Chapitre 3. Acquisition de l’accord en nombre
3. Expérience 2 : Etude en temps réel de l’influence des indices morpho-phonologiques en
3.3.2 Analyse des données on-line
Deux types de données temporelles ont été analysés : le temps de pause préverbale et
le temps d’écriture du verbe. Comme cela a été précisé dans l’introduction de cette seconde
expérience, déterminer le rôle joué par les indices morpho-phonologiques dans l’accord via
les données chronométriques impliquait d’analyser uniquement les phrases comportant un accord correct. En effet, l’intérêt de l’étude du décours temporel de la phrase résidait dans l’identification du moment au cours duquel les indices morpho-phonologiques influençaient l’accord. Les élèves de CM2 ayant commis plus de 50% d’erreurs de type phonologique sur
les verbes du 2ème groupe au singulier (50%), seules les phrases au pluriel (conditions PP et
1 adulte ont été exclus de l’analyse des données en temps réel, en raison de l’absence de
données dans plus d’une des conditions expérimentales : aucune phrase correcte ou aucune
donnée exploitable. Les données étaient considérées comme non exploitables en présence
d’une rature, d’un retour à la ligne, etc. Sur les 485 phrases correctes restantes (en conditions
PP et PS), produites par les 32 participants, 74 ont encore été supprimées (soit 15%) car non exploitables pour les mêmes raisons que celles énoncées ci-dessus. Enfin, les données aberrantes (+/- 2,5 écart-types à la moyenne du groupe) ont été exclues de l’analyse statistique pour chaque type de données temporelles, ce qui a conduit à éliminer encore 4 phrases pour le
temps d’écriture et 12 pour le temps de pause préverbale.
Le plan expérimental ayant permis d’analyser les diverses données temporelles était le
suivant : 2 (CM2 vs adultes) x 2 (verbe 1er groupe vs 2ème groupe) x 2 (condition : match PP vs
mismatch PS) x 2 (nom sujet singulier vs pluriel), avec mesures répétées sur les trois derniers
facteurs.
3.3.2.1 Pause préverbale
Le temps de pause préverbale correspond au temps, en millisecondes, entre la fin
d’écriture du Nom 2 et le début de la transcription du verbe. Le Tableau 9 résume les temps
moyens de pause préverbale pour chaque condition expérimentale.
Tableau 9. Temps moyens de la pause préverbale (en ms) et écart-types (en italique) pour chaque condition expérimentale
1er groupe 2ème groupe
PS PP PS PP CM2 1332 (972) 1170 (874) 1200 (699) 1035 (589) Adultes 365 (185) 436 (283) 416 (196) 412 (202)
Etudier les variations de la durée de la pause préverbale avait pour but de mettre en
évidence l’existence d’un contrôle prégraphique permettant d’éviter la survenue d’une erreur d’accord (e.g., Fayol et al., 1994). Etant donné que les erreurs d’accord se sont avérées plus
nombreuses pour les verbes du 1er que pour les verbes du 2ème groupe, ce contrôle devrait être plus efficace pour les verbes du 2ème groupe. En effet, une terminaison audible devrait faciliter
la mise en œuvre de ce contrôle, en alertant le rédacteur sur un plan phonologique. Par
conséquent, le temps de pause préverbale devrait être plus court avant les verbes du 2ème groupe qu’avant les verbes du 1er groupe. Par ailleurs, les phrases de la condition PP, ne
constituant pas de difficulté particulière, devraient entraîner un temps de pause préverbale plus court que les phrases PS, ces dernières présentant une ambiguïté susceptible de déclencher le contrôle prégraphique.
Les résultats de l’analyse de variance révèlent que le temps de pause préverbale est
plus long chez les enfants de CM2 que chez les adultes (1184 vs 408 ; F1(1, 30) = 58.53, p < .001, MSe = 31847 ; F2(1, 12) = 45.59, p < .001, MSe = 116707). L’effet du type de verbe
n’est pas significatif (F1(1, 30) = 1.68, NS, MSe = 66074 ; F2(1, 12) < 1, MSe = 113411). Le
temps de pause ne varie pas entre les verbes du 1er groupe (826) et ceux du 2ème groupe (766).
