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Déclinaisons autour de la notion d’usagers des services publics : « les intérêts économiques et sociaux des usagers »

Paragraphe second – Les autres fondements à la continuité de service

B. Les autres principes envisageables

1. Déclinaisons autour de la notion d’usagers des services publics : « les intérêts économiques et sociaux des usagers »

Comme l’indique Monsieur Philippe TERNEYRE, il ne s’agit plus seulement d’assurer la continuité du service public mais aussi la continuité du service au public56.

Il n’est plus question ici de la « simple » satisfaction des usagers mais d’une exigence plus grande, exprimée par la population à l’égard de ses services publics. De nouveaux droits apparaissent constamment57. L’usager est de plus en plus pris en considération par les responsables des services publics en sa qualité de client. Par ce biais, il tend à s’immiscer dans la relation employeur/agent. Le service public fonctionne aussi au bénéfice de l’usager. Celui-ci est titulaire de droits qu’il revendique lorsqu’il en est privé et spécialement en cas de perturbation des services publics. L’usager revendique

un droit au service public. Il doit pouvoir y avoir accès sans discrimination et en vertu du principe

d’égalité. Partant, il a droit à la continuité du service public mais pas de manière absolue.

Dès lors, le problème est de connaître le droit qu’il peut revendiquer. L’usager a-t-il droit au fonctionnement régulier et ininterrompu du service ? Que peut-il espérer de la continuité du service public ? Quelles sont les limites aux besoins des usagers ? De quels ordres sont lesdits besoins ? En d’autres termes, a-t-il un droit au service public au-delà du principe de continuité ?

56 P. TERNEYRE, « Vade-mecum du gestionnaire de services publics pour assurer la continuité du service en cas de grève »,

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Le juge administratif semble réticent à satisfaire les attentes des usagers des services publics et limite son intervention aux nécessités de l’ordre public, de l’action gouvernementale, ou de la sécurité des personnes et des biens58.

Cette démarche semble plus inspirée par le souci d’assurer la stabilité de l’administration en organisant l’auto-protection de l’État en cas de conflits des personnels dont il ne maîtrise pas la gestion que le bien-être des usagers. D’un certain point de vue, la conception des besoins économiques et sociaux peut paraître archaïque59.

Le juge judiciaire est beaucoup plus soucieux des intérêts des usagers. La Cour de cassation60 estime que la légalité d’une circulaire limitant le droit de grève des agents de la S.N.C.F. est « impérieusement commandée par la nature même du service public confié à la S.N.C.F. ». Elle prend en considération la possibilité d’une « désorganisation générale du service public » risquant de paralyser la vie économique du pays et d’engendrer « les plus grands dangers pour la sécurité des usagers. » La Cour d’appel de Paris61 évoque la nécessité d’atténuer les désagréments des grèves que subissent les usagers. Pour préserver les intérêts des usagers et pour leur éviter un préjudice grave et imminent, la Cour a, dans cette affaire, suspendu le préavis de grève déposé par les pilotes de ligne et les officiers mécaniciens navigants. Ainsi, elle ne s’est pas contentée d’imposer un service minimum dans l’intérêt des usagers mais a suspendu l’exercice du droit de grève. Ceci pourrait amener à penser : « qui peut le plus, peut le moins ». En effet, si la Cour d’appel de Paris a pu interdire momentanément l’exercice du droit de grève et assurer la pleine continuité des services publics, elle pourrait également assurer une continuité relative. Mais il faut revenir à l’esprit de la décision qui est, sans aucun doute, le souci de préserver la sécurité des passagers et non leur intérêt à voyager.

Les décisions rendues ultérieurement par le juge judiciaire62 opèrent un revirement en estimant que la réalité d’un dommage imminent n’était pas suffisamment établie pour justifier la suspension du

57 Antoine JEAMMAUD (dir.), Consécration et usage de droit nouveau, Actes du colloque, Université de Saint-Étienne,

1987.

