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Le fondement essentiel de « la santé ou la sécurité publique » : principe et nuances

Paragraphe troisième – Les fondements théoriques de la continuité du service au Québec

B. Le fondement essentiel de « la santé ou la sécurité publique » : principe et nuances

La question des fondements théoriques de la continuité se pose essentiellement dans les services publics québécois. En effet, dans les secteurs public et parapublic83, le Code du travail impose le respect de quotas (tel pourcentage de personnels à maintenir dans tel type d’établissement) pour assurer la continuité du service. Bien évidemment, ces quotas ne sont pas étrangers à la recherche de protection de la santé et la sécurité publiques, mais dans la mesure où il s’agit de normes rigides, il n’y a pas de place à l’appréciation lors de leur application. Il convient également de souligner dès maintenant que la continuité de la fonction publique en temps de grève est également justifiée par la notion « de santé ou de sécurité publique », mais il semble qu’elle ne constitue pas l’unique fondement. Constitue-t-elle pour autant la seule motivation ?

La notion « de santé ou de sécurité publique » justifie à elle seule le maintien d’une activité partielle pendant la grève84. Il n’est pas question d’une obligation d’assurer une continuité des services, même si l’idée d’une rupture ou d’une discontinuité semble peu compatible avec l’idée des services essentiels.

Le régime québécois a adopté l’acception étroite de services essentiels85. Dès lors, ne sont considérés comme essentiels que les services dont l’interruption peut mettre en danger la santé ou la sécurité du public. En effet, les services nécessaires à la protection de la vie, de la santé et de la sécurité du public doivent être en partie maintenus en cas de grève. Cette conception correspond à celle de

82 Ex. : les contrôleurs aériens (législation fédérale) ont des fonctions ayant nécessairement des incidences sur « la santé ou

la sécurité publique ». Voir : P. VERGE, Le droit de grève : fondements et limites, Cowansville, Les éditions Yvon Blais Inc., 1985, pp. 156-159.

83 Infra, pp. 270 s. 84 Supra, pp. 41-42.

85 J. BERNIER, « La détermination des services essentiels dans le secteur public et les services publics de certains pays

industrialisés » in J. BERNIER (dir.), Grèves et services essentiels, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval et le Conseil des services essentiels du Québec, 1994, pp. 49 s. spéc. pp. 58-60 et p. 69. ; Bernard ADELL, Michel GRANT et Allen PONAK, Strikes in Essential Services, I.R.C. Press, Industrial Relations Centre, Queen’s University, Kingston, 2001, p. 29.

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l’Organisation internationale du Travail [O.I.T.] qui distingue, d’une part, les services essentiels à la vie, à la santé et à la sécurité c’est-à-dire les services essentiels au sens strict, et d’autre part, les services utiles à la population86.

Si c’est le souci de sauvegarder la santé ou la sécurité publique qui justifie le maintien des services essentiels, cette motivation laisse transparaître l’intérêt public. Ce dernier est clairement pris en considération par le législateur lorsqu’il interdit certaines grèves (policiers, pompiers) ou oblige la mise en œuvre de services essentiels en cas de grève, sans oublier lorsqu’il édicte des lois de retour au travail87.

Pour autant, existe-t-il une prise en compte de l’intérêt public au-delà de la nécessité de sauvegarder « la santé ou la sécurité publique » ? L’intervention du législateur est généralement admise lorsqu’un arrêt de travail entraîne, par les réactions en chaîne qu’il produit, un état de « dislocation de l’économie »88. En pratique, dans un tel cas, les autorités gouvernementales peuvent être amenées à suspendre une grève temporairement pour assurer la reprise des négociations. Cette intervention peut, par exemple, permettre de rétablir le transport ferroviaire après une interruption de longue durée ou encore le transport portuaire lors des périodes d’intensification des transactions précédant la période hivernale pendant laquelle les ports seront fermés89. L’intérêt public justifie

aisément ces interventions. Pourtant une analyse au cas par cas s’impose. Elle doit tenir compte notamment de l’état d’avancement de la période conflictuelle, c’est-à-dire de la phase de la grève, de l’étendue de la grève, de la période au cours de laquelle elle survient, de toutes incidences directes et indirectes, de l’existence éventuelle de substituts au service en grève.

