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Apprentissage implicite et récupération en mémoire

Chapitre 3. Acquisition de l’accord en nombre

3. Accord en nombre : quels mécanismes d’apprentissage ?

3.2 Apprentissage implicite et récupération en mémoire

L’apprentissage implicite consiste à mémoriser de façon plus ou moins inconsciente des associations entre éléments, à partir de l’exposition à l’écrit. Ce type d’apprentissage est possible grâce à la fréquence d’association de certains éléments, indépendamment de l’intention de l’apprenant (e.g., Deacon, Conrad, & Pacton, 2008 ; Lété, 2006 ; Perruchet & Pacton, 2004). L’exposition passive à l’environnement écrit permettrait aux individus d’extraire les régularités statistiques d’une langue et de les stocker en mémoire, grâce à des

processus associatifs élémentaires (Lété, 2006).

Dans cette perspective, l’accord pourrait parfois être le résultat de la récupération directe en mémoire d’un item déjà fléchi, comme si l’association entre un radical et une

flexion avait été mémorisée en tant que forme orthographique complète. Afin d’apporter des

arguments en faveur de l’existence de ce mécanisme, les chercheurs ont dû élaborer des protocoles expérimentaux permettant de faire la différence entre l’utilisation de la procédure d’accord basée sur des règles et la récupération d’instances en mémoire. Le but était de provoquer des erreurs d’accord traduisant le recours à une récupération directe en mémoire.

3.2.1 Mémorisation d’associations racine-flexion

3.2.1.1 Effet d’homophonie

L’effet d’homophonie a permis d’apporter des arguments en faveur de l’existence d’un apprentissage implicite de l’accord en nombre. En français, certains verbes conjugués ont un

homophone nominal (e.g., montre) ou adjectival (e.g., fixe). Du fait de la morphologie silencieuse du nombre, accorder ces homophones au pluriel peut parfois conduire à une

L’effet d’homophonie a été initialement mis en évidence dans l’étude de Largy et al.

(1996), menée auprès d’adultes francophones. Les auteurs présentaient oralement des phrases de type « Pronom 1 + Pronom 2 + Verbe », que les participants devaient reporter par écrit, en

condition de rappel simple ou en parallèle à la réalisation d’une tâche secondaire. Le verbe

possédait ou non un homophone nominal et, le cas échéant, la version la plus fréquente de

l’homophone était soit la forme nominale (e.g., forme) soit la forme verbale (e.g., juge). Largy

et al. ont constaté qu’en situation de double tâche, les adultes commettaient des erreurs du

type « Il les filtres », consistant à accorder le verbe comme un nom. Ces erreurs ont été

principalement commises lorsque la forme nominale de l’homophone avait une fréquence

supérieure à celle de la forme verbale. Elles étaient d’ailleurs inexistantes lorsque le verbe ne

possédait pas d’homophone et relativement rares lorsque l’homophone nominal était moins fréquent que son correspondant verbal. D’après Largy et al. (1996), l’accord de tels homophones ferait l’objet d’une compétition entre deux marques flexionnelles. Dans le cas du

mot « timbre », la forme nominale étant plus fréquemment rencontrée par l’individu que la

forme verbale, l’association entre la racine « timbre » et la flexion –s serait plus fréquente et

par conséquent plus disponible que la flexion –nt. Les erreurs d’accord résultant de

l’homophonie nom/verbe dépendraient directement de la force d’association entre une racine

et une flexion, ou plutôt de la fréquence de la forme la plus souvent rencontrée.

Des effets comparables ont également été observés pour l’accord des adjectifs ayant un homophone verbal, dans une étude menée auprès de collégiens francophones de 6ème et de 4ème (Pacton et al., 1999). Pacton et al. ont relevé que les rédacteurs avaient davantage tendance à ajouter la flexion –nt aux adjectifs dont la fréquence de l’homophone verbal était supérieure (e.g., fixe) plutôt qu’inférieure (e.g., célèbre) à la forme adjectivale. De même,

l’effet d’homophonie a été mis en évidence en néerlandais chez des collégiens (Frisson &

Sandra, 2002) et des adultes (Sandra, Frisson, & Daems, 1999). Dans ces deux études menées

à l’écrit, les auteurs ont utilisé des verbes pour lesquels les formes entre la première et la

troisième personne du singulier étaient homophones mais non homographes (e.g., Ik treed /

Hij treedt [Je suis / Il suit]). Conformément aux résultats obtenus par Largy et al. (1996), les

rédacteurs néerlandais avaient tendance à utiliser la forme la plus fréquente des homophones verbaux.

