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Paragraphe premier – Le principe de continuité des services publics

A. Le fondement d’un principe essentiel

« Le service public est essentiellement continu. Il faut qu’il le soit sans quoi il n’est plus un service public. »5

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Monsieur Jacques CHEVALLIER résume de la manière suivante le fondement de la continuité des services publics :

« Si les pouvoirs publics ont jugé utile de prendre en charge une activité, c’est parce qu’il y a un besoin impérieux à satisfaire. Il serait inconcevable que l’administration n’assure pas la satisfaction de ce besoin en faisant fonctionner le service par à-coups, en permettant des interruptions dans la marche du service. »6

Il faut dans cette formulation discerner un double fondement au principe : la continuité de l’action de l’État [1] et la continuité de la satisfaction des besoins des usagers [2].

1. La continuité de l’action de l’État

L’origine de la continuité des services publics est, selon Louis ROLLAND7, intrinsèquement liée à l’existence même de l’État. C’est parce que l’État doit continuer qu’il a mis en place des services qui doivent eux-mêmes continuer, et en tant que créateur, il se doit d’assurer leur continuité.

« Accomplir une certaine tâche ce n’est pas seulement faire le geste de la création de l’entreprise, c’est faire tous les gestes qui doivent suivre celui-là, et s’il y a vraiment un

besoin collectif auquel il faut satisfaire, c’est agir de telle sorte que le besoin soit régulièrement, continûment satisfait. »

Le principe de continuité est une véritable « loi de nature » et constitue « au moins une règle de droit constitutionnel coutumier ».

Les expressions « les nécessités du service public » et « leur continuité essentielle à la vie nationale » sont, pour Roger LATOURNERIE, révélatrices de la très haute conception que tout un chacun se fait des droits et des devoirs de l’État. Celui-ci gère des activités réputées essentielles pour l’intérêt général. C’est d’ailleurs lui qui les crée, sous la forme et dans la mesure qu’exige cet intérêt. Il lui incombe de les protéger : il ne peut laisser qui que ce soit en altérer ou en suspendre le cours. « Expression et instrument de l’intérêt général, le service public se manifeste alors comme une activité

intangible et toute atteinte qui lui est portée prend le sens d’une atteinte directe à l’État lui-même et

les proportions d’un scandale, auquel il n’est pas seulement nécessaire, il est urgent de mettre fin. »8

6 J. CHEVALLIER, Le service public, Dossier Thémis, Paris, P.U.F., 1971, p. 4. Voir aussi plus récemment : J.

CHEVALLIER, Le service public, 5ème éd., Que sais-je ?, n° 2359, Paris, P.U.F., 2003.

7 L. ROLLAND, Droit administratif (cours polycopié de D.E.S.), Paris, Les cours de droit, 1934, p. 39. Les italiques sont

nôtres.

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Selon Maurice HAURIOU, la dignité d’un service public passe par sa continuité car cette dernière constitue un aspect de la continuité de la vie sociale. L’institution chargée d’un service public doit être durable et permanente9. Plusieurs décisions du Conseil d’État ont élaboré des règles qui permettent d’assurer l’État de droit et de protéger la continuité de l’action des pouvoirs publics parmi lesquelles figure le privilège du préalable. L’administration a l’obligation d’assurer l’exécution des lois et des règlements pour éviter toute interruption dans le fonctionnement régulier des pouvoirs publics. Le chef d’État « est chargé d’assurer l’exécution des lois » et il lui « incombe dès lors de veiller à ce qu’à toute époque les services publics institués par les lois et les règlements soient en état de fonctionner… de manière continue. »10

La jurisprudence établit très clairement le lien entre continuité des services publics et continuité étatique. Ainsi, le commissaire du gouvernement TARDIEU affirme dans ses conclusions de l’arrêt Winkell que la grève des fonctionnaires « même quand elle n’est pas réprimée pénalement est un moyen révolutionnaire auquel il est interdit de recourir. »11