58 Ex. : CE 4 février 1966, Syndicat unifié des techniciens de la Radiodiffusion-télévision française [R.T.F.] et autres et

Syndicat libre de la R.T.F., Rec. 82 ; R.D.P. 1966, p. 334 et pp. 324 s., concl. commissaire du gouvernement L. BERTRAND ; J.C.P. éd. gén. 1966. II. 14802, note C. DEBBASCH ; D. 1966, jurisp., p. 721 et p. 723 note J.-P. GILLI.

59 Jean ARTHUIS, SÉNAT, Rapport n° 376 (1983-1984), JO Sénat, documents, spéc. pp. 22-24. 60 Cass. Soc. 27 janvier 1956, Blanc c. S.N.C.F., D. 1956, jurisp., p. 481, note André GERVAIS.

61 CA Paris 27 janvier 1988, 1ère espèce, Syndicat national des officiers mécaniciens navigants de l’aviation civile et

autres (spéc. 4ème considérant), S.N.O.M.A.C., Dr. soc. 1988, p. 246 ; note Jean-Emmanuel RAY, « Affaire Air Inter (suite),

le retour à la raison », Dr. soc. 1988, p. 242.

62 TGI Évry 26 juillet 1990, Compagnie Air Inter c. C.G.T. – Syndicat Air Inter et autres, R.J.S. 1990, n° 915 ; Jean

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préavis de grève. Par ailleurs, le juge judiciaire indique que cette suspension revêt un caractère exceptionnel63.

Les intérêts économiques et sociaux des usagers devraient – dans une certaine mesure – pouvoir être pris en compte dans l’organisation du maintien d’une certaine continuité des services publics en cas de grève. Peut-être la limite dans laquelle pourraient être pris en compte ces intérêts serait celle exprimée par le commissaire du gouvernement Louis BERTRAND64 : « Nous n’hésitons pas à ranger encore parmi les services dont le fonctionnement continu à un certain niveau fait partie intégrante du maintien de l’ordre public, tous ceux des services industriels dont l’activité est vitale pour l’économie du pays et répond aux besoins fondamentaux de la population. »

Certains auteurs65 condamnent cette « vision restrictive » de la continuité des services publics

qui révèle « une conception archaïque des besoins économiques et sociaux du pays » ainsi qu’un « certain mépris à l’égard des usagers ». La continuité du service public impose un fonctionnement minimum des services publics indispensables à la satisfaction des besoins essentiels des usagers. D’autres auteurs66 rejettent l’idée que la continuité se limite à « assurer la sécurité physique des personnes, la conservation du matériel et des installations ». Cela revient à considérer que le maintien d’une certaine activité des services publics en cas de grève ne peut être limité aux fonctions régaliennes de la puissance publique. D’autres encore réclament la prise en compte des « coûts non- monétaires associés »67 infligés aux usagers des services publics du fait de la grève. Il faut entendre par là toutes les conséquences de la grève qui ne s’expriment pas, de prime abord, en argent. Il semble que la demande s’éloigne largement des principes pouvant être utilisés pour justifier la continuité du service.

63 Cass. Soc. 2 juin 1992, Zaluski c. S.A. Ipem Hom, Dr. soc. 1992, p. 700, note, J.-E. RAY et p. 696, rapport du conseiller

Philippe WAQUET. (Le juge ne peut, sans porter atteinte au libre exercice d’un droit constitutionnellement reconnu, substituer son appréciation à celle des grévistes sur la légitimité ou le bien-fondé de ces revendications. )

64 Concl. commissaire du gouvernement L. BERTRAND, CE Ass. 4 février 1966, Syndicat unifié des techniciens de la

R.T.F. et autres et Syndicat libre de la R.F.T., décision précitée, note 58, pp. 328-329.

65 P. TERNEYRE, loc. cit., note 56, p. 805.

66 Olivier DUGRIP, « Les conditions de la soumission des entreprises publiques au service minimum en cas de grève »,

J.C.P. éd. E. 1989, n° 3, pp. 11 s. spéc. p. 14. Elle doit répondre aux besoins d’intérêt général et fournir aux usagers les prestations indispensables à la satisfaction des besoins économiques et sociaux dont ils ne peuvent, en tout état de cause, être privés, faute d’une désorganisation générale du pays.

