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B. Metz au cœur de l’Austrasie

II. ETUDE DU LIBER DE EPISCOPIS METTENSIBUS DE PAUL DIACRE

2. Formation et premières œuvres

ancêtres en ligne masculine directe. Les noms des parents collatéraux ne sont pas mentionnés, pas plus que ceux des femmes, à l’exception de la mère de Paul, Théodelinde. Ces détails auront leur intérêt lorsque nous étudierons la généalogie des ancêtres de Charlemagne contenue dans le Liber de episcopis Mettensibus.

Une chose paraît en tout cas certaine : Paul appartient à une famille aristocratique. Les patronymes de son frère aîné et de sa mère, Arichis et Théodelinde, portés par des princes et des princesses lombards, semblent confirmer la noblesse de sa famille, tout comme la déportation en Gaule de son frère à la suite de sa participation à la révolte menée contre Charlemagne par le duc frioulan Rotgaud en 7761. Seul un personnage important et dangereux pour le nouvel ordre franc en Italie a pu faire l’objet d’une telle mesure coercitive.

2. Formation et premières œuvres

Le jeune Paul, comme beaucoup d’aristocrates de son âge, fréquente la cour ducale de Cividale, puis celle de Pavie, capitale du royaume lombard. Il y reçoit une solide formation littéraire auprès du grammairien Flavien, sous les règnes des rois Ratchis (744-749) et Aistulf ( 749-756), eux aussi originaires du Frioul. La capitale lombarde est alors un important foyer de culture, tourné avant tout vers l’étude des lettres sacrées, sous la protection des souverains et des hauts dignitaires de la cour2. Il est important de noter pour le propos qui nous occupe, que le jeune aristocrate a pu s’initier dans cette ambiance studieuse à la composition d’épitaphes et de poèmes métriques, ainsi qu’à l’historiographie, avec notamment la lecture de l’Origo gentis langobardorum3, qui décline l’histoire du peuple lombard sous la forme d’une généalogie royale. Cette œuvre fut vraisemblablement élaborée à l’époque du roi

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L’affaire est au départ une vaste conspiration qui englobe les cours des duchés lombards de Spolète, Cividale, et Bénévent ainsi que Constantinople. Mais la mort de l’empereur Constantin V désorganise l’entreprise et Charlemagne, averti par le Pape Hadrien, n’a pas de mal à mettre au pas Rotgaud de Frioul qui est le seul à s’être réellement soulevé.

2 Sur la culture de la cour lombarde de Pavie, voir P. Rriché, Education et Culture dans l’Occident Barbare, VIe- VIIIe siècle, Paris, 1962, p.460-466.

3 Origo Gentis Langobardorum, éd. Georg Waitz, dans les Monumenta Germaniae Historica, Scriptores in rerum Langobardicarum, t.1, Hanovre, 1878, p.1-11.

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Rothari1, qui fit mettre par écrit les lois lombardes en 643. Elle reçut plusieurs additions sous le règne de Perctarit de 672 à 688 2.

Contrairement aux Francs du VIIIe siècle, les Lombards auraient gardé, selon Lidia Capo, un grand intérêt pour leur lointain passé et pour leurs origines historiques3. Dans les Gaules, le mythe de l’origine troyenne et la conversion au catholicisme auraient suffi à fédérer les nouvelles élites nées de l’ascension et du coup d’Etat orchestré par les Pippinides, autour de valeurs innées et charismatiques attribuées au peuple franc. L’identité de ce peuple ne découlerait pas d’un long processus historique, mais serait défini par des qualités telles que la liberté, la foi et la bravoure, dans lesquelles la nouvelle aristocratie aurait pu se reconnaître. D’où, selon l’historienne transalpine, une indifférence de la part des Francs pour leur passé historique qui se serait matérialisée sur le plan historiographique par la composition d’annales, c'est-à-dire d’un genre simple, avant tout tourné vers le passé le plus récent4. A l’inverse, les Lombards, confrontés durant leurs pérégrinations à des peuples plus nombreux et plus puissants, auraient forgé une nette conscience de leur originalité. Ce vif sentiment identitaire, qui n’aurait d’ailleurs pas empêché les envahisseurs de s’intégrer aux Romains, se serait appuyé sur un grand intérêt pour les origines historiques du « peuple » lombard. D’où la composition d’œuvres historiographiques telles que l’Origo gentis langobardorum, ou encore la Petite histoire des Lombards de Secundus de Trente5, aujourd’hui perdue mais utilisée comme source par Paul Diacre pour rédiger son Histoire des Lombards. Ce dernier serait donc, si l’on suit les conclusions de Lidia Capo, l’héritier d’une solide culture historiographique qui aurait imprégné les élites lombardes durant le haut Moyen Âge6.

