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Aperçu de l'évolution en droit suisse

1. Bref exposé de l'évolution de la jurisprudence portant sur les art. 41 et 55 CO

Les arrêts fédéraux ne sont pas nombreux et la jurisprudence n'a pas la latitude de créer de nouvelles règles. Elle doit interpréter.

Dans l'affaire Hoecker (1923)", on a qualifié de fautive la mise en circulation par son fabricant d'une teinture pour le cuir contenant de l'aniline. Les souliers de la demanderesse avaient été, à sa demande, teints avec ce produit par un cordonnier. Elle souffrit d'un eczéma provoqué par le contact de la peau avec le cuir teint. Ce type de réaction, qui s'appellerait aujourd'hui allergique, était à dire d'experts, très rare24 Le Tribunal fédéral n'en admit pas moins une faute du fabricant et de ses as-sociés, responsables ensemble de la qualité des produits".

Dans l'affaire de l'aubergiste Breu (1964)'6, le thermostat d'une fri-teuse vendue neuve à Breu par les hoirs de Oberliinder n'avait pas été con-necté par l'employé de ces derniers, de sorte que treize mois après la livraison, l'huile s'échauffa jusqu'à s'enflammer et provoquer un incendie de l'auberge de Breu. L'action fondée sur le défaut de la chose vendue était prescrite (art. 210 CO). La responsabilité fondée sur l'art. 41 CO fut cette fois écartée27, parce que les employeurs n'avaient pas commis de faute en ne contrôlant pas si le thermostat avait été connecté: "ils pou-vaient s'en remettre à leurs employés consciencieux, qui possédaient une bonne formation technique"28.

L'art. 55 CO ne vint pas au secours de Breu: les trois curae avaient été données et l'entreprise était bien organisée29

Puis vint l'ATF 11 0 II 45630 de 1984, dans lequel le Tribunal fédéral ajoute aux trois curae et à la bonne organisation de l'entreprise productrice l'exigence d'un contrôle final du produit fini, contrôle "apte à préserver le tiers de tout dommage", ou, si le contrôle est impossible, l'exigence "d'un mode de fabrication qui exclut, avec un haut degré de probabilité, l'erreur

2J ATF 49 1 465, JT 19241372.

24 ATF 49 1 468, JT 19241375 .

25 Arrêt cité, consid. 3 et 4.

26 ATF 90 II 86, JT 1964 1 560.

27 Consid. 3 a.

28 fbid.

29 Consid. 3 c.

30 Traduit au JT 1985 1378.

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de fabrication et le danger qui en résulte pour autrui". Le producteur fut condamné.

Enfin, dans un arrêt non publié de 198531 on condamna le vendeur-importateur de chaises pliables pour le dommage subi par le client d'un dentiste qui s'était blessé lorsque la chaise s'écroula sous son poids parce que l'axe à la jonction des deux parties mobiles de la chaise était trop fai-ble. La motivation est, pour l'essentiel, que le vendeur-importateur aurait du contrôler, ou faire contrôler, la solidité de la chaise. A défaut il répond selon l'art. 41 CO oU selon l'art. 55 CC s'il est une personne morale, une société anonyme en l'espèce.

Ainsi a été introduite en droit suisse une responsabilité quasi absolue de celui qui met sur le marché un produit défectueux dangereux: si le résultat n'est pas choquant en soi, on souligne qu'il est intervenu sans que le législateur ait eu son mot à dire, sans droit transitoire, sans que les res-ponsables potentiels aient pu se couvrir par des assurances adéquates, sans que les assureurs aient pu calculer les coûts des risques éventuellement assurés.

On avait adopté, en catimini, une solution au moins aussi rigoureuse que celle élaborée aux Etats-Unis.

2. Législation (adoption du droit européen)

C'est intentionnellement que je dis "en catimini", car les efforts des parle-mentaires et de la doctrine en vue d'obtenir l'élaboration d'une législa-tion transparente prévoyant une responsabilité objective, se heurtaient à l'inertie hostile des autorités compétentes.

En Suisse comme aux Etats-Unis et en Europe, aussi bien dans la Communauté européenne qu'au sein du Conseil de l'Europe, on était con-scient de la problématique.

Les Etats-Unis l'avaient affrontée à travers l'impressionnante réflex-ion des juges et des auteurs; l'Europe par la préparatréflex-ion et la promulgation de normes conventionnelles et de directives communautaires. La Suisse, dans le cadre des relations bilatérales avec l'Union européenne, s'est ral-liée, comme souvent, au droit préparé par d'autres parce qu'elle ne pouvait plus faire autrement, en adoptant la Loi fédérale sur la responsabilité du

" Résumé publié au JT '1986 1 568.

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fait des produits du 18 juin 199332, qui est une paraphrase de la directive européenne)).

On a l'habitude en -Suisse de distinguer deux sortes de fondements aux règles instituant une responsabilité sans faute: la violation d'un devoir objectif de diligence d'une part (cf. les art. 55, 56, 58 CO, 333 CC), le risque inhérent à une activité donnée d'autre part (cf. art. 58 LCR, art. 3 LRCN, art. 1 LRespC, art. 27 LExpl, etc). L'Avant-projet de révision du droit de la responsabilité civile reprend ces notions34On aura remarqué que la responsabilité du vendeur au sens de l'art. 208 al. 2 CO ne corres-pond à aucune de ces deux hypothèses.

