Chapitre 3. Acquisition de l’accord en nombre
2. Trajectoire développementale de l’accord en nombre
2.1 Etude des erreurs d’accord chez le jeune rédacteur
Les erreurs d’accord chez l’enfant ne résultent pas des mêmes mécanismes que ceux à l’œuvre chez le rédacteur expert (voir chapitre 2). Elles peuvent être dues à une
méconnaissance des règles grammaticales ou à la difficulté de les appliquer – notamment parce que les ressources attentionnelles sont insuffisantes – et se traduisent principalement par un non marquage du pluriel (Totereau, Thevenin & Fayol, 1997). L’attention portée aux
erreurs d’accord commises par les jeunes rédacteurs permet de mettre en lumière les
processus sous-jacents au traitement de l’accord, mais également d’identifier les différentes
étapes d’apprentissage de la morphologie du pluriel. Afin d’étudier ces erreurs, les chercheurs
ont élaboré plusieurs tâches expérimentales auxquelles ont été soumis des enfants
généralement âgés de 6 à 11 ans, c’est-à-dire scolarisés à l’école élémentaire. Malgré les
disparités observées entre les individus au sein d’un niveau scolaire – et parfois chez un même individu – les différents types d’erreurs recueillies par le biais des expérimentations
demeurent caractéristiques des étapes de l’apprentissage progressif de la morphologie
2.1.1 Erreurs d’omission
Les erreurs d’omission indiquent que le rédacteur n’a pas utilisé de règles d’accord,
soit par méconnaissance, soit par manque de ressources cognitives. Les marques flexionnelles du pluriel étant majoritairement inaudibles, les enfants, au début de l’apprentissage de la
langue écrite, n’ont pas conscience de l’existence de marques spécifiques permettant de rendre compte du pluriel sur les différents éléments d’une phrase. Avant la découverte de ces marques, les erreurs d’accord se traduisent donc par le non marquage systématique du pluriel.
Les enfants francophones transcrivent les mots sous leur forme neutre (i.e., singulier) et
n’ajoutent aucune marque (Fayol et al., 1999 ; Totereau, Fayol, & Barrouillet, 1998 ; Totereau
et al., 1997).
Les enfants vont ensuite découvrir l’existence de la morphologie du nombre : la
flexion –s pour signifier le pluriel des noms et des adjectifs et la flexion –nt pour les verbes.
Pour autant, les erreurs caractérisées par l’absence de flexions vont perdurer malgré la connaissance des règles d’accord (Largy, 2001 ; Totereau et al., 1997). Une étude menée par
Totereau et al. (1997) a effectivement montré que les enfants étaient capables d’interpréter les
marques du nombre avant d’être en mesure de les produire. Cette expérience, inspirée des
travaux de Berko (1958), consistait en la comparaison des performances entre une tâche de
compréhension et de production des marques d’accord en nombre, chez des enfants du CP au
CE2. Les deux tâches avaient pour support des dessins, illustrant des situations de singularité
ou de pluralité et concernant l’accord nominal (un ou plusieurs personnages/objets) ou l’accord verbal (action). Pour la tâche de compréhension, les enfants devaient choisir, parmi
deux étiquettes écrites, celle qui correspondait à l’image présentée ou bien associer une
étiquette à l’une des deux images qui leur était présentée. La tâche de production consistait à
écrire le mot manquant dans une courte phrase illustrant un dessin (e.g., « C’est un __ » ; « Les cheminées __ »). Les résultats de cette expérience ont révélé que les plus jeunes participants (CP et CE1) étaient davantage performants dans la tâche de compréhension que
de production et que la réussite pour l’accord nominal était plus précoce que pour l’accord
verbal. Par ailleurs, les plus jeunes participants interprétaient les marques du nombre
uniquement en présence de l’opposition singulier/pluriel à l’écrit (i.e., deux étiquettes écrites et un dessin). Ce n’est que plus tard que les enfants étaient en mesure d’interpréter les
marques présentées seules (i.e., deux dessins et une étiquette écrite).
