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Une forme identitaire reposant sur la défense du territoire et de l’expertise professionnels

La forme identitaire professionnelle spécifique

1.2 Les fondements de la forme identitaire du groupe des journalistes

1.2.3 Une forme identitaire reposant sur la défense du territoire et de l’expertise professionnels

Le groupe professionnel se construit et se définit en rapport à un territoire symbolique qu’il se crée (Winch, 1997). Ce territoire lui permet de poser des balises qui représentent les frontières du groupe (qui est membre ou non de celui-ci ?), de la définition de son expertise (quelles sont les pratiques professionnelles acceptées ou rejetées par le groupe ?), des modalités d’interactions avec les autres (qui représente le groupe ? quelle est sa légitimité pour le groupe et pour les autres ?). Ce territoire est souvent perçu en terme de frontières :

« (1) Boundaries create demand for a distinctive commodity by demarcating the professional’s services from similar – but in crucial way dissimilar – services provided by outsiders. (2) Boundaries serve to exclude providers of ‘similar’ services who falsely claim (according to insiders) to be within the profession. Both are essential steps toward the monopolization of a profession’s market, for the boundaries can be used to deny expertise, authority and thus employment and material resources to potentially competitive outsiders » (Gieryn, Bevins et Zehr, 1985 : 393).

Cette question des frontières offre une représentation théorique pour les chercheurs, et symbolique pour les groupes professionnels. Elle inclut, de fait, la notion de territoire qui permet, schématiquement, de se représenter l’étendue de l’expertise, de l’autorité et des ressources spécifiques du groupe. Elle revient à schématiser théoriquement le territoire dans lequel le groupe professionnel évolue et elle permet au groupe de dessiner, même de façon parcellaire, les contours de son territoire afin, notamment, de se positionner sur la nature de son expertise21, sur les conséquences sociales et le fondement de son prestige et enfin sur la

21 La notion d’expertise est relativement complexe à définir. Elle peut cependant être définie, en tant

que « general expertise », comme « the ability to adapt one’s skills to the specific task at hand » (Fook, et al, 1997 : 402).

gestion de l’ouverture (ou de la fermeture) de sa structure organisationnelle (Collins, 1990 : 18).

« It is not the existence of knowledge that is crucial, but how it is socially organized (...) The conclusion must be that the knowledge which brings professional privileges is knowledge embellished by its status image » (Collins, 1990 : 18-19).

La défense des frontières devient alors pour le groupe une stratégie continuelle qui entre pleinement dans le processus de professionnalisation, de construction de sa forme identitaire. Ces frontières ne sont en effet pas amovibles. Au contraire. Elles évoluent avec le parcours historique spécifique du groupe et l’évolution du contexte dans lequel il s’intègre. Elles sont issues des interactions historiques que le groupe peut entretenir avec autrui (notamment avec le public, les pairs, les sources et les institutions) et selon les identifications successives que le groupe se forge de lui-même.

1.2.3.1 Les frontières de l’appartenance au groupe

Le groupe des journalistes s’est construit une spécificité qui repose sur une représentation particulière de son territoire. La défense des frontières de ce territoire se joue selon certaines modalités qui concernent principalement la question de la définition du terme de ‘journaliste’ par le groupe : l’appellation elle-même, la représentation des droits et des devoirs, le pouvoir des instances représentatives du groupe, la question du marché du travail et bien entendu la conception du journalisme.

L’analyse du territoire du groupe des journalistes repose, de ce fait, sur la recherche des traces de ces modalités mises en place par le groupe tout au long de son histoire. Celles-ci sont évidemment liées, depuis les débuts, à une question de définition du terme de ‘journaliste’ par le groupe. Face à l’incursion d’ ‘amateurs’, le groupe des journalistes, qu’il soit du Québec, de la France, de l’Italie ou du Brésil, s’est fédéré en réaction aux individus qui prétendaient faire œuvre de ‘journalisme’ et qui passaient, pour le groupe, pour des acteurs aux frontières (nouveaux venus, ‘amateurs’, autres professionnels, etc.) qui risquaient de nuire au groupe.

L’évolution de la construction et de la défense des frontières du territoire d’expertise du groupe s’est révélée autour de velléités de reconnaissance interne (qui fédère les membres du groupe) et externe (qui permet de présenter un discours unifié aux acteurs avec lesquels le groupe interagit) par la création d’associations professionnelles, d’organismes syndicaux, de guides ou chartes de déontologie, voire pour certains pays de lois sur le statut de journaliste et de création d’une carte de presse. Ces mesures sont censées permettre de reconnaître un journaliste d’un amateur.

Mais, dans la pratique, la distinction est beaucoup plus malléable et toujours source d’interprétation. Ainsi, la définition et la défense d’un statut ‘professionnel’ particulier basé notamment sur la prescription de droits et devoirs est un débat historique récurrent au Québec depuis le début du XXème siècle22. Les discussions sur un statut et une

reconnaissance par la loi ou par une carte professionnelle ont toujours cours au début du XXIème siècle et elles sont un marqueur sensible des velléités de défense du territoire du groupe des journalistes du Québec. D’autant que le marché du travail n’est pas contrôlé directement par le groupe des journalistes mais bien davantage par les entreprises médiatiques qui ont charge d’embaucher des journalistes, issus de trajectoires sociales diverses et dont les velléités d’appartenance officielle au groupe sont aléatoires.

1.2.3.2 Les frontières de l’expertise du groupe

La définition et le contrôle du territoire du groupe sont étroitement liés à la défense de son expertise. Cette notion d’expertise est d’ailleurs au cœur des revendications et des actions des groupes professionnels puisque ce sont la conception et la pratique du métier qui fondent la forme identitaire professionnelle.

Ce concept d’expertise renvoie, en premier lieu, au savoir professionnel qu’un groupe se forge et détient :

« What is the nature of the expertise that professions monopolize? And what social consequences follow from what kind of knowledge and what modes of appropriation? The issue is not merely whether particular occupations hold particular kinds of knowledge, but whether their knowledge is the basis of their prestige and closed organizational structure » (Collins, 1990 : 18).

La sociologie anglo-saxonne des professions a d’ailleurs placé ce savoir comme un indicateur fondamental de la profession :

« knowledge-based occupations and therefore the nature of their knowledge, the socio-cultural evaluation of their knowledge and the occupation’s strategies in handling their knowledge base are of central importance » (Macdonald, 1995 : 160).

L’expertise du groupe peut donc être conçue en terme de savoir professionnel. Or, un savoir se construit et doit se pérenniser au travers des générations. Cette expertise implique donc a priori la formation des membres du groupe, leur socialisation, la constitution de guides de déontologie, la référence à une certaine éthique et enfin la défense et la revendication de droits et devoirs spécifiques aux membres du groupe.

Ce savoir professionnel réfère à la constitution par le groupe d’un ensemble de connaissances (de techniques et de pratiques professionnelles), connu et appliqué par les membres (Larson, 1977 : 41). Évidemment, il pose aussi la question de l’exclusivité de ce savoir professionnel. Nous verrons à l’analyse de la réalité contemporaine du groupe des journalistes que ce savoir n’est pas et n’a jamais été l’apanage exclusif du groupe. Il est cependant ce par quoi le groupe tend à se réunir et à se distinguer et simultanément ce à quoi les acteurs ‘extérieurs’ au groupe se réfèrent, ce par rapport à quoi ils se positionnent.