On peut affiner un peu l'analyse des motifs nombreux et variés de renoncer à la faute du responsable pour le charger d'une obligation de ré-parer.

En premier lieu, on distinguera l'abandon de lafaute de l'abandon de la preuve d'unefaute pour aider le tiers à faire valoir son droit dans chaque situation où la faute n'a pas perdu en soi sa pertinence, mais est difficile à établir, à localiser, à imputer (art. 55, 58 CO). Ensuite, l'existence d'un comportement du responsable de nature à susciter une sorte de confiance dans le produit peut être déterminante (art. 208 al. 2 CO; LRFP).

La maîtrise des risques el de leur répartition par un acteur social jus-tifie qu'il supporte la charge de leur réalisation, en particulier quand il apparaît en outre comme économiquement mieux loti que le tiers. On n'est pas loin de l'idée de "canaliser" la responsabilité sur le sujet le mieux placé pour l'assumer.

Il n'est pas rare que l'idée de l'expropriation sous-tende l'instauration d'une responsabilité de celui qui par ailleurs est dans une situation d'exer-cer une activité que la société ne désapprouve en rien, ou même encourage, comme l'innovation technique et scientifique par exemple. Il n'en faut pas moins indemniser les victimes, désignées par le sort, de ce type de situa-tions ou d'activités auxquelles est attaché un "risque inhérent".

Même l'idée'de prévention générale n'est pas toujours absente de ce type de choix législatifs, bien que l'assurance de la responsabilité civile vienne en atténuer la pertinence.

12 RS 221.1 12.944.

B Directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des Etats membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (Annexe 1).

'" Art. 49 à 5 1,60 et 6t AP; WIDMER/ WESSNER, Rapport explicatif, pp. 123 ss, 280 ss.

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Il n'est pas douteux que la plupart des règles instaurant une responsa-bilité se fondent sur deux ou plusieurs des motifs qui viennent d'être évo-qués sommairement.

L'art. 58 LCR, par exemple, repose sur le risque de l'emploi d'un véhicule automobile (le plus souvent actualisé par une faute de conduite qu'on renonce à rechercher systématiquement) qu'on impute, par le choix du détenteur comme responsable, à ce dernier, dans la mesure où on a ca-nalisé sur lui la charge économique des dommages subis par des tiers. En outre, on l'oblige à s'assurer pour le protéger directement, autant que les tiers lésés indirectement, contre les risques de sa responsabilité, faisant de lui celui qui est le mieux placé économiquement pour supporter la charge économique des dommages "corporels" et "matériels".

III. Conclusion

Pour en revenir·aux produits, j'ai laissé tout à l'heure de côté deux ques-tions controversées aux Etats-Unis. Le tiers pur (mere bystander) profite-!-il aussi de la responsabprofite-!-ilité stricte? Quid des produits affectés d'un défaut que l'état des connaissances ne permettait pas de déceler ni de supprimer lors de la diffusion du produit?

La Suisse a choisi: le tiers pur est protégé (art. 1 al. 1 lit. a LRFP); les risques de développement sont exclus (art. 5 al. 1 lit. e LRFP).

Ces questions sont une occasion de revenir sur les fondements et les motifs de l'adoption d'une responsabilité indépendante de toute faute.

Si au défaut est attaché d'une façon ou d'une autre un blâme objectif au fabricant-distributeur, le tiers doit être inclus dans la protection et les risques de développement exclus.

Si est décisive la confiance dans la sécurité de l'utilisation du produit, on doit exclure le tiers et inclure les risques du développement.

Si l'accent est mis sur le risque, inhérent à l'activité productive, de laisser parvenir de temps à autre sur le marché des produits défectueux et que la responsabilité causale est en quelque sorte le prix à payer pour l'exercice d'une activité par ailleurs licite, il se justifie d'inclure le tiers pur et les risques du développement dans son champ. On est très proche de l'idée d'expropriation en droit public; les rares victimes d'une activité conforme à l'intérêt général ne doivent pas être laissées sans recours.

Si le fabricant répond parce que c'est lui qui est le mieux à même de répartir la charge des dommages résultant de l'actualisation des risques de

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la production, en particulier parce qu'i! peut reporter le coût de la respon-sabilité sur l'ensemble des acheteurs de ses produits à travers les prix et/ou par des contrats d'assurance couvrant sa propre responsabilité, on ne voit pas de raison d'exclure ni les tiers purs, ni les risques du développement du champ de la responsabilité.

L'intérêt de cette réflexion est de faire apparaître que les motifs de l'introduction par le législateur ou par le juge d'une responsabilité causale sont divers et variés et que la notion de responsabilité objective n'est perti-nente que par son aspect techniquement formel, soit sa conséquence ju-ridique détachée de la condition d'une faute: des dommages-intérêts sont alloués sans référence à une faute de celui qui les doit. Pour le surplus, elle ne dit rien de son fondement ni de ses motifs.

C'est l'occasion de remarquer une fois de plus qu'une institution n'a de contenu clair qu'en fonction de ses finalités.

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