86 B.I.T. 1994, « Liberté syndicale et négociation collective, Étude d’ensemble des rapports sur la convention (n° 87) sur la

liberté syndicale et la protection du droit syndical (1948) et la convention (n° 98) sur le droit d’organisation et de négociation collective (1949), Genève », 1994, Genève, § 71 ; B. ADELL, M. GRANT et A. PONAK, op. cit., note 85, pp. 11-12 :

« I.L.O. [International Labour Organization] jurisprudence draws a distinction between ‘ essential services in the strict sense ’ – those which would endanger life, personal safety, or health – and ‘ other services which are of public utility ’. The latter are a broader range of services which must be maintained at a minimum level ‘ to avoid damages which are irreversible or out of all proportion to the occupational interests of the parties to the dispute, as well as damages to third parties, namely the users or consumers who suffer the economic effects of collective disputes ’. »

87 Voir : Jean-Louis DUBÉ, « Les lois spéciales de retour au travail adoptées au Québec », [1978] 8 R.D.U.S. 360.

88 P. VERGE, « Les critères des conflits créant une situation d’urgence », Étude n° 23, Équipe spécialisée en relations du

travail, Ottawa, Bureau du Conseil privé, 1967, pp. 46 s.

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Après analyse de la situation, le législateur a pu justifier le maintien de l’activité en prenant en considération l’intérêt public et plus exactement pour éviter un préjudice économique important et sauvegarder le bien-être de la nation90.

Au-delà de la dimension économique de l’intérêt public, il est possible de prendre en compte l’intérêt public dans sa dimension sociale. Il ne s’agit pas là de prendre en considération la simple incommodité supportée par la population en cas de grève mais une atteinte réelle et grave au bien-être public. Par exemple, une grève dans le secteur de l’Éducation peut être très gênante au quotidien sans pour autant dépasser la simple incommodité. Pour constituer une véritable atteinte à l’intérêt public, il faut qu’elle soit susceptible d’engendrer des effets durables sur la population d’élèves et d’étudiants en entravant leur progression annuelle dans le système éducatif91. Il est arrivé que le gouvernement

ordonne aux enseignants en grève de retourner au travail92. Mais parfois, il s’est vu tancer par le

Comité de la liberté syndicale. Celui-ci lui a déjà recommandé de ne pas maintenir une telle décision au motif qu’il ne s’agissait pas d’activités essentielles au sens strict93.

Force est de constater un retour aux sources de la justification de la suspension du droit de grève puisque la notion de santé ou de sécurité publique prime sur celle d’intérêt public dans sa dimension sociale94.

90 Préambule de la loi de 1973 sur le maintien de l’exploitation des chemins de fer : « En considérant que l’exploitation des

chemins de fer et des services auxiliaires a été suspendue au Canada, qu’il en est résulté un grand préjudice économique en matière de commerce national et international et que le bien-être de la nation est mis en péril par cette suspension […]. »

91 Débats de l’Assemblée Nationale, 4ème Session, 30ème Législature, 8 avril 1976, pp. 469 s. : débats ayant précédé l’adoption

de la loi de 1976, Loi concernant le maintien des services dans le domaine de l’Éducation et abrogeant une disposition législative, L.Q., 1976, c. 38.

92 Loi concernant le maintien des services dans le domaine de l’Éducation et abrogeant une disposition législative, L.Q.,

1976, c. 38 (projet de loi 23). En application de l’ancien article 99 du Code du travail du Québec, le gouvernement a pu constituer une commission d’enquête, en vue de faciliter le règlement du conflit, dans la mesure où il était d’avis que « dans un service public une grève appréhendée ou en cours [mettait] en danger la santé ou la sécurité publiques » et la Cour supérieure a pu interdire la grève à la demande du Procureur général et par voie d’injonction pour une période de quatre- vingts jours car elle était du même avis. À ce propos, voir : plainte présentée par le Secrétariat professionnel international de l’enseignement contre le gouvernement du Canada, Bulletin Officiel, Vol. 60, 1976, Série B, n° 2, cas n° 845, pp. 8-10. Il existe d’autres lois de retour au travail dans les services et secteurs publics. Ex. : Loi assurant la reprise des services dans le secteur public, L.Q., 1972, c. 7 (projet de loi 19). À ce propos, voir : plaintes présentées par la Confédération mondiale du travail et d’autres contre le gouvernement du Canada, Bulletin Officiel, Vol. 55, 1972, supplément, Rapport 133, cas n° 699, pp. 181, 186-189.

