• Aucun résultat trouvé

La conservation autologue: entre un refus du corps comme destin et la volonté de « faire lien »

C. La conservation autologue comme assurance de santé au regard d’un corps familial « à risque »

1. La conservation autologue: entre un refus du corps comme destin et la volonté de « faire lien »

Il faut faire preuve d'un étonnant aveuglement pour ne pas voir que l'expérience contemporaine de l'individu est une interrogation massive sur l'incertitude des places.

Alain Erenberg265

À la suite de l’analyse empirique du discours promotionnel des banques autologues canadiennes de sang de cordon, il nous semble que le discours, afin de justifier la conservation autologue, se fonde effectivement sur la représentation d’un « corps-capital » devant être cultivé et optimisé à travers un travail constant et individuel d’investissement sur le soi, travail lui-même justifié par l’« espoir » d’une amélioration prochaine des conditions de l’existence humaine grâce aux avancées biomédicales puisant elle-même dans une confiance généralisée dans le progrès de la science et de la technique. Si ces constats pourraient donc cautionner notre interprétation initiale du phénomène, à savoir qu’il s’agirait d’une des multiples expressions d’une nouvelle forme de « citoyenneté biologique », portée par l’espoir collectivement partagé d’améliorer, à travers l’accès à des thérapies en développement, sa propre existence corporelle et individuelle, cette interprétation suffit-elle à expliquer entièrement le phénomène? Afin de répondre à notre interrogation, nous proposerons au lecteur de reconstituer tout d’abord le discours observé comme un « récit de quête », digression comme nous le verrons propice à mieux saisir la manière dont le discours, en définissant un rapport particulier entre l’identité et le corps, conceptualise aussi le lien sociétal. Nous nous inspirons ici de la sociologue Dominique Memmi266 qui s’est justement appuyé sur la sémiotique narrative267 afin de faire sens de l’ensemble des pratiques des professionnels de santé encourageant selon elle, depuis les années 1990, les parents à manipuler le corps de leur enfant lors des deux moments charnières de l’existence que constituent la naissance et la mort (les encouragements faits : au père pour qu’il coupe lui-même le cordon ombilical, à la mère pour la réinciter à allaiter, ou aux parents pour qu’ils regardent et touchent le corps de leur bébé mort à la

265 Erenberg, Alain, dans L’individu incertain, Pluriel, Hachette, 1992, p. 302.

266 Memmi, Dominique, La Revanche de la Chair. Essai sur les nouveaux supports de l’identité, Seuil, La

Couleur des Idées, 2014, p. 222-224.

267 D’abord développée par le narratologue Vladimir Propp, puis transposée à la sémantique par le sémiologue

Algidras Julien Greimas, la sémiotique du récit vise à mettre au jour les structures fondamentales communes à tout récit. Voir l’ouvrage de Propp, Vladimir, Morphologie du conte, Seuil, Coll. Points, 1965 et celui de

naissance afin de mieux faire leur deuil, etc.). Bien qu’il ne soit pas celui des professionnels de santé, mais celui d’institutions privées et à visée commerciale, il semble que les différents éléments de sens identifiés dans le discours que nous avons observé puissent en effet être transposés à un récit similaire à celui que constitue la sociologue. Ici, le « sujet » –la future mère de famille, cherche à surmonter « une épreuve» –qui est celle de « combattre les dangers psychologiques et identitaires »268 liés à la menace de pouvoir être un jour jugée comme n’ayant pas été une « bonne mère », à la menace du regret et de la culpabilité qui pourrait être expérimentés due au fait de ne pas avoir tout fait afin de protéger son futur enfant contre les risques auxquels l’auront exposé la vie (et donc à la précarité actuelle de son statut de mère, définie comme incomplet, comme « en suspens » au moment de la grossesse) grâce à l’aide de ses « adjuvants » – soit les banques commerciales de sang de cordon ombilical. Ces « adjuvants » sont en effet apte à lui offrir (ou plutôt comme on l’a vu à lui restituer, en le préservant au sein de la sphère familiale) un « objet merveilleux » –capable de renouveler continuellement la jeunesse et la santé à son propriétaire– le « morceau de corps »269 du nouveau-né que constitue le sang de cordon ombilical, à travers l’attribution d’un droit de propriété exclusivement familial sur celui-ci, lui permettant finalement de partir à la « re-conquête » de cet « objet de valeur » que constitue la reconnaissance et le renforcement de son statut identitaire qui reste flou et fragile, soit « flottant » en lui permettant de remplir pleinement son rôle de mère, et ainsi de le solidifier. En présentant aux mères le choix individuel d’investir dans le « capital biologique » de son propre enfant, de l’optimiser, comme un tremplin, un moyen permettant aux mères d’acquérir leur identité en puissance, soit le profil de la mère idéale, définie comme inquiète, prudente et responsable, luttant pour offrir à leurs enfants les meilleurs futurs de santé, le discours tend en effet à faire incarner aux cellules souches cryoconservées de manière autologue le pouvoir de mieux leur faire éprouver leur identité, soit de faciliter leur devenir en tant que mères extra-ordinaires -profil identitaire gage de la santé de leurs nouveau-nés, mais apparemment aussi du bonheur et de la stabilité familiale.