67 Chambre de commerce et d’industrie de Paris, Droit de grève et service public, rapport présenté par M. G.

PALLARUELO au nom de la Commission du travail et des questions sociales, de la Commission du commerce intérieur et de la Commission économique et financière, 5 septembre 2002, p. 17. (Ex. : fatigue engendrée par une grève des transports publics obligeant les usagers à se lever plus tôt et à rechercher des moyens de transports de substitution ; retards ou absentéisme causés par la grève. )

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Ce souci de préserver les usagers n’est, dans le fond, pas nouveau. Par exemple, il y a quarante ans déjà, lors de la présentation des motifs de loi du 31 juillet 196368, était soulevée l’idée de « garantir la sécurité et autant que possible la commodité du public ». Comme le souligne Monsieur Jean- Maurice VERDIER69, les promoteurs de cette loi l’ont présentée comme une protection des intérêts des usagers des services publics face à la grève.

Quant au législateur70, il est intervenu dans le domaine de l’audiovisuel en affirmant la nécessité de prendre en compte non plus seulement la nécessité de maintenir une activité en cas de grève permettant à la puissance publique d’informer la population en cas de besoin, mais la nécessité de maintenir la continuité de l’éducation, du divertissement, de la culture et de l’ensemble des valeurs de civilisations que l’audiovisuel offre aux usagers de son service.

Sous couvert de la sauvegarde de l’intérêt général, les juridictions ont estimé qu’une certaine activité devait être maintenue en cas de conflit collectif en se fondant particulièrement soit sur le principe de continuité, soit sur le principe de la protection de la santé, soit sur le principe de la sécurité des personnes et des biens. Le Conseil d’État a, quant à lui, souhaité préserver les intérêts et les besoins vitaux de la France. Ainsi, la Haute Juridiction admet une « restriction du droit de grève pour des motifs qui, pour être qualifiés d’intérêt général, n’en recouvrent pas moins la préservation d’intérêts

de caractère privé, même s’il est exact qu’ils concourent fortement à la bonne marche de l’économie

nationale. »71

Les fondements de la continuité pourraient être cherchés ailleurs encore. En effet, il existe un autre principe que l’on pourrait rattacher à la notion d’usager et auquel il est fait référence par les députés qui proposent l’organisation de la continuité obligatoire de service en cas de grève72. Il s’agit

68 Loi n° 63-777 du 31 juillet 1963 relative à certaines modalités de la grève dans les services publics (JO 2), (loi portant

notamment sur le préavis de grève). Les italiques sont nôtres.

69 J.-M. VERDIER, « Aspects inattendus de la loi du 31 juillet 1963 : préavis de grève et droit syndical », D. 1963, chron., p.

269.

70 Loi n° 72-553 du 3 juillet 1972 portant statut de l’O.R.T.F. (JO 4). Cette tendance est accentuée dans les lois postérieures. 71 Dominique CHELLE et Xavier PRÉTOT, « Grève dans le service public de la navigation aérienne et service minimum

imposé durant la tenue du salon aéronautique du Bourget (à propos de CE 8 novembre 1989, Syndicat général de la navigation aérienne C.F.T.C. et autres [Rec. 461, 750 et 957]) », D. 1992, somm. comm., p. 155 ; loi n° 84-1286 du 31 décembre 1984 (abrogation de la loi n° 64-650 du 2 juillet 1964 et instauration d’un service minimum pour les services de la sécurité aérienne), D. 1985, p. 76 (JO 1er). Les italiques sont nôtres.