93 Loi assurant la reprise des services dans les collèges et les écoles du secteur public, L.Q., 1983, c. 1. Suspension du droit

de grève ainsi que d’autres droits syndicaux des enseignants pour une période de trois ans, assortie de lourdes sanctions. Selon le Comité de la liberté syndicale, les enseignants ne pouvaient « pas être considérés comme exerçant des activités essentielles au sens strict du terme c’est-à-dire des activités dont l’interruption mettrait en danger dans toute ou dans une partie de la population la vie, la santé ou la sécurité de la personne ». À ce propos, voir : plaintes présentées par la Fédération des associations des professeurs des universités et d’autres contre le gouvernement du Canada (Québec), Bulletin Officiel, vol. 66, 1983, Série B, n° 3, cas n° 1171, pp. 35 s.

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Pourtant, le juge est amené à prendre en considération l’intérêt public dans ses décisions mais de manière toute relative. En effet, il a pu être amené à se prononcer sur la légitimité constitutionnelle de lois exceptionnelles – obligeant le retour au travail de tels personnels en grève – par rapport aux normes internes prééminentes. Cependant, par le passé, le législateur québécois avait chargé les juges des Cours supérieures d’apprécier l’incidence sociale et économique des grèves95. Le Procureur général demandait au juge de la Cour supérieure une injonction en vue d’empêcher le déroulement de la grève pendant quatre-vingts jours s’il estimait que la grève mettait en danger la santé ou la sécurité publique ou compromettait l’éducation d’un groupe d’élèves. Il ne s’agissait plus pour le juge d’effectuer un contrôle de légalité mais de se prononcer sur les répercussions de certaines grèves. Or, ce pouvoir essentiellement politique devait revenir au gouvernement ou au législateur. Le législateur a chargé le gouvernement de la responsabilité de décréter la suspension de l’exercice du droit de grève dans les services publics en cas de services essentiels insuffisants96. Dès lors, le pouvoir du juge se

limitait à veiller au respect du décret suspensif du droit de grève par voie d’injonction et donc uniquement au respect de la loi.

Par ailleurs, les pouvoirs de redressement du Conseil des services essentiels relatifs aux grèves dans les services publics et les secteurs public et parapublic visent à assurer le respect d’une entente ou d’une liste de services essentiels et n’ont pour objet que d’assurer la légalité des actes de grève97.

Certes, le Conseil peut intervenir s’il estime que le conflit porte préjudice ou est susceptible de porter préjudice à un service auquel le public a droit, mais uniquement dans le cas de grève contrevenant à une disposition de la loi. Toutefois, lors de la détermination des services à assurer, le Conseil a de larges pouvoirs d’appréciation de la situation l’autorisant à recommander des modifications de la liste des services essentiels selon l’intérêt public98, voire même à modifier lui-même une liste ou une entente approuvées99.

Plus encore, le Conseil des services essentiels est amené à apprécier l’intérêt public dans le cadre de ses pouvoirs de redressement lui permettant d’exiger « de toute personne impliquée dans le

95 Code du travail, S.R.Q., 1964, c. 141, art. 1 m) ; art. 99 du Code du travail du Québec de 1964, devenu art. 111 en 1977,

abrogé en 1982.

96 Services publics : art. 111.0.24 du Code du travail du Québec ; services sociaux et de santé : ancien art. 111.12 du Code du

travail du Québec : la grève pouvait être suspendue en cas de mise en danger de la santé ou de la sécurité publiques. Texte remplacé par l’article 91 de la Loi sur le régime de la négociation des conventions collectives dans les secteurs public et parapublic, L.Q., 1985, c. 12.

97 Art. 111.16 s. du Code du travail du Québec.

98 Services publics : art. 111.0.19 du Code du travail du Québec ; secteurs public et parapublic : art. 111.10.4 et 111.10.5 du

Code du travail du Québec.