L’existence de telles erreurs chez les adultes a conduit Totereau et al. (1998) à s’interroger sur la période d’apprentissage au cours de laquelle les associations entre racines

complètement consistant à écrire la terminaison manquante de noms et de verbes (e.g., les timbr_ ; ils montr_). Les mots à compléter, sélectionnés par les auteurs dans les livres de lecture des jeunes participants, avaient ou non un homophone. Concernant les mots homophones, Totereau et al. avaient pris soin de sélectionner pour moitié des mots apparaissant uniquement sous leur forme nominale et pour moitié des mots dont seule la forme verbale avait été relevée dans les livres de lecture. Les enfants testés étaient âgés de 7 à

10 ans, ce qui correspond aux classes allant du CE1 au CM2. L’étude des erreurs a permis à

Totereau et al. de constater l’apparition de l’effet d’homophonie à partir du moment où les enfants disposent et utilisent les deux types de marques flexionnelles (–s et –nt) et qu’ils sont

capables de différencier un nom d’un verbe (à partir du CE2). Comme chez les adultes (Largy

et al., 1996), les erreurs relevées à ce stade consistent à fléchir d’un –s les verbes dont

l’homophone nominal est plus fréquent, et inversement. D’après Totereau et al. (1998), l’exposition de plus en plus fréquente à l’écrit, notamment grâce la lecture, permettrait aux

enfants de détecter des associations régulières entre racines et flexions. Ces associations « racine-flexion » seraient stockées au fur et à mesure en mémoire à long terme. L’effet

d’homophonie serait le résultat, chez le rédacteur expert comme chez le novice, non pas de l’application de règles, mais de la récupération directe en mémoire d’associations issues d’un

apprentissage implicite des régularités rencontrées dans la langue écrite (Pacton et al. 1999).

L’effet de la fréquence sur les performances dans l’accord en nombre a également été

étudié par Cousin et ses collaborateurs. Le produit de ces recherches révèle que la

récupération d’instances serait un mécanisme apparaissant très tôt dans l’acquisition de la morphologie flexionnelle, avant même l’apprentissage explicite des règles d’accord (Cousin,

Thibault, Largy, & Fayol, 2006 ; Largy, Cousin, Bryant et Fayol, 2007 ; Largy, Cousin, & Fayol, 2004).

3.2.1.2 Effet de fréquence et accord nominal

Les travaux menés par Cousin et ses collaborateurs sur la maîtrise de l’accord nominal et les effets de fréquence ont permis de confirmer que l’apprentissage explicite des règles d’accord n’était pas l’unique mode d’apprentissage de la morphologie flexionnelle du nombre. Dès le début de l’exposition à l’écrit, les enfants rencontrent des mots apparaissant

principalement au singulier (e.g., pluie) alors que d’autres sont majoritairement employés au pluriel (e.g., parents). A partir de ce constat, Cousin et ses collaborateurs ont étudié

expérimentalement l’impact de la fréquence de rencontre d’un mot à l’écrit sur son utilisation

par le jeune rédacteur.

Dans une première étude, Cousin, Largy et Fayol (2002) ont proposé à des enfants

scolarisés du CE1 au CM2 d’accorder des noms familiers (tirés de leurs livres de lecture) ou

peu familiers (extraits de la base de données VOB, Ters, Mayer, & Reichenbach, 1996). La

tâche, sous forme d’exercice à trous, consistait à écrire le mot manquant de la phrase

présentée oralement. Les résultats ont montré que, quel que soit le niveau des participants,

l’accord était mieux réussi pour les noms tirés des livres de lecture des enfants, c’est-à-dire les noms familiers. D’ailleurs, parmi ces noms connus des enfants, les erreurs se sont avérées être plus nombreuses pour l’accord au singulier des noms rencontrés fréquemment sous leur forme

au pluriel que pour les autres items. Cet effet a également été mis en évidence pour le pluriel, mais uniquement chez les élèves de CE1 et de CE2. Ces enfants commettaient davantage

d’erreurs pour accorder au pluriel les noms majoritairement rencontrés au singulier. Cousin et

ses collaborateurs ont également relevé que les erreurs consistant à ne pas ajouter de –s au pluriel étaient plus rares que celles consistant à supprimer le –s associé à la racine (i.e., écrire

au singulier un nom plus fréquemment rencontré au pluriel). D’après les auteurs, la mémorisation d’une forme nominale au singulier (non marquée) n’entraverait pas l’ajout de la

flexion –s au pluriel lors de l’application de l’algorithme d’accord. A l’inverse, un nom

mémorisé sous sa forme au pluriel serait en quelque sorte appréhendé par l’enfant comme une

forme orthographique complète (e.g., parents). De plus, il n’existe pas de règle explicite

précisant l’accord nominal au singulier, ce dernier étant par défaut la forme non marquée du

nombre. Dans ces conditions, supprimer le –s lors de l’écriture au singulier de ce type de nom serait complexe pour les jeunes rédacteurs (Cousin, Largy, & Fayol, 2003).

