• Aucun résultat trouvé

Carte II-3 : Les lycées de garçons et le coenseignement en

II. Les familles à l’épreuve du coenseignement : les parents et leurs filles au collège ou au lycée de garçons

5. Les filles sont les « fils manquants » de leur père

Pourquoi dans les années vingt et trente, des filles s’engagent-elles dans une trajectoire scolaire tout de même atypique en allant chez les garçons ? Quelle est la composition de leur famille et quelle place tiennent-elles pour que les parents acceptent leur scolarité dans la coinstruction ?

L’accumulation des lectures des rapports académiques et des échanges de lettres entre les familles et les administrations pour les demandes de dérogation permettent de repérer tout d’abord que toutes les jeunes filles sont de bonnes élèves sur le plan scolaire. Elles sont donc capables de faire leur preuve en rivalisant avec leurs camarades garçons. La notion de « l’émulation » qui traverse tous les discours, sur laquelle nous reviendrons plus tard, évoque la concurrence intellectuelle des filles vis-à-vis de leurs camarades. Ensuite, sans faire un compte exhaustif, les documents qui donnent la parole aux parents, aux principaux de collège, aux rapporteurs académiques, tendent à montrer que beaucoup de ces jeunes filles sont soit des filles uniques, soit des filles/sœurs dont la cellule familiale est composée uniquement de deux voire de trois filles (on pourrait dire des "sœuries"). Et dans le cas des fratries, la fille (la sœur) qui rivalise avec ses frères est généralement très brillante scolairement.

Des exemples illustrent la situation particulière de ces filles brillantes et/ou filles uniques, et/ou de sœuries qui poursuivent leurs études secondaires malgré les «barrages » qu’elles peuvent rencontrer lorsqu’il n’y a pas d’établissements féminins à proximité de chez elles. A

182

Toulon, un père de famille, Monsieur Assier de Pompignan, demande une dérogation pour que sa fille unique qu’il « destine à une carrière "scientifique" puisse poursuivre ses études au lycée de garçon de Toulon477 ». Sa demande sera refusée. Encore une fois le collège de Carpentras

donne un aperçu des différents cas de figure. Mademoiselle Marrel a accumulé les tableaux d’honneur en première D (1925-1926) puis en Math-Élém. (1926-1927) qu’elle complète par un bac Philo. l’année suivante (1927-1928). Son frère apparaît ensuite dans les listes des tableaux d’honneur à partir de 1928-1929478. Jacqueline Champeville est la fille unique du

professeur de dessin de Carpentras qui fut la première à demander une dérogation en 1926 (voir précédemment). Plus tard, on retrouve le cas des deux filles (et pas de fils) du principal du collège, Jean Barrucand, nommé en 1941. Elles sont inscrites au collège et participent aux activités sportives. Au point qu’en 1942 la plus jeune, Jacqueline en classe de seconde, se fait remarquer en devenant championne académique en lancé de poids, catégorie cadette pour le collège479 ; alors que sa grande sœur, Marie-Paule, est admise au baccalauréat Philo. dont la

promotion est composée de seulement trois personnes : une seconde jeune fille (France Arnoult) et un camarade garçon.

Des dossiers donnent à voir des filles qui sont poussées à faire des études secondaires puis supérieures pour répondre aux projets d’ascension sociale et professionnelle des parents. Sélectionnées par les principaux et proviseurs pour leurs compétences scolaires les jeunes élèves accueillies dans des structures de coenseignement sont les « bonnes » élèves qui réussissent aussi bien que les garçons480. Je pressens que nombre d’entre elles représentent

pour leurs parents les « fils » qu’ils n’ont pas eus. Elles deviennent dépositaires des ambitions de leurs géniteurs soit parce qu’elles sont uniques ou sans frères, soit parce qu’il y a défaillance

477 AN, F17 14165, « Admission des jeunes filles dans les établissements de garçons. Demandes des conseils

municipaux, 1917-1939 ». Lettre manuscrite adressée au ministre de l’Instruction Publique d’un père de famille de Toulon, Monsieur Assier de Pompignan. Date exacte illisible ( papier rongé en haut) mais après 1922. Dans la missive on lit la date de 1929.

478 Il est possible de repérer qu’il est son frère car ils habitent à la même adresse mais il n’est pas affublé de

la mention « Mademoiselle » dans les tableaux d’honneur.

479 André UGHETTO, Le “vieux bahut”…, op. cit. ; A partir de la presse locale : en 1943 le collège récolte sept

titres de champion académique récolté le 23 mai 1943 au stade Jean Boin de Marseille : « Barrucand Jacqueline, lancé de poids (9 m. 95) » et « Hénard Nicole, 100 m. brasse (cours de natation à Carpentras car il y a une grande piscine municipale avec un bassin de 20 m.) ».