Ces allégations doivent cependant être nuancées. Certes, la cour lombarde semble avoir été beaucoup plus ouverte à l’historiographie que son homologue franque, mais il faut tenir compte de la chronologie de l’apparition des ouvrages historiques dans la péninsule italienne. Comme l’a montré Walter Pohl, trois époques ont été marquées par un développement de la production historiographique dans la péninsule, en liaison avec la volonté affichée par les souverains lombards de fixer la mémoire collective de leur

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Rothari, roi des Lombards de 636 à 652. 2

Walter Pohl, « Memory, identity and power in Lombard Italy », dans The uses of the past in the early Middle

Age, sous la direction de Y. Hen and Matthew Innes, Cambridge, 2000, p.18-20.

3 Lidia Capo, « Paolo Diacono e il Mondo Franco : l’incontro de due esperienze storiografiche », dans Paolo

Diacono, un scrittore fra tradizione longobarda e rinovamento carolingio. Convegno internazionale di studi, 6-9

mai 1999 a cura di Paolo Chiesa, p.39-74, 2000, Udine. 4 Ibidem., p.51-56.

5 Secundus de Trente, abbé du Val di Non, contemporain des invasions lombardes, mort en 612. 6

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« peuple »1. La première, au tournant du VIIe siècle, vit la rédaction de l’œuvre de Secundus de Trente, qui s’intègre dans les efforts de la reine Théodelinde pour glorifier les rois lombards. La seconde époque est celle du roi Rothari, au milieu du VIIe siècle, qui fit mettre par écrit les lois lombardes et sous le règne duquel apparut la première version de l’Origo

gentis Langobardorum. La troisième, enfin, est celle de Paul Diacre, avec notamment la

rédaction de son Histoire des Lombards, qui fut composée après la chute du roi Didier en 774. Le passage de l’érudit frioulan à la cour de Pavie, au milieu du VIIIe siècle n’apparaît donc pas comme une grande période de production historiographique, et aucune œuvre à caractère historique composée sous les rois Ratchis et Aistulf ne nous est parvenue. Ces constatations montrent bien que si une certaine culture historiographique s’est développée au sein des élites lombardes, Paul Diacre n’a pas forcément côtoyé d’historiens prestigieux à Pavie. Son goût pour la rédaction d’œuvres historiques de grande ampleur est bien une originalité qu’il conserva et développa durant toute sa vie.

Il semble que c’est durant son séjour à la cour de Pavie que le lettré frioulan accède au diaconat. Beaucoup de questions se posent cependant autour de l’entrée de Paul dans les ordres : a-t-il été voué à une carrière ecclésiastique dès le plus jeune âge en tant que cadet, comme certains historiens l’ont déduit à partir de son nom, qui est à consonance chrétienne et non germanique ? Pourquoi s’est-il arrêté au diaconat ? Questions extrêmement difficiles à élucider et qui ne retiendront pas notre attention, d’autant que les historiens modernes sont divisés2. En fait, les détails sur la vie de l’érudit lombard sont peu nombreux et très espacés dans le temps, ce qui a permis le développement d’un certain nombre d’interprétations contradictoires.

