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Haute Ecole Léonard de Vinci, Institut Parnasse-ISEI, Bruxelles,

Belgique

f.coppens@parnasse-isei.vinci.be

Résumé

L'impératif d'innovation, dominant aujourd'hui en pédagogie, est interrogé à la lumière de trois questions vives dans l’interprétation contemporaine de Machiavel, dont les "modes et ordres nouveaux" contribuèrent à fonder notre modernité. Ce détour clarifie une ambiguïté essentielle à cet impératif et invite à examiner s’il sert l'humanisme dont il se réclame ou, au contraire, exerce une maîtrise qui en détourne.

Mots-clés

Humanisme, innovation, modernité, praxis, savoir

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I. INTRODUCTION

Dans le contexte actuel de réforme de l’enseignement1

, le crédit pédagogique accordé à l’innovation est sans plafond : il s’impose comme une évidence aux enseignants, dans l’élaboration de leurs cours et dans leurs rapports d’activités pédagogiques, comme aux institutions quand elles s’adressent au public ou aux pouvoirs subsidiants. Y résister, ce serait à la fois aller à l’encontre de l’humanisme contemporain, centré sur la liberté créative de l’individu et son apport au bien commun ; contredire les sciences de l’apprentissage et ce que l’on sait des étudiants à la fois comme sujets actifs et, aujourd’hui, interactifs et connectés ; et substituer, enfin, une vision théorique ou dogmatique de l’activité d’enseignement à une rationalité pratique adaptée aux interactions réelles.

On doit pourtant se demander si cette triple évidence ne repose pas sur des réponses trop rapides à certaines questions fondamentales et complexes. Plusieurs de ces questions travaillent activement, aujourd’hui, l’interprétation de la fondation de la modernité et le rôle qu’y joua l’œuvre innovante de Machiavel. Il est intéressant

1 Cet article est rédigé dans le contexte de la mise en œuvre institutionnelle, en Haute Ecole de la Fédération Wallonie-Bruxelles en Belgique, du Décret définissant le paysage de l’enseignement supérieur et l’organisation académique des études (voté en novembre 2013).

d’appliquer ces mêmes questions à l’impératif contemporain d’innovation, à la fin peut-être de la modernité : il pourrait bien y avoir quelque chose de Machiavel dans l’autorité avec laquelle cet impératif s’impose aujourd’hui en pédagogie.

La présence de Machiavel dans l’impératif d’innovation ne tient pas principalement à l’exercice d’un pouvoir parfois brutal dans la mise en œuvre institutionnelle d’une réforme décidée par l’autorité politique. Certes, il arrive trop souvent, dans les dits “processus qualité” qui accompagnent une telle réforme, que toute interrogation critique des fondamentaux soit balayée d’emblée comme résistance au changement et réticence réfractaire. Bien plus profondément que cela, cependant, il pourrait bien y avoir quelque chose de Machiavel dans la rationalité

même que cet impératif d’innovation met en œuvre.

Pour explorer ce qui se joue ainsi, nous formulerons ici trois des interrogations qui travaillent aujourd’hui l’interprétation de l’ouverture de la modernité dans ce “moment machiavélien” [Pokock, 1979], relatives à l’innovation apportée par Machiavel et dont nous sommes les héritiers : une question de philosophie politique (“Quel humanisme sert-elle ?”), une question d’épistémologie (“Quel savoir la fonde ?”) et enfin une question d’anthropologie (“Quelle raison pratique y est mise en œuvre ?”). À poser ces questions à l’impératif d’innovation, nous pourrions y gagner quelque lucidité quant à ce qui s’élabore, à la possible fin de la modernité, dans notre prolongement de son enseignement innovant.

II. LA QUESTION MACHIAVEL

Il est en effet frappant de constater que nous répétons volontiers certains des gestes par lesquels cet auteur rompait, il y a 500 ans, avec les mondes anciens. On sait que dans Le Prince il invitait à voir les choses politiques comme elles sont ou dans leur vérité effective (“verita effetuale”) : telles qu’elles sont, et non plus telles qu’elles devraient être selon une conception qui prétend détenir une connaissance supérieure aux faits et qui ne serait en fait rien d’autre qu’une imagination. C’est en cela d’ailleurs qu’il disait se démarquer de tous ses prédécesseurs et ainsi faire œuvre utile. Il annonçait également au début de ses Discours sur la première

Décade de Tite-Live, on le sait peut-être moins, découvrir par son œuvre des

« modes et ordres nouveaux » utiles à tous, et s’engager ainsi dans une voie encore fréquentée par personne. C’est là une entreprise, ajoutait-il, que la nature envieuse des hommes rend aussi périlleuse pour celui qui l’entreprend que “la recherche d’océans et de terres inconnus” [Machiavel, p.187 ; Lefort, 1992, p.141].

Notre époque est comme la sienne au bord de la découverte de continents nouveaux pour l’humanité. Comme alors, nous ignorons ce que sera un avenir qui, si le sien dans lequel nous avons habité fut humaniste, pourrait être trans-humaniste pour nos successeurs [Baumann, 2010]. Cette situation invite à prêter attention à ce sentiment d’évidence qui justifie aujourd’hui l’innovation en pédagogie. Comme les grandes découvertes machiavéliennes pour la pensée politique, notre impératif nous paraît fondé sur une perspective qui découvre le réel dans sa vérité effective, ou sur

L e P r i n c e e n s e i g n a n t ? L ’ i m p é r a t i f d ’ i n n o v a t i o n 8 3

les faits. Nous romprions en cela avec des visions ou plutôt des imaginations héritées du passé et servant en fait une domination. Au fond, il en irait en politique de l’éducation aujourd’hui, pour ce qui concerne l’apprenant et la pédagogie, comme il en alla du prince et de la politique dans l’enseignement de Machiavel. L’innovation serait une libération, fondée sur une vision dégrisée qui voit les choses telles qu’elles sont effectivement. Elle nous permettrait ainsi, enfin libres des ordres d’antan, une maîtrise efficace de notre destin.

L’enseignement innovant de ce philosophe ne concerne pas seulement la chose politique, comme on pourrait le penser, mais aussi ce qu’il en est du savoir lui-même et du destin de l’humain dans sa capacité à maîtriser la chance [Lefort, 1992, p.156]. Il en va de même, à l’autre bout, de l’injonction contemporaine d’innovation dans l’éducation et l’enseignement : elle engage, et c’est d’ailleurs son ambition, notre humanité et son avenir. Nous voulons maîtriser le hasard ou la fortune par une action efficace, témoignant ainsi de l’efficacité prolongée de l’action de cet auteur, qui agit effectivement comme le Prince qu’il décrit [Mansfield, 1966, p. ix ; Strauss, 1958]. Comme Machiavel, mais sans le savoir, nous pourrions bien faire autre chose que ce que nous (nous) disons en mobilisant l’innovation.

III. QUESTION DE PHILOSOPHIE POLITIQUE :

UN HUMANISME ?

La question de l’humanisme