteurs entraînent des mécanismes de protection. Ces mécanismes passent, la plupart du temps, par

27 Le processus de déconstruction-reconstruction du journalisme aux prises avec les nouvelles

des discours ou des actes qui visent à assimiler ou rejeter les nouveaux venus, à se distancier des pratiques en émergence et à gérer les conséquences induites par ces facteurs. Il en résulte des prises de position publiques destinées à maintenir l’image de cohésion d’un groupe, pourtant souvent confronté à des incursions de différents ordres.

Ces stratégies sont portées par une intention forte : la pérennisation. Par ses stratégies de construction et de défense, le groupe agit pour survivre et les individus pour se protéger. Ses mécanismes de défense l’entraînent parfois à assimiler des nouveaux venus ou des acteurs aux frontières dans ses rangs afin de les contrôler, de veiller à son marché du travail, son statut ou ses prérogatives. Cette assimilation peut être interprétée comme une stratégie visant à transcender les changements qui traversent le groupe. La pérennisation est aussi construite autour de la socialisation des membres. Cette socialisation (dans les formations professionnelles, dans les entreprises de presse et par intégration des discours publics) tente d’associer la jeune génération à la forme identitaire, donc à un projet commun afin que celle-ci adhère et poursuive, au possible, les objectifs historiques du groupe.

Ces trois stratégies sont interdépendantes. Elles ne se succèdent pas chronologiquement, car cela sous-entendrait que le groupe doit d’abord se construire, puis se défendre pour enfin se rendre pérenne. Au contraire, la perspective mettant en exergue la nécessité, pour le groupe professionnel, de développer certaines stratégies implique que celles-ci soient développées simultanément. Elles sont imbriquées : la construction de la spécificité professionnelle s’appuie sur la défense du territoire, les deux étant conditionnelles des stratégies de pérennisation, et inversement.

Ces trois ordres de stratégies s’appuient sur différents aspects par lesquels elles prennent forme : la sédimentation historique (les ‘projets professionnels’ du groupe, la conception du journalisme), l’ensemble des interactions avec le public, les pairs, les sources et les institutions, la défense du territoire (marché du travail, gestion des hors-frontières), la défense de l’expertise (les droits et devoirs, la formation, la socialisation). La présentation de ces différents facteurs tente de faire émerger des pistes de recherche qui permettront, lors de l’analyse dans les chapitres suivants, de faire émerger cette forme identitaire.

1.3.2.2 La production discursive comme manifestation de ces stratégies