480 Depuis longtemps, dès la fin du XIXe siècle, les observateurs du système éducatifs réalisent que les

performances scolaires des jeunes filles sont équivalente à celle des garçons et leur réussite au baccalauréat inquiètent certains commentateurs qui les voient comme des concurrentes.

183

des garçons dans la fratrie481. C’est pourquoi elles jouent le rôle du « fils manquant482». Ceci

étant, elles ne subissent pas forcément les choix de leur famille pour atteindre un bon niveau, elles sont actrices de leur succès. Mais en faisant plaisir à leurs parents qui les accompagnent et les poussent dans leur choix d’études, une forme de cercle vertueux se dessine au profit de l’ambition familiale et personnelle des jeunes. filles.

Cependant, se pose la question de leurs intentions après le baccalauréat. Certaines auront des ambitions professionnelles, d’autres se projetteront dans les études supérieures sans lendemain, en revanche elles ne conçoivent pas de ruptures avec la famille, la norme du mariage et le devoir d’être mère. D’ailleurs les voies de la réussite menant vers des professions libérales, médicales ou de l’enseignement ne dénaturent pas l’image donnée à la féminité. Avoir un travail rémunéré, pourquoi pas ? Mais ce n’est ni une obligation sociale ni une priorité483. Ceci

est encore valable dans la période suivante de l’après-guerre lorsque les élèves filles arrivent en masse dans l’enseignement secondaire484.

Il convient aussi de s’interroger sur la place des filles dans les établissements où elles vivent la coinstruction avec les garçons. Sont-elles mises à l’écart ? Rien n’est moins sûr, car grâce à leurs résultats elles représentent pour une grande partie d’entre elles les meilleurs éléments des établissements sur le plan scolaire. Elles ne sont pas, non plus, traitées comme des « exceptions » en tant qu’élèves parce qu’elles suivent les mêmes cours et doivent répondre aux mêmes critères d’exigences que leurs camarades masculins. Elles semblent même bien acceptées puisque les rapporteurs des dossiers académiques sont unanimes pour mentionner que la « coéducation » pose rarement des problèmes dans les établissements. En fait, leur

481 Cette remarque provient de la réflexion de Marie-Noël Falque interrogée oralement en 2013. Élève au

collège de Carpentras en 1945 elle rivalisé avec son frère ainé d’une année qui était un moins bon élève qu’elle. Leur père notaire imaginait qu’elle prendrait sa suite à l’étude après ses études de droit.

482 Cette formulation et réflexion s’inspirent des travaux initiés par la sociologue et psychanalyste québécoise

Isabelle LAS VERGANAS, qui a, la première, émis l'hypothèse du « garçon manquant » dans sa thèse sur les femmes scientifiques au Québec. Isabelle LAS VERGANAS, Le corps étranger ou la place des femmes dans l'institution scientifique, thèse de sociologie (Phd), Université de Montréal, 1986. Isabelle LAS VERGANAS, « Contexte de socialisation primaire et choix d’une carrière scientifique chez les femmes ». Recherches féministes, vol. 1, n° 1, 1988, p. 32 à 45. Anne-Marie DAUNE-RICHARD et Catherine MARRY, « Autres histoires de transfuges ? Le cas de jeunes filles inscrites dans des formations masculines de BTS et de DUT industriels », Formation-Emploi, n° 29, janvier-mars, 1990, p. 35 à 50. Voir aussi Catherine MARRY, Les femmes ingénieurs, une révolution respectueuse, Perspectives sociologiques, Paris, Belin, 2004, le chapitre 4 : « Excellence scolaire et héritages familiaux ».

yx Voir Antoine PROST, « Jeunesse et société dans la France de l’entre-deux-guerres », Vingtième Siècle.

Revue d’histoire, no 13, 1987, p. 35-43.

484 Nous reverrons cette « non rupture » avec les normes sociales dans la seconde partie de la thèse grâce aux

enquêtes journalistiques auprès des jeunes filles et jeunes femmes au début des années soixante. L’une de Françoise GIROUD, La nouvelle vague, portraits de la jeunesse, Paris, Gallimard, 4e édition, 1957. L’autre de

184

comportement s’intègre à l’ambiance des classes masculines. Depuis, les travaux des sociologues contemporain-e-s ont montré que la réussite scolaire des filles s’explique par un rapport positif à l’institution, en « adéquation aux normes scolaires 485». Ainsi, leurs

comportements, leurs attitudes (passivité, docilité, obéissance...), leurs résultats sont appropriées aux attentes de l’école et des enseignant-e-s486. En revanche on constate une sur-

sélection scolaire et sociale en ce qui les concerne.

Toutefois, si elles ne sont pas en marge et si partout en France la coinstruction s’instaure, elles restent marginales par leur nombre et elles sont marginalisées par les moyens mis en œuvre pour tenir compte de leur présence dans les établissements.

III. Adapter les locaux et la discipline pour mieux contrôler les

Outline

Documents relatifs