• Aucun résultat trouvé

Une forme identitaire perceptible dans un contexte de changement

La forme identitaire professionnelle spécifique

1.3 La forme identitaire journalistique comme objet de recherche ?

1.3.1 Une forme identitaire perceptible dans un contexte de changement

L’identité se heurte constamment (dans les termes de la dialectique de l’identité) au contexte mouvant et aux perceptions changeantes (du contexte et des objectifs professionnels). Les traits identitaires sont souvent constitués ou révélés dans le conflit, dans l’action qui détermine les objectifs du groupe. La crise peut d’ailleurs être perçue comme moteur de développement identitaire (Gohier et al, 2001 : 7). Or, les groupes professionnels traversent fréquemment des périodes de crise qui les remettent en question et cela est d’autant plus vrai pour le groupe des journalistes, qui rejoint en ce cas la ‘catégorie’ des métiers inspirés, abordée par Dominique Schnapper :

« Parce que les métiers remplacent la vocation, tous ceux qui définissaient leur profession en termes de ‘vocation’ et entendaient échapper à la logique économique ou bureaucratique déclarent que leur profession est ‘en crise’ » (Schnapper, 2003 : 148). (…) « Dans tous les cas, il existe des interrogations sur l’évolution de la profession et le sens de l’exercice du métier dans une société où se conjuguent les effets de la démocratisation assurée par l’État- providence et, dans l’ensemble de la société, la logique prééminente de l’efficacité technique, de la concurrence et des relations marchandes » (Schnapper, 2003 : 158).

L’analyse proposée par E. Reynaud (1982) à propos des identités collectives, insiste particulièrement sur les moments de conflits qui permettent à une identité de se constituer, au groupe de déterminer ses objectifs, d’adopter des formes institutionnelles, etc.. Ces conflits accentuent les échanges, le développement de solidarités, les remises en cause et sont des moments hors du quotidien (un ensemble de « facteurs passionnels »). Les circonstances historiques sont, de fait, primordiales. Insistant sur la forte dépendance des groupes à leur environnement, Reynaud estime que « la manifestation même d’une identité collective est souvent dépendante des occasions qui lui sont offertes » (Reynaud, 1982 : 171). Un contexte mouvant est fortement révélateur des traits identitaires et porteur d’une prise de conscience par le groupe de sa spécificité et de la nécessaire défense de son territoire, de son expertise.

La forme identitaire construite ou révélée dans un contexte de changement (voire de conflits) permet au groupe de se coaliser autour de la défense de ses intérêts. Les inquiétudes ou tensions vécues par les professionnels peuvent avoir des causes multiples : le contexte économique, technique, hiérarchique, de travail (touchant à leurs pratiques professionnelles ou à leur expertise, le savoir-faire qu’ils développent), etc. Ces tensions déstabilisent l’équilibre que tente de maintenir le groupe.

La gestion par le groupe de ses tensions identitaires entraîne souvent une crispation autour des valeurs et traditions véhiculées antérieurement. Ainsi,

« Professionals and experts, whenever they are challenged, individually or collectively, retrench behind the boudaries of their discursive fields and retreat towards the protected core » (Larson, 1990 : 45).

À titre d’exemple, dans son étude des transformations de l’identité des banquiers exploitants, D. Courpasson (1994), après avoir passé en revue les règles professionnelles des banquiers et les changements en cours dans la profession, parvient à la conclusion que les exploitants ont sauvegardé les conditions concrètes de réalisation de leurs activités par des processus de détournement ou de résistance active, mais pacifique.

« Leur identité réside aujourd’hui plus que jamais dans la force économique de leur profession, alors qu’une part du changement stratégique vécu par les banques se fait effectivement sans eux » (Courpasson, 1994 : 228).

Cet exemple permet d’illustrer les réactions des groupes professionnels qui, face à un changement, se replient sur certains de leurs traits identitaires pour maintenir l’équilibre antérieur, leurs façons de faire et de se penser. La période de transformations ayant consolidé leur identité professionnelle à partir de changements assimilés ou détournés de leurs objectifs premiers.

Cette perspective n’est cependant pas généralisable à tous les déséquilibres identitaires vécus par les groupes. Au contraire, certaines phases de changement sont susceptibles de transformer radicalement la structure du groupe, voire de remettre en question son existence. Cela a été le cas des typographes, qui, avec l’informatisation, ont été remis en cause dans leur existence même. La défense de leur identité collective a

entraîné de nombreux conflits dans les entreprises de presse, allant jusqu’à la paralysie des activités. Mais ces actions de revendication, de sursaut défensif, n’ont eu, sur le terrain, que peu de portée.

