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Les moyens de la grève : solidarités financière, matérielle, morale, et les oppositions à ces solidarités

B) L’utilisation de la solidarité financière et les polémiques qu’elle suscite :

3) Un exemple concret d’organisation solidaire à grande échelle dans le

Nord-Pas-de-Calais : les « bons Lecoeur » et leur remise en cause :

Partout il est fait appel à la solidarité des commerçants (ex. annexe 30). Pour développer cette solidarité des commerçants avec les mineurs et permettre à ceux-ci de se fournir à crédit, la CGT met en œuvre dans le Nord-Pas-de-Calais une organisation particulière, comme l’explique Yves Le Maner398 :

« Ce fut encore Lecœur qui, pour maîtriser la distribution des importantes sommes d’argent versées par les syndicats officiels des pays de l’Est, fit circuler des « Bons Lecœur399 »,

une monnaie fictive utilisée en remplacement des billets de la République par les grévistes pour payer leurs achats, acceptés par les commerçants que le syndicat des mineurs remboursait ensuite » :

395 En fait, le jour où paraît l’article (à la veille de la fin de la grève) le total de la souscription a dépassé les 300

millions de francs (L’Humanité du samedi 27 novembre : « La souscription atteint les 300 millions : 300 455 703 »).

396 Ce nombre de 2 millions de repas par jour est considérable, et parait un peu exagéré, car il y avait sans doute

sur les 45 jours en moyenne moins de 200 000 mineurs en grève (selon la C.G.T. il y a eu 218 816 mineurs qui ont voté la grève lors du référendum, et par ailleurs beaucoup n’ont pas bénéficié de ces repas).

397 Cet aspect sera abordé plus précisément dans le chapitre VII consacré au temps long, après la fin de la grève

et l’immédiate après-grève.

398 Yves Le Maner, dictionnaire biographique du mouvement ouvrier Maitron, http://maitron-en-ligne.univ-

paris1.fr.ezproxy.univ-paris1.fr/spip.php?article50069

399 Archives Nationales du Monde du Travail, Fonds des Charbonnages de France – Archives centrales –

Par lettre ouverte aux commerçants le 28 octobre (annexe 31), Auguste Lecoeur et André Parent, initiateurs et signataires des bons de solidarité, s’engagent à leur remboursement : « Commerçants du Nord et du Pas-de-Calais, nous vous donnons l’assurance formelle et sur notre honneur, que le remboursement vous en sera fait immédiatement et chaque jour à votre convenance400 »

Cela représente des montants considérables401, et les fonds obtenus de la solidarité

internationale sont ainsi distribués nationalement et même localement pour consolider la solidarité des commerçants envers les mineurs : on peut noter là un double croisement de solidarité internationale/locale et entre couches sociales différentes. Sous le titre « La solidarité agissante des travailleurs permet une nouvelle distribution de 100 millions », le quotidien communiste du Nord-Pas-de-Calais Liberté402 écrit début novembre :

« 100 millions ont déjà été répartis parmi les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais. Le grand mouvement de solidarité qui s’amplifie chaque jour permettra qu’une autre tranche de 100 millions soit distribuée. La répartition commencera aujourd’hui. Chaque gréviste recevra un bon de 500 francs ».

Cette distribution a sans doute permis à certains grévistes de tenir plus longtemps, comme l’écrit le sous-préfet de Valenciennes fin novembre : « à partir de la seconde quinzaine de novembre, la reprise a été freinée par la remise aux grévistes de bonds de solidarité atteignant souvent pour chacun d’eux une somme appréciable403 ».

Les pouvoirs publics essaient de s’y opposer, comme le relatent Le Figaro dès le 9 novembre : « M. Lecoeur sera-t-il poursuivi pour émission de fausse monnaie ? » ou Paris-Presse

400Archives départementales du Pas de Calais, 1W5167-2.

401 Benoît Frachon, op. cit. (p. 329) : « plusieurs centaines de millions de francs de bons de solidarité en

paiement de marchandises ». Selon un rapport des R.G. du 23 décembre, cela représentait début décembre « Sur les 450 millions de bons émis, 207 millions seulement ont été honorés à ce jour » (Archives départementales du Pas de Calais, 1W5167-2, note 2341).