Cette étude a permis de mettre en évidence que, malgré des connaissances sur la
ne sont pas capables de les mettre en œuvre lors d’une tâche de production. De la même
façon, Largy (2001) a montré que les enfants de CE1 étaient capables de détecter et de
corriger une erreur d’accord nominal ou verbal, avant d’être en mesure de produire
correctement ces mêmes accords en écriture sous dictée. Pour Largy, la différence de performance observée entre les deux tâches tient au coût cognitif imposé par le geste graphique en dictée, dont la gestion mobilise des ressources attentionnelles (Bourdin & Fayol,
1994). Le coût de la transcription graphique, associé à la difficulté d’appliquer les règles d’accord, expliquerait les faibles performances relevées en dictée. En revanche, l’enfant
pourrait appliquer plus facilement les règles d’accord en révision, puisque la tâche ne
nécessite pas de transcription graphique. Les erreurs d’omission relevées en dictée sont donc
persistantes chez des enfants pourtant capables de mobiliser des connaissances grammaticales sur les marques du nombre lorsque le geste graphique – cognitivement coûteux (Bourdin & Fayol, 1994, 2000) – n’est pas mis en jeu (Largy, 2001 ; Totereau et al., 1997). A cette étape,
les enfants commettraient ce type d’erreurs car ils ne disposeraient pas des ressources
cognitives nécessaires à la mise en œuvre de la procédure d’accord, qui n’est pas encore automatisée.
2.1.2 Erreurs de surgénéralisation
Les erreurs d’omission vont peu à peu disparaitre, d’abord au niveau de l’accord
nominal puis, plus tardivement, au niveau de l’accord du verbe. L’antériorité de l’accord
nominal par rapport à l’accord verbal aurait pour origine le caractère sémantiquement fondé
du pluriel nominal (e.g., Fayol, Totereau, & Barouillet, 2006 ; Totereau et al., 1997). En français, la flexion –s ajoutée à un nom exprime une pluralité notionnelle, alors que la flexion
–nt ajoutée à un verbe ne change pas sa signification (i.e., il y a toujours une seule action
même si elle est réalisée par plusieurs individus).
Les débuts de l’utilisation de la flexion –s pour traduire la pluralité des noms vont marquer l’apparition d’un nouveau type d’erreur. Les jeunes rédacteurs vont généraliser erronément la règle d’accord nominal aux verbes (e.g., ils manges). Ces erreurs, dites de
surgénéralisation, semblent témoigner de l’application d’une règle unique – quelle que soit la
catégorie syntaxique de l’élément à accorder – consistant à ajouter un –s pour marquer le
pluriel (Fayol et al., 2006 ; Totereau et al., 1998). Par la suite, les jeunes rédacteurs vont commencer à utiliser correctement la flexion –nt sur les verbes, mais parfois à tort sur les noms et les adjectifs (e.g., les tombent). La surgénéralisation de cette nouvelle marque est
néanmoins plus rare que celle observée avec la flexion –s, et se manifeste la plupart du temps
lorsqu’un nom ou un adjectif possède un homophone verbal (Largy, Fayol, & Lemaire, 1996 ;
Totereau et al., 1998 ; Pacton, Fayol, Lonjarret, & Dieudonné, 1999). Les implications de la
survenue d’erreurs consécutives à l’effet d’homophonie sont discutées plus loin dans ce
chapitre.
Chez les enfants anglophones, cette étape se manifeste par exemple par l’emploi
correct de la flexion du passé –ed sur les verbes réguliers et par sa surgénéralisation aux verbes irréguliers (e.g., sleped pour slept) ou à d’autres catégories syntaxiques (e.g., softed
pour l’adjectif soft). D’après Nunes, Bryant et Bindman (1997a), ces deux erreurs de surgénéralisation n’ont pourtant pas la même origine. L’ajout erroné de la flexion –ed aux
autres catégories syntaxiques signifie que les enfants n’ont pas intégré cette flexion comme
étant la marque du passé des verbes. L’utilisation incorrecte de la flexion –ed sur les verbes
irréguliers montre en revanche que les jeunes rédacteurs ont compris que cette marque permettait de traduire le passé des verbes, mais qu’ils n’ont pas encore pris en compte la différence entre verbes réguliers et irréguliers.
Ainsi, la maîtrise de l’accord demande non seulement de connaître les flexions et leur fonction, mais également d’être capable de discriminer les différentes catégories syntaxiques des items lexicaux. Pour l’accord au pluriel en français, les enfants doivent avoir conscience de l’existence de deux types de flexions, –s et –nt, et être en mesure de différencier un nom d’un verbe afin d’ajouter la flexion adéquate sur chaque élément à accorder. Bien que ces différents savoirs fassent l’objet d’un enseignement explicite tout au long de la scolarité à l’école élémentaire (voire même au collège), l’apprentissage de l’accord en nombre s’étend sur une longue période avant d’être complètement maîtrisé par les rédacteurs.