Pour le groupe lui-même, certains facteurs de perturbation de la forme identitaire proviennent des décalages entre les pratiques professionnelles adoptées et les conceptions du métier partagées suivant l’appartenance à une même génération.

«Les individus de chaque génération doivent reconstruire leurs identités sociales “réelles” à partir 1- des identités sociales héritées de la génération précédente, 2- des identités virtuelles (scolaires, etc.) acquises au cours de la socialisation initiale, 3- des identités possibles (professionnelles...) » (Dubar, 1999 : 118).

Les catégories officielles ou traditionnelles qui définissaient le groupe professionnel sont utilisées, acceptées, perverties ou refusées par les nouvelles générations. Ces ajustements conditionnent l’identification future des nouveaux venus et impliquent des réarrangements permanents aussi bien des domaines de travail que des catégories identitaires (Dubar, 1999 : 118).

La forme identitaire du groupe est, par ailleurs, influencée par des considérations plus générales (politiques ou économiques par exemple) qui interviennent directement dans la représentation du groupe. Les transformations vécues par le monde du travail jouent un rôle de premier plan dans les réajustements de l’identité des groupes professionnels. Les rapports au travail, les exigences des employeurs, la précarisation des employés, l’augmentation du chômage, la flexibilité nécessaire de la main d’œuvre et les différentes modernisations (notamment par l’informatisation) sont autant de facteurs de déstabilisation de l’identité professionnelle (Dubar, 2001 : 95-128).

Il reste que les réactions de repli sur soi des professionnels face à des contextes de changements sont réelles et démontrées empiriquement dans de nombreuses recherches. La défense de la forme identitaire apparaît nécessaire au maintien de l’équilibre et parfois à la survie du groupe. Elle lui permet de se définir par rapport au reste de la société et de

revendiquer sa spécificité. La cohésion autour de perceptions, de représentations et de pratiques professionnelles communes fonde les bases de la défense collective du territoire.

La forme identitaire professionnelle, et donc la forme du groupe des journalistes, est donc particulièrement perceptible dans des situations de changement. Il est en effet « probable que seuls de faibles changements et des adaptations de détail seront apportés à l’institution hors des périodes de conflit » (Reynaud, 1982 : 172). Il ne faut cependant pas se focaliser uniquement sur ces périodes de conflits potentiellement génératrices de crise d’identité.

« La vérité est que, réduite à ses aspects subjectifs, une crise d’identité n’offre pas d’intérêt intrinsèque. Mieux vaudrait regarder en face les conditions objectives dont elle est le symptôme et qu’elle reflète » (Lévi- strauss, 1995 : 10).

Ces conditions peuvent être formées à partir de l’histoire du groupe ou encore nouées au fil des interactions que le groupe entretient avec le milieu dans lequel il se construit. Évidemment, l’état de ‘crise’ doit être considéré comme la manifestation de considérations antérieures au travers desquelles le groupe évoluait et que la crise rend davantage manifestes.

Ainsi, pour retrouver les traces de la forme identitaire du groupe des journalistes, encore faut-il trouver les traces de sa manifestation.

La ‘crise’ vécue actuellement par les journalistes serait d’origine multiple et liée à des considérations économiques, politiques, sociales, technologiques, etc. (Charon et Mercier, dir., 2003 ; Altheide et Snow, 1991 ; Riutort, 2000 ; Rieffel, 2001). L’angle par lequel va être abordée la forme identitaire professionnelle est, dans le cadre de cette thèse, l’introduction d’Internet dans le milieu journalistique.

Cette introduction d’une nouvelle technologie est envisagée non pas uniquement comme un facteur technique déterminant ou étant déterminé par les acteurs, mais de façon bien plus large, comme un révélateur de changements, un événement-repère. Cette notion d’événement-repère est reprise de la conception des Key events de Zelizer (1993) qui postule que les journalistes se rassemblent en créant des récits à propos de leur passé commun qu'ils font circuler entre eux de manière routinière et informelle - des histoires qui

contiennent certaines constructions de la réalité, certaines sortes de narration, et certaines définitions des pratiques professionnelles correctes (Zelizer, 1993 : 223-224).

L’introduction d’Internet peut alors être entrevue comme un key event qui permette de faire émerger les discours aux fondements de la forme identitaire du groupe. Cet ‘événement-repère’ autorise aussi la remise en contexte des changements vécus actuellement par les journalistes en les replaçant dans l’histoire de l’évolution de la forme identitaire du groupe25.

1.3.2 Les manifestations discursives de la forme identitaire du groupe des