72 Proposition de loi n° 2500 (Assemblée Nationale) déposée le 22 juin 2000 par M. Rudy SALLES, visant à définir les

limites du droit de grève, art. 3 : « assurer la libre circulation des personnes et des biens » ; proposition de loi n° 1404 (Assemblée Nationale) déposée le 17 février 1999 par MM. Dominique BUSSEREAU, José ROSSI, Jean-Louis DEBRÉ et Philippe DOUSTE-BLAZY, visant à protéger les droits des usagers, à améliorer le dialogue social et à assurer la continuité dans les services publics, art. 6 : « permettre aux usagers d’aller et de revenir de leur lieu de travail ou d’enseignement » ; proposition de loi n° 1597 (Assemblée Nationale) déposée le 12 mai 1999 par M. D. BUSSEREAU, visant à protéger les

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du principe de la liberté d’aller et venir et du principe de la libre circulation. En effet, ces deux principes sont présentés comme fondements de l’exigence de continuité de service, et ce, dans l’intérêt des usagers73.

Il pourrait être aussi question d’une certaine forme du droit au travail74 ou plus exactement de la liberté de travail75. En effet, les grévistes peuvent par leurs actions empêcher les salariés non- grévistes de travailler.

Autre droit qui pourrait également servir de siège à la continuité – mais il ne s’agit là que d’un droit reconnu par le législateur –, il s’agit du droit au transport. Ce droit a été reconnu par la loi d’orientation des transports intérieurs du 30 septembre 198276. Mais la loi prévoyait sa mise en œuvre

progressive notamment en faveur des personnes à mobilité réduite. Une vingtaine d’années se sont écouléesmais ce droit au transport n’est pas encore une réalité bénéficiant à tout un chacun. Il a parfois servi de motifs à des propositions de loi visant à le rendre effectif mais pas spécialement en temps de grève et uniquement pour des personnes à mobilité réduite77.

Le Préambule de la Constitution pourrait également offrir une assise justifiant encore la continuité : l’alinéa 10 indique que : « La Nation assure à l’individu et à la famille les conditions

nécessaires à leur développement. » L’alinéa 11 du Préambule ajoute : « Elle garantit à tous,

notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé, la sécurité

matérielle, le repos et les loisirs. […] »

droits des usagers, à améliorer le dialogue social et à assurer la continuité dans les services publics, art. 6 : « permettre aux usagers d’aller et de revenir de leur lieu de travail ou d’enseignement et la circulation normale des trains de transport combiné ». Les italiques sont nôtres. Infra, p. 92, note 118 : les propositions de loi relatives aux transports publics font également référence – de manière implicite – à cette notion.

73 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, art. 2 et 4 ; voir : CC n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, Loi pour

la sécurité intérieure (considérants : 7, 8 et 10) (JO 19) ; Traité de Rome, art. 39 ; Sean van RAEPENBUSH, « La libre circulation des personnes – Jurisprudence de la C.J.C.E. », R.J.S. 1995, p. 75.

74 CC n° 86-207 DC du 26 juin 1986, Loi autorisant le gouvernement à prendre diverses mesures d’ordre économique et

social, Revue des Sociétés, 1986, p. 606, note Yves GUYON.

75 Le nouveau Code pénal (art. L. 431-1) réprime le fait d’entraver la liberté du travail. Le Conseil Constitutionnel a

implicitement reconnu à cette liberté professionnelle la valeur d’un principe constitutionnel : CC n° 83-156 DC du 28 mai 1983, G.D.C.C., n° 27-19, p. 378.

76 Loi n° 82-1153 du 30 septembre 1982 d’orientation des transports intérieurs, art. 2 (JO 31).

77 Proposition de loi n° 1799 (Assemblée Nationale) déposée le 8 septembre 2004, par M. André ASCHIERI, tendant à

garantir l’effectivité du droit au transport ; proposition de loi n° 121 (Assemblée Nationale) déposée le 24 juillet 2002, par Mme Martine BILLARD, sur le droit au transport pour les handicapés et les personnes à mobilité réduite.

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Enfin, le Conseil constitutionnel voit dans le principe d’égalité un autre moyen de limiter le droit de grève78. Mais la Haute juridiction ne l’a jamais utilisé pour assurer une certaine continuité de l’activité des services publics.

Si le droit des usagers au « fonctionnement normal du service » séduit pour justifier la continuité en revanche, il ne pourrait recevoir une pleine application sans porter atteinte au droit de grève79.

2. Les intérêts économiques et sociaux des services publics industriels et

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