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L’espoir des mères d’améliorer leur propre « capital somatique » familial ou l’émergence

Au sein de ce nouveau « domaine de possibilité, d’anticipation et d’attentes qui nécessite de l’action et de l’éveil dans le présent afin de réaliser une série de futurs potentiels » 176 , on verrait en

170 Kaushnik Rajan Sunder, Biocapital : The Constitution of Post-Genomic Life, Duke University Press, 2006 ;

Cooper, Melinda, Life as surplus. Biotechnology & Capitalism in the neoliberal era, University of Washington Press, Seattle and London, 2008 et Lafontaine, Céline, Le Corps Marché, Seuil, 2014.

171 Quiet, Mathieu, « Des chimères bionanotechnologiques. L'humain aux prises avec les imaginaires

technoscientifiques », in Science, Fables and Chimera : Strange Encounters, édité par Laurence Roussillon- Constanty et Philippe Murillo, Cambridge Scholars Publishing, 2013, p. 273.

172 Ibid. p. 136. Voir aussi p. 150-151.

173 Terme posé par Catherine Waldby afin de désigné la manière dont les corps et les tissus récupérés des corps

sont redéployés pour la préservation et l’augmentation de la santé et de la vitalité des corps vivants (Waldby, 2000, 2002, cité dans Waldby, C, 2006, p. 32), puis retravaillé par Nikolas Rose en affirmant qu’il est possible de l’utiliser afin de référer « à la multitude de manières par lesquelles la vitalité elle-même est devenue une source potentielle de valeur : la biovaleur étant la valeur à extraire des propriétés vitales des processus vivants », Rose, Nikolas et Carlos Novas (2002), Loc. Cit. Note 12, p. 32.

174 Rose, Nikolas et Novas Carlos (2002), Ibid. p. 24.

175 « Hope, here, is not mere wishing and anticipating-it postulates a certain achievable and desirable future,

which recquires action in the present for its realization », dans Rose, Nikolas, (2007) Loc. Cit. Note. 12, p. 148.

Au sujet du rôle que joue l’espoir dans la construction du futur biologique, et pour des exemples concrets de la manière dont celui-ci représente un appel à l’action, autant pour les chercheurs que pour les patients, voir aussi l’ouvrage collectif dirigé par Anette Leibing et Virginie Tournay, Les technologies de l’espoir. La fabrique d’une

histoire à accomplir, PU Laval, coll, « Société, cultures et santé », 2010.

effet selon Rose la logique des « projets de citoyennetés »177 successifs des États-nations modernes visant à constituer des citoyens nationaux se reconfigurer. Que la citoyenneté ait historiquement été définie par les autorités modernes comme la détention de certains droits civils au XVIIIe siècle, comme la capacité à participer au politique dés le XIXe siècle, ou qu’elle prenne encore la forme d’une « citoyenneté sociale » au courant du XXe siècle, fondée sur la détention par les membres du corps politique de certains « droits sociaux » (tels que le droit au travail, à l’éducation, à la santé178), elle aurait selon le sociologue, continuellement reposé de manière implicite sur une évaluation et une hiérarchisation de la valeur biologique des individus à caractère fortement nationaliste, informant l’inclusion ou l’exclusion de certains groupes sociaux de la catégorie privilégiée ou protégée de « citoyen »179. Or, depuis la seconde moitié du XXe siècle, cette manière spécifique de définir la citoyenneté à travers des considérations biologiques s’éloignerait pour les nations libérales occidentales180 des projets nationalistes antérieurs (ou encore des projets visant à assurer à tous les citoyens une protection minimale vis-à-vis des conséquences de la maladie), pour être de plus en plus « ancrée dans l’espoir [des États] que certaines caractéristiques génétiques spécifiques de groupes de leurs citoyens puissent potentiellement fournir une ressource précieuse pour la génération de droits de propriétés intellectuelles et pour la création d’une biovaleur »181. Dans un contexte où les États tendraient en effet à concevoir le patrimoine génétique de leurs populations comme des ressources à exploiter à des fins économiques182 et à se désengager de leurs responsabilités antérieures vis-à-vis des besoins de santé de la population en déléguant celles-ci à l’expertise biomédicale et au « bon jugement » des individus eux-mêmes, la citoyenneté ne se confinerait plus à l’ensemble des droits et

177 Rose, 2007 : 131 faisant ici référence au travail influent de Marshall, 1950.

178 Au sujet de cette citoyenneté « sociale », voir aussi le chapitre “The Social Citizen” dans l’ouvrage Powers of

Freedom: Reframing political thought, Rose, 2004: 133-134.

179 « […] Des présuppositions biologiques, explicitement ou implicitement, ont sous-tendu de nombreux projets

de citoyennetés, façonné les conceptions de ce que signifie le fait d’être un citoyen, et fondé les distinctions entre les citoyens actuels, potentiels, problématiques et impossibles » (Rose, 2007, p. 131-132). Le sociologue fait ici référence aux mécanismes d’inclusion et d’exclusion de la citoyenneté ayant reposé sur une qualification des êtres humains réalisée en fonction de leur ethnicité et de leur sexe, ou encore de l’évaluation de leur intelligence et de leur stock génétique. La mise en œuvre au courant du XXe siècle de pratiques eugénistes ayant cherché à améliorer la « qualité » du stock héréditaire des populations nationales représente sans doute une des manifestations les plus frappantes des « projets de citoyenneté » évoquées ici par Rose.

180 La situation pourrait être différente en Chine et dans d’autres pays d’Asie du Sud-Est tel que le précise Rose

(2007 : 132, reprenant l’analyse de Dikotter, 1998).

