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Olivier Guillod

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IV. La faute abandonnée?

Bien que plusieurs auteurs34 se demandent si la faute constitue encore un fondement opportun de la responsabilité médicale, spécialement en milieu hospitalier, les arrêts les plus récents du Tribunal fédéral ne montrent pas d'évolution notable par rapport aux principes classiquement admis. En comparaison internationale, la jurisprudence suisse reste prudente et ne semble pas se diriger vers un abandon de la faute. Je n'en donnerai ici que quelques illustrations.

Premièrement, les tribunaux suisses n'ont pas développé un véritable système d'allégement de la preuve, voire de renversement du fardeau de la preuve. Admettre des allégements de preuve de la faute revient certes à confirmer celle-ci comme fondement théorique incontesté de la responsa-bilité. Mais une telle position, spécialement l'admission d'un renversement du fardeau de la preuve quand un traitement médical laisse des séquelles, pourrait signaler que la faute ne constitue plus dans la réalité un fondement capital de la responsabilité. Le médecin appelé à rapporter la preuve de l'absence de Kunstfehler rencontrerait certainement des difficultés à le faire. Sa responsabilité serait dès lors engagée presque indépendamment de la commission effective d'une faute.

33 Par exemple WERRO, p. 25. Je soutiens au contraire que la position du Tribunal fédéral est justifiée parce que l'on ne peut pas dissocier la liberte de dêcision et le bien juridique à propos duquel elle s'exerce (l'intégrité corporelle).

34 Voir par exemple les prises de position de MARTIN/GuIsAN, p. Il (cf. aussi leur contri-bution dans le Bulletin des médecins suisses 2002 p. 207); KUHN, p. 210 (cf. aussi son article dans le BulJetin des médecins suisses 2001 p. 2119); GATIlKER, p. 645; GUILLOD, Responsabilité, pp. 308 S5.

.'0--. dans des cas très particuliers que le Tribunal fédéral a admis un allégement de preuve" qui peut théoriquement toucher soit la faute soit le lien de cau-salité. Il a cependant tenu à préciser qu'un allégement de preuve ne pouvait pas être admis pour toute péjoration de l'état du patient en cours de traite-ment36.

Dans la même veine, on peut rappeler en second lieu que les tribunaux suisses n'ont pour le momentjarnais retenu la théorie de la perte d'une chance, qui permettrait de résoudre des problèmes de causalité établisse-ments hospitaliers, comme l'ont fait par exemple certains tribunaux fran-çais38. Tout au plus a-t-il· admis occasionnellement une responsabilité pour défaut d'organisation ou de surveillance3". Mais les juges ont souligné qu'on ne pouvait en déduire une responsabilité pour toute action ou omis-sion qui, considérée a posteriori, aurait causé ou évité le préjudice"'. De même, la Suisse ne connaît aucune jurisprudence relative aux infections nosocomiales. Quant à l'aléa thérapeutique cher à nos voisins français, c'est une expression qui reste inconnue de la jurisprudence helvétique.

On le voit, la faute garde un rôle central dans la jurisprudence Chancen: Ei des Kolumbus oder Trojanisches Pferd?", AJP/PJA 2002 p. 389. Voir en outre KOZ10L, p. 889.

38 Pour un aperçu, voir GUILLOD, Sécurité, pp. 113, 119s.

39 Voir par exemple ATF 112 lb 322; ATF 120 lb 411; ATF 123 III 204.

4<1 Voir par exemple l'arrêt du 13 juin 2000, 4C.53/2000, disponible sur le site Internet du

Tribunal fédéral (www.bger.ch).

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s'attendre à trop d'audace des tribunaux, un changement de cap pourrait venir d'une réfonne législative, soit générale, soit spécifique".

L'Avant-Projet de réforme du droit de la responsabilité civile ne remet pas non plus en cause la faute comme fondement de la responsabilité et ne prévoit pas de régime particulier pour la médecine42. Pourtant, et même si cela ne correspond pas à la volonté des deux auteurs de l'Avant-Projet, il ne me paraît pas insoutenable de prétendre que l'article 50 concernant la responsabilité pour risque s'appliquerait à l'activité médicale. L'article vise en effet toute "activité qui, par sa nature ou par celle des substances, instruments ou énergies utilisés, est susceptible, en dépit de toute la dili-gence qu'on peut exiger d'une personne spécialisée en la matière, de cau-ser de fréquents ou de graves dommages".

Une brève analyse de la pratique médicale et des séquelles que subis-sent les patients vient étayer l'idée que la médecine doit être comprise dans les activités visées par l'article 50 de l'Avant-Projet. D'abord, comme on l'a rappelé au début de cette contribution, la médecine, surtout hospitalière, est susceptible, par sa nature même (elle intervient sur le corps, le psy-chisme et la santé des personnes à des moments où ces dernières sont sou-vent affaiblies ou vulnérables) - et quelle que soit la diligence des méde-cins - de causer des dommages aux patients. Le problème des infections nosocomiales est à cet égard très parlant: un séjour hospitalier met le pa-tient en danger de contracter une infection due à l'une des nombreuses bactéries forcément présentes en masse dans un tel milieu. Les meilleures précautions prises par un hôpital ne permettront jamais d'éliminer totale-ment ce risque: sur 100 patients, quelques-uns contracteront malgré tout une infection nosocomiale.

Ensuite, la médecine utilise des substances (notamment tout l'arsenal médicamenteux) qui peuvent être très efficaces mais qui s'accompagnent souvent d'effets secondaires, du plus bénin au plus sérieux·3. Des études ont montré que, même prescrits et administrés de manière appropriée, les médicameuts provoquaient de nombreuses lésions aux patients qui les prenaient, et parfois même leur décès". De même, certains des instruments et énergies utilisés en médecine (toute la gamme des instruments

chirnrgi-41 A "instar de plusieurs pays étrangers, comme la France qui a adopté successivement deux lois importantes dans ce domaine en 2002.

42 Voir par exemple WESSNER, p. 57.

43 Voir par exemple P. MUFF et aL, "Risques et sécurité de l'utilisation des médicaments à l'hôpital", Bulletin des médecins suisses 2001, p. 1802.

44 Cf. notamment l'étude citée par GUILLOD, Responsabilité, p. 309, n. 15.

RESPONSABILITÉ MEDICALE 167 caux, l'énergie lumineuse, les rayons X, la médecine nucléaire, etc.) présentent des dangers proportionnels à leur puissance, que la seule dili-gence de la personne qui les emploie ne pennet pas complètement de maîtriser ou d'éliminer.

Les dommages que l'activité médicale, par sa nature ou par les sub-stances, énergies et instruments qu'elle utilise, est susceptible de causer sont à la fois fréquents et graves. On a vu par exemple qu'en Suisse il y aurait environ trois à quatre fois plus de décès dus à la médecine hospi-talière qu'à la circulation routière.

Une interprétation littérale de l'article 50 de l'Avant-Projet conduit inéluctablement à mon avis à inclure dans son champ d'application l'activité médicale en général et celle menée en milieu hospitalier en par-ticulier.