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conflit de réparer un acte ou une omission fait en contravention de la loi, d’une entente ou d’une liste. »100

Le Conseil des services essentiels a d’ailleurs été amené à préciser la différence qui existe entre les inconvénients et les dangers engendrés par la grève. Ainsi à propos d’une entreprise électrique, il a précisé que dans une « société fortement urbanisée, moderne, industrialisée où les hivers sont rigoureux, nous sommes tous fortement dépendants de l’électricité pour la satisfaction adéquate de besoins primaires tels le logement, la nourriture, la santé, le chauffage et aussi pour la sécurité des individus ». Il a ensuite ajouté que lorsque les interruptions de service sont « de courte durée, même par grand froid, il n’en résulte pour la majorité des citoyens que des inconvénients. Si l’interruption se prolonge, les inconvénients peuvent facilement devenir des dangers entre autres pour les malades et les gens âgés. »101

La simple incommodité est insuffisante à justifier l’existence des services essentiels, de même que les inconvénients ne mettant pas en cause la santé ou la sécurité de la population. Pourtant, il arrive, certes dans de très rares cas, que la motivation des services essentiels demeure tout de même quelque peu éloignée de cette conception comme le montre l’exemple de la Société de protection des forêts contre le feu [S.O.P.F.E.U] : cette société a, en effet, pour « mission d’optimiser la protection des forêts contre les incendies afin d’assurer la pérennité du milieu forestier au bénéfice de la collectivité »102. Il s’agit là de prendre en considération le simple intérêt public. La préservation des forêts constitue un intérêt évident pour la communauté et doit, à ce titre, assurer les services essentiels en cas de grève. Il n’est plus expressément question de « la santé et la sécurité publique » alors qu’il aurait été très facile de justifier, dans ce cas, le caractère indispensable à la sauvegarde de la santé et de la sécurité publiques. Il est incontestable que les services de protection des forêts ont un rôle à jouer

100 Art. 111.17 al. 2, 2° du Code du travail du Québec ; le Conseil des services essentiels peut également décider du mode de

réparation le plus approprié : art. 111.17 al. 2, 3° du Code du travail du Québec ; même si le conflit n’est pas une grève au sens du Code du travail du Québec : art. 111.18 du Code du travail du Québec. Infra, pp. 539 s. et pp. 547 s. : la marge d’appréciation et les pouvoirs de redressement du Conseil des services essentiels.

101 Hydro-Québec c. Syndicat canadien de la fonction publique, s.l. 1500, 957, 2000, C.S.E., 23 octobre 1987, C.S.E.,

Recueil, vol. III, n° I, pp. 143-144 (extrait). Voir également : Société des Traversiers du Québec, Syndicats des employés de la Société des Traversiers Québec-Lévis (C.S.N.), Syndicat des employés de la Traverse du Saint-Laurent (C.S.N.), Syndicat des employés de la Traverse du Saint-Laurent (C.S.N.), (sections marins), Syndicat des employés de la Traverse Matane- Baie-Comeau-Godbout (C.S.N.), C.S.E., 12 septembre 1989, C.S.E., Recueil, vol. III, n° I, pp. 163-164 (extrait) : l’inconvénient, même s’il est considérable, ne peut justifier à lui seul le maintien des services essentiels ; Commission de transport de la Communauté urbaine de Montréal [C.T.C.U.M.] c. Fraternité des chauffeurs d’autobus, opérateurs de métro, services connexes de la C.T.C.U.M. (S.C.F.P., s.l. 1983), C.S.E., 12 octobre 1984, C.S.E., Recueil, vol. III, n° I, pp. 169-172 (extrait) : l’exercice de ce droit à la grève peut sans doute causer des incommodités et des inconvénients, mais la population doit le comprendre et l’accepter.

102 Société de protection des forêts contre le feu [S.O.P.F.E.U] c. Syndicat des pompiers forestiers de l’Abitibi- Témiscamingue et de la Baie James, C.S.E., 20 août 1998, C.S.E., Recueil, vol. III, n° I, p. 185 (extrait).

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dans la protection de celles-ci. Peut-être est-ce à cause du caractère si flagrant de l’utilité de cette société à la sauvegarde de la santé ou de la sécurité publique que le Conseil a cru bon d’indiquer une autre motivation ?

Telle est l’approche québécoise du maintien d’une certaine continuité de service pendant la grève dans les services publics : sans ignorer l’intérêt public – économique et social –, le critère central et primordial de la restriction du droit de grève et l’organisation du régime des services essentiels demeure celui de la santé ou de la sécurité publique.

Le maintien d’une certaine continuité de l’activité des services publics repose – et pourrait reposer – sur divers fondements. Pourtant, l’affirmation de l’exigence de cette continuité s’exprime de manière variée.

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Section seconde

Les formes de l’affirmation de l’exigence

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