Paul compose en 763 un poème sur les Âges du monde, (il s’agit de sa première œuvre connue), qu’il dédie à la princesse Adalperge, fille du roi Didier et femme du duc de Bénévent Arechis (758-787), dont il a peut-être été le précepteur durant son séjour à la cour de Pavie3. Il est à noter, d’un point de vue historiographique, que le lettré lombard utilise l’année de

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Walter Pohl, « Memory, identity and power in Lombard Italy », dans The uses of the past in the early Middle

Age, sous la direction de Y. Hen and Matthew Innes, Cambridge, 2000, p.9-28.

2 Bougard [1994], p.6 ; W. Goffart dans The narrators of Barbarian history, Jordanes, Gregory of Tours, Bede

et Paul the Deacon, Princeton, 1988, p.334-337, l’historien anglo-saxon, sans négliger le facteur spirituel,

formule l’hypothèse selon laquelle Paul Diacre aurait revêtu l’habit monastique parce que le statut de moine lui offrait la possibilité de se consacrer à son œuvre littéraire.

3 Karl Neff, [1908], p.8-10; voir également les commentaires de Germana Gandino, « La dialettica tra il passato

e il presente nelle opere di Paolo Diacono», dans Paolo Diacono e il Friuli Altomedievale ( VIe-Xe sec.), Centro italiano di studi sull’ Alto Medioevo, t.1, Spolète, 2001, p.68-70.

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l’Incarnation pour situer son œuvre dans le temps1. Il rédige avant 774 pour la même Adalperge, un abrégé de l’Histoire Romaine du païen Eutrope, continué jusqu’au règne de Justinien ; œuvre qui rencontra un certain succès dans la péninsule italienne2. Paul ne s’est pas contenté de résumer son modèle, il l’a également enrichi avec l’apport d’historiens chrétiens comme Jérôme et Paul Orose, tout en utilisant les notices du Liber Pontificalis3.

Quel a été le parcours de l’historien lombard entre la fin du règne d’Aistulf en 756 et 774, date de la chute du royaume lombard ? Selon l’historiographie classique, Paul se serait retiré au Mont Cassin pour devenir moine, ce qui lui aurait permis de garder des relations étroites avec la cour de Bénévent et la duchesse Adalperge. Cette hypothèse repose sur la dédicace de l’Historia Romana, dans laquelle l’historien lombard se qualifie volontiers d’« exiguus » et de « supplex », ce qui tendrait à prouver qu’il avait déjà revêtu l’habit monastique vers 7704. W. Goffart abonde lui aussi dans ce sens : le statut de moine aurait assuré au lettré lombard la stabilité nécessaire pour mener à bien son œuvre littéraire, au milieu des incertitudes politiques de son temps5.

Ce schéma a été récemment remis en cause par Rosamond Mac Kitterick qui a souligné a juste titre qu’aucun document ne prouve de façon formelle la conversion de Paul6. Outre le fait que ses voyages s’accordent mal avec les exigences ascétiques inhérentes à la condition de moine, la dédicace de l’Histoire Romaine ne constitue pas une preuve suffisante dans la mesure où l’épithète « exiguus et supplex » ne serait qu’une marque de déférence habituelle au VIIIe siècle vis-à-vis d’une famille princière7. On ne peut cependant pas suivre jusqu’au bout la démonstration de l’historienne anglo-saxonne qui va même jusqu’à remettre en cause la présence de Paul Diacre dans le duché de Bénévent au moment où il compose son

Histoire Romaine. Rosamond Mac Kitterick ne considère pas en effet que la dédicace de cette

1 Neff, [1908] p.8-10 : « Septingenti sexaginta tresque simul anni sunt… »

2 Paul Diacre, Historia Romana, éd. par H. Droysen dans les Monumenta Germaniae Historica, Auctores

Antiquissimi, t. 2, Hanovre, 1879. Cette œuvre fut continuée par Landolf Sagax jusqu’au règne de l’empereur

Léon V l’Arménien (813-820) sous le titre d’Historia Miscella que H. Droysen a éditée à la suite de l’Historia

Romana, sur ces histoires romaines voir Paolo Chiesa, « Storia romana e libri di storia romana», dans P. Zerbi, Roma antica nel Medioevo. Mito, rappresentazioni, sopravvivenze nella Respublica Christiana dei secoli IX-XIII, Milan, 2001, p.231-259; Lars-Boje Mortensen, «The diffusion of roman histories in the Middle-Ages. A list of Orosius, Eutropius, Paulus Diaconus, and Landolfus Sagax manuscripts », dans Mediolatina, VI-VII,

1999-2000, p.101-200, qui a fait le tri dans la tradtion manuscrite entre toutes ces histoires. 3 Brunhölz, [1991], p.20-29.