181 Rose, 2007, p.133.

182 «ancrée dans l’espoir [des États] que certaines caractéristiques génétiques spécifiques de groupes de leurs

citoyens puissent potentiellement fournir une ressource précieuse pour la génération de droits de propriétés intellectuelles et pour la création d’une biovaleur », Rose, 2007, Ibid.

des devoirs réciproques entre l’État et les individus. Les citoyens étant amenés à se concevoir eux- mêmes comme les détenteurs et responsables de ressources biologiques à « valoriser », celle-ci se définirait désormais par les devoirs moraux qu’ils détiendraient vis-à-vis de la préservation ou de l’augmentation de leur santé et de celle de leurs proches, ce que Rose définit comme l’émergence d’une nouvelle forme de « citoyenneté biologique »183, elle-même largement capitalisée par un secteur privé grandissant de services et de produits technologiques de santé. Si les citoyens seraient d’une part laissés à eux-mêmes en étant conceptualisés comme des participants proactifs dans l’amélioration de leurs propres capacités somatiques, devant se préoccuper consciencieusement de leur propre devenir biologique individuel, en faisant par eux-mêmes les « choix »184 les plus judicieux en terme de

consommation de produits et de services de santé, ceux-ci se re-collectiviseraient ainsi en fonction de liens et d’affinités somatiques, ouvrant sur de nouvelles formes de « biosocialités »185, soit sur une « molécularisation » des identités individuelles et collectives, à une biologisation, une généticisation des manières de se concevoir et de concevoir sa relation aux autres, exprimant la place grandissante qu’occuperait pour les individus le corps biologique dans l’expression de leur individualité propre, et dans leurs affiliations sociales.

L’industrie commerciale et autologue de sang de cordon, au sens où elle réarticule les responsabilités citoyennes et sociales qui accompagnaient le nouveau « droit à la santé » instauré par l’État- Providence, parmi lesquelles on peut compter comme on l’a vu l’acte de redistribuer ses propres « surplus » de vitalité aux autres membres étrangers de la collectivité nationale sur les circuits de tissus allogéniques mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale186, en « devoirs d’agir »

183Rose, 2007, Ibid.

184Le terme de « choix » est ici à utiliser avec précaution puisque s’il est nécessairement conditionné par le statut

économique des individus et certaines normes sociales, on peut aussi remarquer que « les nouvelles options technologiques produisent un choix forcé » comme le souligne l’anthropologue Sarah Franklin, dans le sens où « une fois que le choix existe, il doit être accepté ou refusé » (Franklin, 1998 : 108).

185 L’anthropologue Paul Rabinow a proposé ce concept afin de décrire les transformations des subjectivités

contemporaines autour des savoirs et pratiques des biotechnologies ainsi que les nouvelles collectivités sociales émergeant autour de caractères somatiques ou génétiques partagés (Rabinow, 1996). Ce concept est aussi utilisé comme un outil analytique afin de comprendre comment est brouillée la limite entre nature et culture, c’est-à-dire comment la matérialité biologique, telle qu’elle est représentée par les biotechnologies, donne vie à de nouvelles différenciations sociales.

186 Si l’État-Providence avait en effet entrepris, selon la sociologue Melinda Cooper, de prendre en charge au

milieu du XXe siècle la « chronologie de la vie humaine, du début à la fin, la vie du travailleur et la vie reproductive de la nation, en assurant à tous les citoyens un droit à la vie et à la santé, celle-ci aurait toutefois exigé des citoyens que ceux-ci donnent en échange à la collectivité leurs vies, leur dévotion à la nation », Cooper, Melinda, 2008, Loc. Cit. Note 127, p. 8.

individuels, étendant les responsabilités parentales et maternelles à celle d’assurer le futur biologique de leur enfant en spéculant sur leurs risques potentiels de santé et sur des innovations à venir, s’érige alors il nous semble comme un phénomène tout à fait paradigmatique des larges transformations que tente de cerner Rose, en ce qui a trait au rapport au corps et à la santé au sein des sociétés libérales contemporaines, ainsi qu’à la manière de se concevoir individuellement, de s’imaginer en tant que membre d’une communauté plus large et de définir alors la nature et la direction de ses propres obligations morales et politiques.

Comprenant cette nouvelle « communauté bio-active » transnationale de mères choisissant de conserver leurs propres cellules pour leurs enfants comme l’expression plus générale d’une nouvelle forme de « citoyenneté biologique » pouvant être appréhendée comme le résultat des nouvelles formes de normativités sociales pesant sur les individus autour de la prise en charge responsable, active et prudente de leur propre santé et de celle de leurs proches à travers la sélection et la consommation de certains produits ou services biotechnologiques, nous nous appliquerons dans le prochain chapitre à analyser empiriquement la manière dont les pratiques corporelles proposées aux femmes par les banques autologues viennent alimenter de nouvelles conceptions de ce que serait « être une bonne mère », soit une mère aimante et préoccupée du sort de ses enfants. De quelles manières les potentialités thérapeutiques futures des cellules souches de sang de cordon telles qu’elles sont définies par ces banques impliquent-elles en effet la réalisation, dans le présent, de certaines actions de la part de ces mères en puissance? En quoi ces actions viennent-elles s’inscrire dans certaines représentations du lien à la fois émotionnel et obligationnel existant entre une mère et son enfant, et peut-être même les prolonger, naturalisant ainsi de nouvelles représentations sociales et culturelles de l’identité et du rôle maternel? Finalement, en quoi les types de subjectivités que se dessinent ici peuvent-elles venir éclairer la manière dont se constitue actuellement la relation éthique des individus à « la société »?