2.1.3 Erreurs d’attraction
La maîtrise de l’accord en nombre se manifeste aux alentours du Cours Moyen (vers 10 ans). Paradoxalement, l’aboutissement de l’apprentissage de la morphologie du nombre ne se traduit pas par un comportement infaillible du rédacteur face à l’accord, mais plutôt par l’apparition d’erreurs typiques de l’accès à l’expertise : les erreurs d’attraction. Ces erreurs
consistent à accorder le verbe avec le nom/pronom le plus proche alors que celui-ci n’est pas
le sujet de la phrase. Cet accord par proximité serait le résultat d’une opération automatique, reposant sur l’activation de la flexion du verbe en fonction du nombre de l’item préverbal (cf.
les rédacteurs adultes qui, dans certaines configurations d’alerte (e.g., présence de deux noms préverbaux), appliquent de façon contrôlée un algorithme de calcul de l’accord. Néanmoins, lorsque l’attention des rédacteurs est détournée de l’activité d’écriture, la fréquence d’apparition de ces erreurs augmente car l’application consciente d’une règle d’accord est
coûteuse en ressources attentionnelles.
Fayol et al. (1999) ont soumis des enfants de CE1 (7-8 ans) et de CM2 (10-11 ans) à une dictée de phrases de type « Nom 1 de Nom 2 + Verbe », dont le nombre des deux noms préverbaux variait (i.e., SS, PP, SP, PS). Ces configurations de phrase sont habituellement
utilisées chez l’adulte pour provoquer expérimentalement des erreurs d’accord par proximité
(e.g., Fayol et al., 1994 ; Hupet et al., 1996). Parallèlement à la transcription des phrases, la moitié des participants devait également réaliser une tâche secondaire (i.e., dénombrement de
clics au CE1 et rappel de mots au CM2). Les patterns d’erreurs relevés dans cette expérience
ont permis à Fayol et al. (1999) de dégager trois étapes dans l’automatisation de l’accord verbal. Dans un premier temps, les jeunes enfants (CE1) commettent systématiquement des erreurs de non marquage du pluriel verbal (conditions PP et PS). Par conséquent, les phrases au singulier (SS et SP) sont réussies par défaut, puisque le verbe est toujours produit sous sa forme au singulier. Les participants présentant ce pattern d’erreurs ne sont pas sensibles à
l’effet de la tâche secondaire du fait de l’absence de calcul de l’accord. Dans un second temps, les enfants produisent correctement l’accord verbal au pluriel. Pourtant, lorsque leur
attention est mobilisée par la réalisation d’une activité autre que la transcription, les erreurs dans les conditions PP et PS réapparaissent de façon significative. Au cours de cette étape
(aux alentours du CE2), les enfants sont donc en mesure de réaliser correctement l’accord verbal, mais au prix d’un effort particulièrement coûteux en ressources cognitives. C’est finalement dans un troisième temps que l’accord devient une procédure automatisée (i.e.,
Cours Moyen, 10-11 ans). Les enfants présentent le même pattern d’erreurs que les adultes
experts, à savoir essentiellement des erreurs d’attraction (conditions SP et PS), dont la fréquence d’apparition s’accentue en présence d’une surcharge temporaire de la mémoire de travail. D’après Fayol et al. (1999), la survenue de ces erreurs chez l’enfant témoigne de l’automatisation du processus d’accord, qui conduirait à accorder le verbe par proximité, c’est-à-dire avec le nom le plus proche. Cette procédure entraîne la plupart du temps un
accord exact, car la séquence « Sujet + Verbe + Complément » est la plus fréquente en français (Dubois, 1965). Toutefois, elle peut provoquer une erreur lorsque le verbe est précédé
par deux noms ou pronoms différents en nombre et que les ressources attentionnelles du rédacteur ne sont pas totalement disponibles.
La diversité des erreurs d’accord relevées chez les rédacteurs novices suggère le passage d’une méconnaissance totale des règles à l’automatisation de l’accord via des étapes intermédiaires. L’apprentissage de l’accord en nombre est lent et progressif, puisqu’il couvre toute la période de l’école élémentaire (école primaire, soit cinq ans). Se pose maintenant la question du mode d’apprentissage de la morphologie du nombre et, plus largement, de la
nature des connaissances et des mécanismes intervenant dans la gestion de l’accord chez
l’apprenant.