L’effet du nombre du nom local n’est pas significatif (F1(1, 30) = 1.20, NS, MSe = 108082 ;
F2(1, 12) < 1, MSe = 113411), avec des temps de pause qui ne diffèrent pas entre les phrases
PS (828) et PP (763). Aucune interaction n’est significative.
Ces résultats n’ont pas permis de mettre en évidence l’existence d’un contrôle
prégraphique pouvant être influencé par les différents facteurs manipulés. Ils sont néanmoins
compatibles avec les résultats de Largy et Fayol (2001), qui n’avaient relevé aucune
différence entre les deux types de verbe au niveau de la durée de la pause préverbale.
L’analyse des temps d’écriture devrait mettre en évidence une telle différence.
3.3.2.1 Temps d’écriture du verbe
La tablette graphique a permis d’enregistrer le temps d’écriture du verbe, c’est-à-dire le temps d’écriture linéaire du verbe entre le premier appui sur la tablette et le dernier lever du
stylet. Les verbes ne comportant pas tous le même nombre de lettres (entre 9 et 11), le temps
d’écriture a dû subir une transformation afin d’uniformiser les données et pouvoir opérer une comparaison. Ainsi, le temps d’écriture linéaire de chaque verbe a été divisé par le nombre de
caractères le composant. Les données analysées dans ce paragraphe correspondent donc au
temps d’écriture moyen d’un caractère (en millisecondes).
Le temps d’écriture moyen d’un caractère devrait ainsi mettre en évidence un éventuel ralentissement dans l’écriture du verbe. Si le rédacteur ralentit lors de la transcription du
verbe, le nombre de millisecondes par caractère s’en trouvera alors plus élevé. L’intérêt
d’étudier cette variable dépendante était de montrer que la vitesse d’écriture du verbe pouvait être influencée par la présence d’un indice morpho-phonologique sur la terminaison verbale.
Le contrôle prégraphique pourrait s’exercer au moment de l’écriture du verbe, et non avant sa
transcription comme l’ont suggéré les résultats précédents. Notamment, les temps d’écriture
facilite leur accord, comparativement aux verbes du 2ème groupe. De plus, l’accord des
phrases PS présentant une ambiguïté, le temps d’écriture des verbes devrait être plus élevé que pour les phrases PP. Les temps moyens d’écriture du verbe pour chaque condition
expérimentale figurent dans le Tableau 10 ci-dessous.
Tableau 10. Temps moyens d’écriture d’un caractère (en ms) et écart-types (en italique) pour chaque condition expérimentale
1er groupe 2ème groupe
PS PP PS PP CM2 703 (207) 634 (149) 671 (169) 598 (135) Adultes 359 (101) 339 (79) 339 (74) 333 (68)
Le temps d’écriture est significativement plus long chez les enfants de CM2 que chez
les adultes (651 vs 343 ; F1(1, 30) = 182.37, p < .001, MSe = 16121 ; F2(1, 12) = 178.15, p <
.001, MSe = 4764). L’effet du type de verbe est tendanciel (F1(1, 30) = 4.17, p = .05, MSe =
4277 ; F2(1, 12) = 1.75, NS, MSe = 4221). Le temps d’écriture est plus court pour les verbes du 2ème groupe (484) que pour les verbes du 1ergroupe (509). L’effet du nombre du nom local est significatif (F1(1, 30) = 8.56, p < .01, MSe = 6299 ; F2(1, 12) = 2.68, NS, MSe = 4221),
avec un temps d’écriture plus long pour les phrases PS (518) que pour les phrases PP (476). Aucune interaction n’est significative.
Conformément aux attentes formulées, le temps d’écriture des verbes est plus long lorsque l’accord présente une difficulté : l’absence d’une terminaison verbale audible (verbes
du 1er groupe) et un syntagme nominal sujet dont les deux noms différent en nombre (condition PS).
3.4 Discussion
Le but de cette seconde expérience était d’obtenir des données sur le déroulement on-
line du traitement de l’accord, afin de mettre en exergue une différence temporelle dans
l’activité de contrôle prégraphique ou le calcul de l’accord, entre les verbes du 1er
et du 2ème
groupe. L’intérêt du recueil chronométrique résidait également dans l’identification du
moment où les indices morpho-phonologiques pouvaient influencer le traitement de l’accord.