4 MGH, SS, AA: « Dominae Adelpergae eximiae summaeque ductrici Paulus exiguus et supplex. » 5

W. Goffart, [1988], p.337-339.

6 Rosamond Mac Kitterick, « Paolo Diacono e i Franchi: il contesto storico e culturale », dans Paolo Diacono,

un scrittore fra tradizione longobarda e rinovamento carolingio. Convegno internazionale di studi, 6-9 mai 1999

a cura di Paolo Chiesa, p.9-28, 2000, Udine. 7

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œuvre adressée à Adalperge soit une preuve de la présence du lettré frioulan dans l’entourage de la princesse. Paul aurait très bien pu, selon elle, garder des rapports avec son ancienne élève depuis le nord de l’Italie. Cet argument n’est pas recevable dans la mesure où Paul Diacre, comme il l’affirme lui-même dans une lettre adressée à Pierre de Pise, a travaillé la plupart du temps pour le compte des grands de son époque, qui en retour ont subvenu à ses besoins matériels1. Si Paul était resté dans le royaume lombard, il aurait sans doute dédié son œuvre à un patron plus proche et plus apte à l’entretenir. D’autre part, si rien ne prouve de façon formelle la conversion monastique de l’historien lombard, il faut cependant reconnaître que ce dernier avait déjà noué des liens solides avec le monastère du Mont Cassin comme le confirme une lettre datée du 10 janvier 783, et adressée à l’abbé Theudemar2, durant le séjour de Paul à la cour de Charlemagne3. Dans cette dernière, le lettré frioulan affirme même, non sans rhétorique, qu’il ne dispose pas de la place suffisante pour retranscrire tous les noms des moines qu’il connaît4, ce qui montre que les relations qu’il entretenait avec le monastère bénédictin étaient déjà solides.

L’historien lombard a donc certainement passé une partie des années 756-782 dans le duché de Bénévent, après avoir quitté la cour de Pavie. Pourquoi ce choix ? L’explication réside dans le contexte politique général, même s’il n’y a aucune raison de lier le départ de Paul à l’exil du roi Ratchis, qui se retira au Mont Cassin en 749, puisque la présence de l’historien à Pavie est attestée sous son successeur Aistulf, qui tint les rênes du royaume lombard jusqu’en 756. Il n’y a pas lieu non plus de penser que le roi Didier, originaire de Brescia, ait été moins favorable à Paul que les souverains natifs du Frioul, comme le subodore W. Goffart5. Les liens entre Adalperge, fille de Didier, et l’historien lombard sont là pour prouver le contraire. Paul, qui faisait certainement partie de la clientèle de la fille du roi, a sans doute suivi cette dernière après son mariage avec Arichis, qui était devenu duc de Bénévent en 757, avec l’appui du roi Didier. Il est à noter que cet Arichis, originaire du Frioul, comme l’historien lombard, porte un nom qui fait partie du stock patronymique de la famille de Paul. Même si les liens exacts entre les deux hommes sont difficiles à déterminer, il est possible que des relations anciennes aient lié l’historien à cet Arichis, bien avant sa promotion au duché de Bénévent.

1 Ibidem., p.15.

2

Abbé du Mont Cassin de 778 à 797. 3 Neff, [1908], p.69-73.

4« Tanta mihi, carissimi, vestra illuc copia existit, ut, si vellim vos singuliter nuncupare, tota haec vestris

nominibus pagina non possit sufficere. »

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