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Chapitre 1 : Accord et encodage grammatical

5. Erreurs d’attraction : proximité linéaire ou hiérarchique ?

5.1 Approches non syntaxiques

5.1.2 Accord et distance linéaire

Selon Jespersen (1924), les erreurs d’attraction sont le résultat d’une perte du nombre

du nom sujet, en raison de la distance séparant le verbe de son sujet. Le verbe est alors accordé en fonction du nom le plus proche dans la structure linéaire de la phrase. Dans cette

conception, l’accord consiste en la copie des traits de nombre, de genre et de personne du nom

sujet (source) vers le verbe (cible). Pour être copiés, les traits de la source doivent être

maintenus en mémoire jusqu’à l’apparition de la cible. Dès lors, plus la distance séparant le verbe de son sujet est importante, moins l’individu disposerait « d’énergie mentale » pour se

rappeler le nombre du nom sujet (Jespersen, 1924). La quantité « d’énergie mentale » disponible, permettant de se souvenir du nombre du sujet, serait donc inversement proportionnelle à la distance entre la source et la cible. Pour les phrases canoniques de type « Sujet + Verbe + Complément », le maintien du nombre en mémoire mobiliserait peu

d’énergie mentale puisque le verbe est placé directement après le nom sujet. En revanche, une

séparation du verbe et du nom sujet par un autre nom (i.e., nom local), comme dans le cas des configurations de type « Nom 1 de Nom 2 + Verbe », pourrait entraîner un oubli progressif du nombre du nom sujet. L’accord du verbe serait alors réalisé en fonction du nombre du nom le plus proche : les traits du nom local seraient copiés sur le verbe, occasionnant une erreur

d’attraction.

Dans leur étude de 1991, Bock et Miller ont testé, entre autres, l’hypothèse d’un

impact de la distance linéaire entre le sujet et le verbe dans le traitement de l’accord. Comme le postulait Jespersen (1924), Bock et Miller ont supposé que la quantité d’énergie mentale

nécessaire au maintien du nombre du nom sujet était proportionnelle à la longueur du matériel séparant le verbe et son sujet. Pour tester cette hypothèse, les auteurs ont construit des préambules pour lesquels le matériel interférent entre la source (Nom sujet) et la cible (Verbe)

pouvait être soit long (4b, 4d) soit court (4a, 4c). Deux types de matériel interférent ont été utilisés pour la construction des préambules : des syntagmes prépositionnels (4a et 4b) et des propositions relatives (4c et 4d). La tâche, réalisée par des locuteurs anglophones, consistait à répéter ces préambules et à les compléter avec un verbe.

(4a) The key to the cabinets… [La clef des salons]

(4b) The key to the ornate Victorian cabinets… [La clef des salons Victoriens décorés] (4c) The boy that likes the snakes… [Le garçon qui aime les serpents]

(4d) The boy that likes the colorful garter snakes… [Le garçon qui aime les serpents rayés colorés]

Selon l’hypothèse linéaire, l’allongement du préambule devait augmenter la quantité d’énergie mentale nécessaire au maintien du nombre du nom sujet jusqu’à l’apparition du verbe, conduisant ainsi à davantage d’erreurs d’accord. Or, les résultats de l’étude de Bock et Miller (1991) ont révélé que les participants commettaient autant d’erreurs avec un matériel

interférent long (4a, 4c) que court (4b, 4d). De plus, les erreurs étaient plus fréquentes pour les syntagmes prépositionnels que pour les propositions relatives. Les auteurs en ont conclu que la distance linéaire entre la source et la cible ne pouvait pas rendre compte des erreurs

d’accord relevées. Les erreurs ne résulteraient pas d’une surcharge cognitive temporaire due au maintien trop long du nombre de la source jusqu’au traitement de la cible mais seraient

consécutives à la construction syntaxique de la phrase.

Bock et Cutting (1992) ont reproduit cette expérience en contrôlant davantage le matériel expérimental interférent situé entre le nom sujet et le verbe cible. En effet, dans

l’expérience de 1991, les syntagmes prépositionnels (4a) étaient plus courts que les

propositions relatives (4c). Bock et Cutting ont réduit les différences entre les syntagmes prépositionnels et les propositions relatives, notamment au niveau de la longueur séparant le verbe de son sujet. Les deux auteurs ont proposé à des locuteurs anglophones de répéter et compléter des préambules en faisant varier la nature et la longueur du matériel linguistique séparant le verbe de son sujet (cf. exemples 5a à 5d ci-dessous).

(5a) The suspicion of the foreign drivers … [La suspicion des conducteurs étrangers]

(5b) The suspicion of the foreign cab drivers … [La suspicion des conducteurs de taxi étrangers]

(5c) The suspicion that they killed the drivers … [La suspicion qu’ils aient tué les

conducteurs]

(5d) The suspicion that they killed the cab drivers … [La suspicion qu’ils aient tué les conducteurs de taxi]

Bock et Cutting ont testé séparément l’effet de la longueur des préambules pour les

syntagmes prépositionnels et les propositions relatives. Les résultats ont révélé que les

participants commettaient plus d’erreurs pour les syntagmes prépositionnels longs (5b) que courts (5a). Ce résultat semble suggérer que l’augmentation des erreurs est proportionnelle à l’allongement de la distance linéaire séparant le verbe de son sujet. Pourtant, cet effet n’a pas

été observé avec les propositions relatives (5c et 5d). De plus, quelle que soit la longueur des

préambules, les syntagmes prépositionnels ont provoqué davantage d’erreurs que les propositions relatives. Ces résultats, associés à l’absence de corrélations entre le nombre d’erreurs et l’empan des participants, ont conduit Bock et Cutting (1992) à conclure que les ressources limitées de la mémoire n’étaient pas un facteur déterminant dans la réalisation de l’accord. Les erreurs dépendraient davantage de la complexité syntaxique de la phrase que de

la distance linéaire entre le nom sujet et le verbe (Kaan, 2002).

Les approches non syntaxiques, basées sur les capacités limitées de la mémoire et la

proximité linéaire entre le nom local et le verbe, ne permettent pas d’expliquer l’intégralité des résultats qui viennent d’être présentés. Notamment, le modèle de Fayol et ses collaborateurs (1994) ne justifie pas pourquoi les erreurs d’attraction – bien qu’observées

dans de faibles proportions – subsistent lorsque la mémoire de travail des rédacteurs n’est pas

sollicitée par la gestion d’une tâche secondaire. De même, l’approche basée sur la distance linéaire séparant le verbe de son sujet n’explique pas pourquoi les erreurs d’accord sont plus

fréquentes pour les syntagmes prépositionnels que pour les propositions relatives. Les

approches syntaxiques de l’accord ont apporté des arguments permettant de répondre à ces

différentes interrogations.