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FACE AUX MIGRATIONS CONTRAINTES A - L’externalisation des frontières de l’UE

La principale mesure prise par les pays membres de l’UE pour couper les deux routes majeures empruntées par les migrant.e.s, celle de la Méditerranée centrale (via la Libye) et celle de la Méditerranée orientale (via la Turquie), a été d’externaliser les frontières de l’UE.

Il en est résulté une réduction des arrivées de potentiel.le.s demandeur.euse.s d’asile, ce qui a été perçu comme une solution pour résoudre la crise des politiques d’accueil. Mais cette solution conçue dans l’urgence est-elle une réponse de long terme ?

Il importe de souligner que cette politique d’externalisation des frontières est de plus en plus laissée aux États membres, l’UE n’en assumant pas une responsabilité directe, mais apportant son soutien aux opérations frontalières en recourant massivement à des techniques de soft law qui ne permettent aucun recours juridictionnel. Ce genre de solution, efficace en termes de gestion des flux, ne peut satisfaire les tenant.e.s d’une politique commune qui garantisse le droit d’asile dans l’UE comme un droit fondamental. Elle interroge profondément l’identité de cette dernière comme espace de droits garantis.

109 Communication de la Commission au Parlement et au Conseil relative à une politique plus efficace de l’UE en matière de retour - Plan d’action renouvelé COM (2017)200 final, mars 2017.

http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/HTML/?uri=CELEX:52017DC0200&from=EN.

110 ECRE/UNHCR, Follow the Money, Assessing the use of EU Asylum, Migration and Integration Fund (AMIF) funding at the national level, janvier 2018.

AVISDÉCLARATIONS/SCRUTINRAPPORTANNEXES

1. Au niveau de la Méditerranée orientale

La déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016, a abouti à un accord en vertu duquel tou.te.s les migrant.e.s qui partent de Turquie pour rejoindre la Grèce de façon irrégulière, peuvent être renvoyé.e.s en Turquie. Pour chaque Syrien.ne renvoyé.e ainsi en Turquie, un.e autre Syrien.ne sera réinstallé.e dans l’UE en tenant compte des critères de vulnérabilité des Nations Unies. Enfin en vertu de cet accord, la Turquie s’engage à lutter contre les nouvelles routes de migration irrégulière terrestres ou maritimes à destination de l’UE, moyennant une importante aide financière européenne (deux tranches de 3 milliards d’euros).

Cet accord qui prévoit en théorie un examen des demandes d’asile en dépit de la saturation du système d’asile grec, a ainsi conduit à la constitution de camps de rétention sur les îles grecques où les personnes retenues, peu informées de leurs droits, peuvent aussi être reconduites vers la Turquie.

Il s’applique aujourd’hui alors que d’une part, la Turquie n’applique les accords de Genève qu’aux ressortissant.e.s des pays membres du Conseil de l’Europe et que d’autre part, des violations des droits de l’Homme sont constatées dans ce pays. Une loi du 4 avril 2016 a néanmoins mis en place en Turquie un statut de « réfugié conditionnel », qui n’est pas aligné sur celui des réfugié.e.s au sens de la Convention de Genève et ne donne pas les mêmes droits, mais permet aux demandeur.euse.s d’asile non-européen.ne.s de séjourner en Turquie jusqu’à leur réinstallation.

Cet accord a permis selon l’OIM, de faire chuter les arrivées en Grèce d’un niveau supérieur à 60 000 arrivées par mois au plus fort de la « crise » à 3 650 en avril. Toutefois, son fondement légal et les conditions dans lesquelles il a été conclu n’ont convaincu ni le HCR, ni certains offices nationaux de protection des réfugié.e.s invités à soutenir la Grèce et à se rendre dans ces camps pour l’aider à y assumer les obligations résultant de cet accord.

La CJUE, saisie par un requérant retenu sur l’île de Lesbos sur la conformité de cet accord avec le droit de l’UE, a jugé ce qui suit : « indépendamment du point de savoir si elle constitue, comme le (soutenaient) le Conseil européen, le Conseil et la Commission, une déclaration de nature politique ou, au contraire, comme le soutenaient le requérant, un acte susceptible de produire des effets juridiques obligatoires, la déclaration UE-Turquie (…) ne peut pas être considérée comme un acte adopté par le Conseil européen, ni d’ailleurs par une autre institution, un organe ou un organisme de l’Union, ou comme révélant l’existence d’un tel acte et qui correspondrait à l’acte attaqué ». La Cour, jugeant cet accord purement interétatique, conclu au niveau des Chefs d’État et indépendamment du droit de l’UE, a rejeté cette demande pour irrecevabilité111.

Dans les faits, la relation entre l’Allemagne et la Turquie a dominé les discussions pour aboutir à un accord dont le caractère intergouvernemental a traduit l’effacement des institutions européennes par rapport au souhait des chefs d’Etat et de Gouvernement dans un contexte jugé exceptionnel, pour prendre des mesures aux limites voire en dehors des limites du droit de l’UE. Dans les faits, l’accord a ouvert la voie à des pratiques de

111 Tribunal UE, ordonnance du 28 février 2017, aff. T. 192-16.

Rapport

refoulement dans le but de réduire les arrivées dans l’UE. L’objectif ayant été atteint, nombre de dirigeant.e.s européen.ne.s considèrent cet accord comme un succès.