Cousin et ses collaborateurs ont ensuite mené une étude longitudinale auprès d’enfants de CP et de CE1, afin d’étudier l’impact de la fréquence d’exposition avant (CP) et après (CE1) l’apprentissage de la règle d’accord nominal (Cousin et al., 2006 ; Largy et al., 2007 ;

Largy, Cousin, et al., 2004). De manière à contrôler au maximum la fréquence de rencontre des items, les auteurs ont sélectionné des noms très peu familiers pour les enfants, c’est-à-dire totalement absents des livres de lecture et des bases de données BRULEX (Content, Mousty, & Radeau, 1990) et NOVLEX (Lambert & Chesnet, 2001). Quarante noms rares ont ainsi été répartis en plusieurs listes, une moitié étant présentée fréquemment – sous la forme

d’exercices de lecture et de copie (items fréquents) – l’autre moitié étant présentée rarement (items rares). Outre la fréquence d’exposition, Cousin et ses collaborateurs manipulaient

également la modalité de présentation des items, la moitié étant proposée au singulier, et

l’autre au pluriel. Conformément aux résultats obtenus dans leurs précédentes études, les auteurs ont montré qu’au CP comme au CE1, l’accord des noms plus fréquents au pluriel était

davantage réussit pour les noms précédemment rencontrés dans cette modalité et que les enfants avaient plus de difficultés à orthographier au singulier les noms rencontrés au pluriel.

En revanche, la forme sous laquelle étaient présentés les mots rares n’a eu aucune incidence sur les performances d’accord des enfants. Le traitement des mots rares semble donc davantage relever de l’application d’un algorithme de calcul, car leur forme fléchie n’est pas

stockée en mémoire. Ces résultats, relevés à la fois chez les enfants de CP et de CE1

suggèrent, d’une part, que la mémorisation/récupération d’instances racine-flexion est un processus précoce qui se manifeste avant même l’apprentissage de la règle d’accord nominal et, d’autre part, que la récupération d’instances peut parfois supplanter l’application de la règle d’accord dans le cas de noms fréquemment rencontrés sous une certaine forme.

3.2.2 Mémorisation de cooccurrences de marques

La mémorisation d’association entre un radical et une flexion, probablement encodée

comme la forme entière du mot chez l’enfant, est donc un mécanisme d’apprentissage chez

l’apprenant. Est-il alors possible que les rédacteurs novices soient capables de repérer puis de mémoriser les cooccurrences de marques sur les différents éléments d’une phrase ? D’après

Thévenin et al. (1999), l’apprentissage implicite de la morphologie du nombre par extraction

des régularités statistiques d’une langue poserait un problème majeur. En français, les

marques du pluriel sont à la fois diversifiées et présentes sur plusieurs segments d’une même phrase. Pour Thévenin et al., le repérage de la cooccurrence de ces marques ainsi que la compréhension de leur fonctionnement exigerait alors une « fenêtre attentionnelle » d’une ampleur trop conséquente pour que cela soit possible (e.g., Les chiens méchants aboient).

Pourtant, lorsque la taille des unités de traitement est réduite – comme dans le cas des groupes « déterminant + nom » et « nom + verbe » – ce type d’apprentissage implicite de cooccurrences semble possible. Ainsi, la position des mots dans une phrase pourrait

influencer l’accord. Parfois, les rédacteurs s’appuieraient sur le fait que certaines marques

(e.g., –nt verbal) sont plus fréquemment rencontrées dans certaines positions que dans

d’autres (Pacton, 2004, cité par Pacton & Deacon, 2008). Notamment, Fayol et al. (2006) ont observé que, chez l’enfant, un adjectif placé immédiatement après un déterminant pluriel

(e.g., les garçons bruyants). En effet, la flexion –s est très fréquemment rencontrée sur le segment suivant directement un déterminant pluriel (e.g., les/des). Dans l’étude de Thévenin

et al. (1999), les auteurs avaient également remarqué que dès le CP, les enfants ajoutaient

erronément, dans 10% des cas, la flexion –nt aux adjectifs situés juste après un nom. D’après Thévenin et al., l’origine de ces erreurs serait la position post-nominale de l’adjectif car cette place est habituellement occupée par le verbe (i.e., phrase canonique « Déterminant + Nom + Verbe + Complément »). Ainsi, les enfants seraient capables d’apprendre implicitement la cooccurrence de marques sur de petites unités de traitement.

Les effets d’homophonie, de fréquence et de position syntaxique suggèrent que les apprenants traitent parfois les accords en récupérant les items en mémoire, plutôt qu’en

recourant à des règles explicites. La maîtrise de la morphologie flexionnelle du nombre est

donc le résultat à la fois d’un apprentissage explicite et implicite, qu’il est possible d’envisager comme étant complémentaires (Perruchet & Pacton, 2006). Ces deux modes d’apprentissage donnent lieu à deux mécanismes permettant de réaliser l’accord : l’application de règles et la récupération d’instances en mémoire. Outre l’utilisation de l’un de ces deux mécanismes, l’exactitude des accords passe également par la capacité du rédacteur à se relire pour éventuellement détecter et corriger ses erreurs d’accord (Largy, Cousin, & Dédéyan,

2005).