Le commissaire du gouvernement GAZIER précise dans ses conclusions de l’arrêt Dehaene : « qu’admettre sans restriction la grève des fonctionnaires, ce serait ouvrir une

parenthèse dans la vie constitutionnelle et, comme on l’a dit, consacrer officiellement

la notion d’un État à éclipses. Une telle solution est radicalement contraire aux

principes les plus fondamentaux de notre droit public. »12

La rédaction même de ces décisions fait référence à la continuité des pouvoirs publics. L’arrêt Winkell affirme que la continuité des services publics est nécessaire « à une continuité essentielle à la vie nationale ». L’arrêt Dehaene parle « d’atteinte grave à l’ordre public » entraînée par la grève de certains agents des préfectures. Maurice HAURIOU soutient le caractère inconstitutionnel de la loi qui serait en contradiction « avec les conditions nécessaires d’existence de l’État dont on peut bien dire qu’elles sont plus fondamentales encore que les règles positives et la Constitution écrite »13. Dans le

9 M. HAURIOU, Principes de droit public, Paris, Larose, 1910, p. 132. 10 CE 28 juin 1918, Heyriès, Rec. 651 ; S. 1922. III. 49, note M. HAURIOU.

11 CE 7 août 1909, Winkell, Rec. 826 ; S. 1909. III. 145, concl. commissaire du gouvernement TARDIEU, note M.

HAURIOU. Les italiques sont nôtres.

12 CE Ass. 7 juillet 1950, Dehaene, Rec. 426 ; R.D.P. 1950, p. 691, note Marcel WALINE et p. 702, concl. commissaire du

gouvernement F. GAZIER ; J.C.P. éd. gén. 1950. II. 5681. Les italiques sont nôtres. Dans le même sens, le commissaire du gouvernement HELBRONNER, dans ses conclusions de l’arrêt Syndicat national des chemins de fer : « Dans les sociétés organisées, dans les États civilisés, au-dessus des intérêts individuels les plus respectables, au-dessus des intérêts collectifs les plus sérieux, et les plus justifiés, il y a l’intérêt général, le droit supérieur pour une société, pour une nation, d’assurer son existence et de défendre son indépendance et sa sécurité. » Les italiques sont nôtres. (CE 18 juillet 1913, Syndicat national des chemins de fer de France et des Colonies, Rec. 875 s. spéc. 880, concl. commissaire du gouvernement HELBRONNER ; S. 1914. III. 1, note M. HAURIOU ; R.D.P. 1913, p. 506.)

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même sens, l’arrêt Heyriès14 fait référence à la continuité du service public « nécessaire à la vie nationale » pour justifier la non-application par l’administration d’une garantie législative en cas de circonstances exceptionnelles.

L’accent est mis sur les moyens dont dispose l’État pour assurer sa survie. Cette préoccupation exprimée par la doctrine transparaît dans la jurisprudence mais aussi dans les textes de loi proposés. Certaines propositions visent la continuité du service public au service de l’État. Par exemple, Monsieur Jean-Pierre FOURCADE, dans sa proposition de loi n° 14715, souligne la nécessité de maintenir « les liaisons et communications indispensables à l’action du gouvernement, des exécutifs locaux et de leurs administrations ».

Ce premier aspect de la continuité des services publics concerne davantage la nécessité de la continuité de l’État que la continuité de la satisfaction des besoins des usagers. Cependant, l’un ne va pas sans l’autre. En effet, les personnes publiques sont, elles aussi, usagers de certains services publics (poste, téléphone, police, etc. ). À ce titre, elles doivent donc être également satisfaites pour, à leur tour, satisfaire les besoins des usagers. Le juge semble avoir privilégié une conception étatiste de la continuité des services publics. En effet, comme le rappellent certains auteurs16, « la continuité des services publics a été d’abord imposée par la jurisprudence pour assurer la continuité de l’État et de son action ainsi que celle des autres personnes publiques et que, consciemment ou non, le juge accomplissait là une démarche non dépourvue de signification politique. »

La continuité est une règle qui doit être respectée par tous ceux qui collaborent aux services publics. Elle s’impose à eux. La continuité est « conçue plus comme un moyen d’assurer l’ordre public, la défense intérieure et extérieure de l’État… que comme permettant une satisfaction permanente des besoins des usagers. »17 Pourtant, la continuité des services publics vise également à satisfaire les besoins des usagers.