Dans un premier temps, il est important de noter que le média d’écriture (tablette
puisque l’analyse des erreurs d’accord a révélé des résultats équivalents à ceux de l’expérience précédente. Pour rappel, les CM2 ont commis davantage d’erreurs d’accord sur
les verbes du 1er groupe que du 2ème groupe, particulièrement pour les phrases au pluriel (conditions PS et PP). Leurs erreurs sont également plus fréquentes lorsque les deux noms
précédant le verbe étaient de nombre différent (condition SP et PS). Aucun effet n’a été relevé chez les adultes au niveau de l’analyse des erreurs d’accord, probablement en raison du faible nombre d’erreurs relevées et de la facilité de la tâche (rappel simple), permettant d’exercer facilement un contrôle sur l’accord. Etant donné la différence, a priori quantitative, entre les
performances des deux groupes de participants et le fait que les stratégies et les patrons
d’erreurs des CM2 ont été largement décrits dans la littérature comme se rapprochant de ceux
des adultes (e.g., Fayol et al., 1999), l’interprétation des données temporelles qui suit a été
construite en référence à l’intervention d’un processus de contrôle prégraphique. L’analyse des temps de pause préverbale n’a pas permis de mettre en évidence un impact des facteurs manipulés. Ni le type de verbe ni le nombre des deux noms préverbaux n’ont influencé la
durée de la pause préverbale. Pourtant, en supposant l’existence d’un contrôle prégraphique
permettant d’empêcher l’apparition d’une erreur d’accord avant qu’elle ne soit graphiquement produite (Fayol et al., 1994), il était envisageable de s’attendre à un effet des différents facteurs manipulés. L’absence de résultats au niveau de l’analyse des temps de pause préverbale ne permet cependant pas de réfuter l’existence d’un tel contrôle, puisque les effets escomptés se sont manifestés au niveau de l’analyse du temps d’écriture du verbe. Il
semblerait donc que le contrôle prégraphique soit déclenché au moment de la transcription du verbe.
Largy et Fayol (2001) avaient noté un ralentissement de l’écriture au moment de la
transcription de la terminaison verbale, sans observer toutefois de différence temporelle entre les deux types de verbes manipulés. En utilisant des mesures plus fines, via une tablette
graphique, les temps d’écriture du verbe se sont pourtant avérés être plus longs pour les
verbes du 1er groupe que pour les verbes du 2ème groupe. Le contrôle prégraphique serait donc
déclenché, non pas avant l’écriture du verbe, mais pendant sa transcription. Ce résultat est compatible avec l’hypothèse selon laquelle la mise en œuvre du contrôle prégraphique serait facilitée lorsque l’opposition singulier/pluriel du verbe à accorder est phonologiquement
distincte (e.g., finit/finissent). L’indice morpho-phonologique de la terminaison alerterait
davantage le rédacteur sur la présence d’une erreur d’accord. Le rédacteur déclencherait alors
information phonologique n’est fournie par la terminaison verbale (e.g., chante/chantent). L’indice morpho-phonologique agirait donc comme un renforcement de la probabilité de détection d’une erreur d’accord, permettant de diminuer le risque d’apparition effective de ce type d’erreur. Par ailleurs, les temps d’écriture du verbe se sont avérés plus longs lorsque les
deux noms précédant le verbe étaient de nombre différent (condition PS). Ce résultat est en
accord avec le fait que le rédacteur déclencherait le contrôle prégraphique lorsqu’il repère une
ambiguïté dans la phrase (e.g., Fayol et al., 1994). Le temps d’écriture du verbe serait donc
plus court en condition PP, car l’absence d’ambiguïté ne nécessiterait pas de contrôle pour éviter la survenue d’une erreur d’accord.
Afin d’apporter des arguments supplémentaires à l’hypothèse d’une facilitation de la détection d’une erreur d’accord grâce à l’indice morpho-phonologique de la terminaison
verbale, une nouvelle expérience a été conduite en créant un paradigme de détection d’erreurs.
En effet, les données en temps réel ont permis d’interpréter l’influence de la terminaison
phonologiquement audible des verbes du 2ème groupe comme un indice permettant de
déclencher de façon plus efficace le processus de contrôle prégraphique qui corrige l’erreur d’accord avant qu’elle ne soit produite. L’étude des indices morpho-phonologiques dans une
tâche spécifique de révision devrait permettre de répliquer les effets des deux premières expériences.