402 Liberté du mercredi 10 novembre (p. 1, 4).

403 Archives départementales du Nord, 459W142038, Rapport mensuel du préfet de novembre 1948.

Archives Nationales du Monde du Travail, HBNPC 2004 001 336

l’Intransigeant du jeudi 25 novembre sous le titre : « une information est ouverte contre X à propos des bons de solidarité » :

« Le gouvernement vient de trouver un expédient habile : une information a été ouverte sur l’ordre du ministre des Finances pour émission de traites dépourvues du timbre légal. Il fallait y penser, et M. Lecoeur et Parent, cosignataires des fameux bons, sont passibles d’amendes qui risquent de constituer un assez joli magot. Une instruction est en cours, mais le plus piquant de l’affaire est que les commerçants qui ont accepté les billets pourront être poursuivis pour complicité ».

Le remboursement des commerçants ayant été remis en cause, La Tribune des mineurs du 14 novembre met en place pour les rassurer des affiches intitulées « Communiqué n° 39 – LA VICTOIRE APPROCHE – Il s’agit de tenir le dernier quart d’heure », où il est écrit « Nos bons de solidarité sont garantis. Les fonds continuent à affluer. C’est la réponse à la canaillerie de Nord-Matin qui a mis en doute le remboursement de nos bons de solidarité. Nous prions nos amis commerçants de prendre connaissance de l’article de notre camarade André Parent, Vice-Président du Conseil Général du Pas-de-Calais, maire d’Avion, Secrétaire de la Fédération, que le journal Liberté a publié dans son numéro du Samedi 13 novembre. Nos bons sont garantis par les dizaines et les centaines de millions que le peuple français et le prolétariat international collectent pour que les mineurs puissent faire aboutir leurs justes et légitimes revendications 404». Le 19 novembre, un rapport des renseignements généraux au préfet du Pas-de-Calais fait état de rumeurs relatives aux difficultés de remboursement des bons405.

Localement, les forces de l’ordre essaient de faire obstacle à la distribution des bons de solidarité : « les forces répressives tentent d’interdire la distribution des bons de solidarité. A Méricourt, le responsable chargé de la distribution de ces bons a été arrêté. Dans de nombreux endroits, on interdit l’accès aux bureaux du syndicat qui les délivre. Toutes ces manœuvres sont déjouées par les mineurs qui organisent le porte à porte 406». Le 7 décembre, après plusieurs enquêtes de gendarmerie, sur plainte du ministère des Finances du 11 novembre pour « émission de bons au porteur sans timbre réglementaire », un

commissaire de police judiciaire407 indique avoir entendu M. Parent, président du Conseil

d’Administration de la Coopérative Centrale du Personnel des Mines , maire d’Avion, vice- président du Conseil Général du Pas-de-Calais qui déclare « avoir agi sans intention de fraude par méconnaissance des dispositions fiscales » et indique son intention de se rendre au bureau de l’Enregistrement pour régler cette affaire. Le commissaire conclut en indiquant : « Rien de

404 Archives du centre historique minier de Lewarde, 7550, grève de 1948 : avis aux piquets de grève, tracts,

affiches, presse.

405 « Etat d’esprit actuel des dirigeants de la Fédération régionale des Mineurs », rapport du 19 novembre

1948 : « Par ailleurs, les rentrées de fonds ne se feraient pas à la cadence prévue. Les difficultés, qu’ils imputent au gouvernement, auraient surgi pour le transfert de certaines sommes d’argent en provenance de l’étranger et ils craindraient de ne pouvoir continuer à distribuer au rythme actuel les bons de solidarité », archives départementales du Pas de Calais, 1W5163-2.

406 Liberté du mercredi 10 novembre (p. 4).

407Archives départementales du Pas de Calais, 1W5167-2, rapport du commissaire de police judiciaire au chef

permet d’affirmer l’intention frauduleuse. Aucune plainte n’a été déposée par des commerçants non- remboursés ».