14 CE 28 juin 1918, Heyriès, décision précitée, note 10.

15 Proposition de loi n° 147 (Sénat, 1986-1987), déposée le 20 décembre 1986 par M. J.-P. FOURCADE, tendant à instituer

une procédure de médiation préalable et à assurer un service minimal en cas de grève dans les services publics, art. 3.

16 Jean-François LACHAUME, Claudie BOITEAU et Hélène PAULIAT, Grands services publics, 3ème éd., Paris, Armand

Colin, 2004, p. 331.

17 Idem, p. 277 ; Georges VEDEL, « Réflexions sur quelques apports de la jurisprudence du Conseil d’État à la jurisprudence

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2. La continuité de la satisfaction des usagers

Dans la mesure où l’État a créé un service public pour satisfaire un besoin des usagers, ledit besoin doit présenter une « importance sociale, économique, politique, justifiant une gestion non- aléatoire c’est-à-dire exempte d’à-coups, d’interruption »18.

Ainsi, en plus d’être un besoin pour l’État, la continuité est une nécessité pour les individus. Selon Léon DUGUIT, l’État est le simple prestataire de services répondant aux besoins collectifs :

« Le service public étant par définition un service qui est d’une importance telle pour la vie collective qu’il ne peut être interrompu un seul instant. Le devoir des gouvernants est d’employer leur puissance à en assurer l’accomplissement d’une manière absolument continue. »19

Pour la plupart des usagers, le service public doit être, par nature, continu et ne supporter aucune interruption, sans quoi il faillit à sa mission. L’existence du service public est justifiée par l’intérêt général qu’il doit satisfaire.

Selon Monsieur Jean-Paul VALETTE20, tout individu a droit au fonctionnement du service public. L’administration est contrainte d’agir mais cette obligation – de moyen – n’est pas toujours fondée sur la continuité du service public, elle peut aussi être imposée par le principe d’égalité. Cette continuité des services publics à laquelle peuvent prétendre les usagers a une intensité variable selon le type de services en cause. Certains services doivent être d’une continuité parfaite et absolue, d’autres services peuvent se contenter d’une continuité relative. Pour certains services publics, toute atteinte à la continuité pourra être considérée comme intolérable car ils sont indispensables à la vie quotidienne privée et professionnelle des usagers. Pour d’autres services publics, les atteintes peuvent être plus facilement acceptées car ils sont moins nécessaires aux usagers. Pourtant, comme le souligne Monsieur Jean-François LACHAUME21, même pour ce type de services publics, « l’usager accepte mal qu’ils ne fonctionnent pas de façon continue lorsqu’il en a besoin. » La jurisprudence tend à consacrer ce fondement de la continuité des services publics pour la satisfaction des besoins des usagers22.

18 J.-F. LACHAUME, C. BOITEAU et H. PAULIAT, op. cit., note 16, p. 278.

19 L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, 3ème éd. (4 tomes), Paris, Éditions de Boccard, 1929, p. 61. 20 J.-P. VALETTE, Le service public à la française, Le droit en questions, Paris, Éllipse, 2000, pp. 86-88. 21 J.-F. LACHAUME, C. BOITEAU et H. PAULIAT, op. cit., note 16, p. 332.

22 CE 6 novembre 1985, Ministre d’État, ministre des transports c. Compagnie Touraine Air Transport [T.A.T.], Rec. 312 ;

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Il est possible d’envisager que certains services publics soient interrompus et pas d’autres, selon les cas. Par exemple dans le milieu hospitalier, la continuité est « l’obligation de répondre de

façon continue aux besoins de la population sans connaître d’autres interruptions que celles prévues

par la réglementation. Le service public hospitalier est opérationnel 24 heures sur 24. »23 Mais des interruptions peuvent survenir pour d’autres raisons que celles prévues par la réglementation et notamment pour cause de grève.

À l’occasion de litiges liés à des conflits collectifs, les juges ont été amenés à préciser la valeur du principe de continuité.

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