Enfin, le volume des fonds octroyés par l’UE dans le cadre de l’accord, conduit à s’interroger tant sur les garanties données par les autorités turques pour rendre compte de leur utilisation que sur l’arbitrage budgétaire qui aurait pu être fait au niveau européen. Le budget prévu est en effet deux fois plus élevé que celui du FAMI : 6 milliards d’euros contre un peu plus de 3 milliards pour le FAMI à répartir entre les 28 États membres.

2. Au niveau de la Méditerranée centrale

La voie de la Méditerranée centrale n’est pas à l’abri de telles pratiques interétatiques.

Les programmes de formation à destination des garde-côtes libyen.ne.s, le récit de certaines ONG112 qui ont été contraintes d’éloigner des bateaux venant au secours de réfugié.e.s en mer ou du HCR qui dispose de certaines bases pour leur venir en aide, montrent une action combinée de l’UE, des États membres et des autorités locales de pays tiers pour endiguer les arrivées de migrant.e.s par la Méditerranée centrale. Les récents accords entre l’Italie et les autorités libyennes identifiées par le Gouvernement italien, tout comme l’accord UE-Turquie, montrent les limites de tels dispositifs.

Confrontée à la multiplication des décès en Méditerranée, notamment à l’automne 2013 (600 en octobre 2013), l’Italie, pays de premier accueil, n’avait pas tardé à agir avec la mise en place de l’opération Mare Nostrum, qui a permis de sauver plus de 100 000 personnes entre 2013 et 2014113.

Toutefois, comme l’avait déjà souligné le CESE dans son avis de 2015 Migrations internationales : un enjeu planétaire, l’opération, d’un budget de 9 millions d’euros par mois n’avait pas pu se poursuivre faute d’une mobilisation de ses partenaires, dont certains craignaient qu’elle constitue un « appel d’air » en raison de la proximité de ses interventions avec les côtes libyennes. Elle a été remplacée par l’opération Triton, confiée à Frontex, dont le dimensionnement et les prérogatives plus réduits, ont suscité de nombreuses critiques.

En effet, contrairement à Mare Nostrum qui intervenait jusqu’aux côtes libyennes, Triton est limitée aux eaux territoriales européennes (Italie et Malte). Cette carence est d’autant plus prégnante que la vocation de l’opération militaire européenne Sophia menée par l’UE en Méditerranée centrale sur la base de la résolution 2240 des Nations unies d’octobre 2015, est centrée sur la surveillance des frontières et la lutte contre les réseaux de passeur.euse.s et non sur le sauvetage en mer.

Plusieurs ONG de sauvetage en mer, au premier rang desquelles SOS Méditerranée, ont pris le relais et pris en charge les migrant.e.s qui risquent leur vie sur cette route de la Méditerranée centrale. Si les représentant.e.s de SOS Méditerranée ont témoigné d’une bonne coopération avec les autorités maritimes italiennes dans le cadre des opérations de sauvetage, elles déplorent la dégradation de leurs relations avec l’État italien. Depuis l’été 2017, le gouvernement italien accuse en effet les ONG de faciliter le trafic d’êtres humains,

112 Audition de Fabienne Lassalle, directrice de SOS Méditerranée.

113 100 000 d’après Enrico Letta, Président du Conseil italien entre 2013 et 2014, 150 000 d’après un article du Monde du 20 avril 2015.

AVISDÉCLARATIONS/SCRUTINRAPPORTANNEXES voire de collaborer avec les passeur.euse.s. C’est ainsi que le 17 mars 2018, la justice italienne

a placé sous séquestre l’un des bateaux de l’ONG espagnole Open Arms, soupçonnée de trafic de migrant.e.s. A contrario, la politique du gouvernement italien est désormais fondée sur le souhait d’endiguer les arrivées en externalisant la frontière européenne en Libye.

Comme le souligne l’ancien président du Conseil italien, Enrico Letta, l’Italie est passée d’une

« opération humanitaire d’envergure [Mare Nostrum] à des accords avec des milices libyennes qui mènent des actions violentes pour empêcher les migrants de venir en Europe », argument repris par un article du Monde du 14 septembre 2017114.

Ce type d’accords, qui relèvent d’engagements soumis à peu de contrôle entre les États et fondés sur un levier financier, sont évidemment largement contestables, tant sur la méthode que sur leurs impacts sur la situation des migrant.e.s. La médiatisation par la chaîne de télévision américaine CNN de la situation en Libye, a d’ailleurs attiré l’attention sur l’effet pervers de ces accords fin 2017, en décrivant le sort réservé aux migrant.e.s, victimes de violences extrêmes et parfois réduit.e.s à l’esclavage par les passeur.euse.s, sans pour autant infléchir les politiques italienne et européenne.