Par ailleurs, les forces de l’ordre s’emparent en divers endroits de ces bons pour s’attaquer à ce mode de solidarité. C’est ainsi que le 6 janvier 1949 le S.P.F. fait paraître un communiqué408 :

« Le SECOURS POPULAIRE, proteste contre la perquisition et la saisie illégale, au siège du syndicat des mineurs de DENAIN, de 750 000 FRS et un MILLION de Bons de Solidarité déjà remboursés.

Ce procédé constitue un vol pur et simple et bien dans la ligne des méthodes hitlériennes que les troupes « d’occupation » ont instauré dans les bassins houillers selon les directives du Ministre de l’Intérieur.

Tous les honnêtes gens s’associeront à la protestation du SECOURS POPULAIRE et réclameront l’Amnistie des mineurs condamnés, poursuivis, licenciés.

LE PRESIDENT : Francis JOURDAIN

Le Secrétariat National : Charles DESIRAT, G. PLANTAGENET, P. ELOIRE »

Le secrétaire du syndicat des mineurs de Denain a porté plainte, et le procureur de la République a admis qu’il y avait eu usurpation de pouvoir et que la plainte était justifiée409.

L’Humanité du 12 janvier indique (p. 3) : « Victoire des mineurs d’Anzin – Les 752 000 francs dont les policiers de Jules Moch s’étaient emparés ont dû être restitués hier ».

Localement, la S.F.I.O. remet en cause ces bons, comme Camille Delabre, de la fédération du Pas-de-Calais : « Si des commerçants refusèrent d’honorer les bons, d’autres les acceptèrent. Cependant, le premier jour de remboursement, nombreux furent ceux qui ne furent pas remboursés en raison du manque de fonds. Les commerçants firent plus de difficultés pour les accepter. D’autres essayèrent de les négocier, à perte de 20%, pour récupérer de l’argent liquide nécessaire au réapprovisionnement. De nombreux commerçants ont connu de graves crises de trésorerie410 ». Plus largement, la question de la volonté réelle de solidarité des commerçants, tout comme d’ailleurs celle d’autres couches sociales comme les paysans, peut-être posée : elle l’est de façon directe par les opposants à la grève411, mais peut-être aussi de façon indirecte par la participation plus ou moins importante

de ces couches sociales412. Cette solidarité est souvent mise en exergue par les partisans de la

grève comme nous l’avons vu précédemment et le verrons juste après, mais en même temps

408 Archives CGT de la Fédération Mines-Energie, 455 J 366, grève de 1948, Provocation-Répression-

Intoxication.

409 L’Humanité des jeudi 6 et vendredi 7 janvier.

410 Archives de l’O.U.R.S., dossier de Camille Delabre, Rapport sur la grève des mineurs dans le Pas-de-Calais

(p. 13).

411« Des renseignements que nous avons pu recueillir, il apparait que les petits cultivateurs ont été très réticents

pour donner, alors que les gros propriétaires donnaient largement. », archives de l’O.U.R.S., dossier Camille Delabre, Rapport sur la grève, L’aide aux grévistes (p. 17).

412 Un rapport des renseignements généraux de Lens fait état au 8 octobre de pressions exercées sur les

commerçants de condition modeste, cultivateurs, forains installés sur les marchés, qui se plaignent des difficultés qu’ils éprouvent eux-mêmes, surtout en cette période de grève, mais finissent pas verser de petites sommes ou quantités de vivres (archives départementales du Pas-de-Calais, boîte 1W5162, N° 1820-SP).

l’analyse des sommes recueillies dans les collectes ou les dons divers obtenus en nature semble montrer que la solidarité n’est peut-être pas aussi forte que ce qu’elle a été présentée, et surtout localisée autour des centres miniers, donc liée à une proximité plus ou moins immédiate avec les mineurs en lutte.

Quoi qu’il en soit, les « bons Lecoeur » ont donc été un moment fort de la solidarité financière pour les mineurs du Nord-Pas-de-Calais. Au-delà de l’aspect financier, cette solidarité active prend d’autres aspects, matériels mais aussi moraux, sportifs, culturels, intellectuels.

C) Des solidarités multiples pour soutenir les grévistes et des

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