On saisit bien ainsi que la manière dont la conservation autologue est justifiée dans le discours, repose non seulement sur une « mise en forme » des potentialités attribuées aux cellules souches par la recherche en médecine regénérative, mais aussi sur une sorte de « fétichisation » du sang de cordon, le définissant comme le porteur des liens génétiques et affectifs familiaux, et le garant des identités parentales en puissance, qui nous permet de bien saisir il nous semble la manière dont la subjectivité,

268 Memmi, Dominique (2015), Loc. Cit. Note 243, p. 223. 269 Ibid.

ainsi que le lien social se trouvent ici ancrés, enracinés dans la matérialité du corps. Il nous semble alors que cette représentation du sang de cordon ombilical comme étant le garant de la socialité familiale n’est pas explicable comme la seule conséquence des promesses de santé générées par le secteur biomédical, et qu’elle nous amène à l’articuler à d’autres logiques sociales. Ne se pourrait-il pas alors qu’en même temps qu’une volonté de se rendre plus autonomes, plus indépendants vis-à-vis des « autres » afin de se concentrer sur l’extension de leurs propres limites corporelles, gages de l’amélioration de leur vie personnelle et familiale, les individus chercheraient simultanément, comme le propose Memmi, à « faire lien » –en se reposant ainsi sur des attaches corporelles, biologiques et plus « visibles »– en réponse justement, à un sentiment partagé de « déracinement »? Selon la sociologue, cette « réappropriation physique de soi, de sa vie biologique, du début à la fin, from womb to tomb »270 depuis les années 1990, pourrait en effet être considérée comme une réponse à l’« inquiétude » ou l’inconfort causé par la « grande rupture » portant « sur ce qui lie les individus les uns aux autres »271 ayant eu lieu au courant des années 1960-1970, c’est-à-dire une réaction à l’accélération du processus d’individuation. Bien que cette période « libertaire » aurait été vécue comme émancipatoire, autorisant les individus à « se défaire » de certaines affiliations sociales non choisies et désormais jugées « aliénantes », notamment du carcan de la famille, du mariage, de la maternité ou encore de l’accompagnement des mourants272, elle aurait pu avoir pour effet, non seulement de favoriser l’émergence d’un « idéal de mise en mobilité de tous et de tout »273, d’un refus du corps comme destin (dans lequel s’inscrirait ainsi « l’attention croissante accordée par les individus à leur « capital santé, à la maitrise de leur longévité et à l’amélioration de leurs potentialités sexuelles et corporelles »274), mais aussi de générer une « désubstantification » des liens favorisant une rêverie généralisée, une nostalgie vis-à-vis des « racines », une « demande de fixation du corps »275. Cette « croyance en la possibilité de présider à sa destinée personnelle […] solidaire d’une résistance aux affiliations et d’une émancipation à l’égard des communautés originelles », se serait alors aussi trouvée à l’origine d’une volonté partagée par les individus de se ré-enraciner en puisant « dans toutes les

270 Memmi, Dominique (2015), Loc. Cit. Note 243, p. 265. 271 Ibid.

272 « La possibilité de se défaire des enfants non désirés, des corps mourants en les transférant à l’hôpital, des

corps morts grâce à la crémation et des liens biologiques par l’adoption plénière est un phénomène contemporain de la « déliaison » généralisée de la communauté familiale qu’ont cristallisée dans toute l’Europe au milieu des années 1970 la réforme du divorce, l’abaissement de l’âge de la majorité et le ’démariage’ », Ibid, p. 266

273 Ibid, p. 267. 274 Ibid. 275 Ibid. p. 272

sources de réconfort identitaire » que leur « offrirait la nature »276. La « rétraction » des identités et des affiliations sociales sur « la nature » et le biologique, pourrait alors être finalement comprise comme une sorte de synthèse entre deux réactions héritées de la révolution culturelle des années 1960-1970: d’une part un refus du corps comme destin, un refus d’assignations identitaires liées à l’appartenance à des communautés désormais perçues comme étant trop traditionnelles (la nation par exemple), menant alors à l’effritement des liens sociaux secondaires, et de l’autre, une volonté toutefois de « faire lien », de lutter contre une autonomie individuelle soumise à la pression d’une demande constante de flexibilisation ainsi qu’à une accélération du temps, soit contre l’anomie menaçant constamment la continuité et la cohérence du soi277. L’individu contemporain, livré à lui même ainsi que soumis à des mises à l’épreuve dans lesquels il serait continuellement invité à exposer publiquement sa vulnérabilité, serait alors mené à y répondre activement en « se rétractant » en quelque sorte, sur le soutien que paraitrait pouvoir lui offrir les liens lui paraissant les moins abstraits et les plus solides qu’il soit, notamment certains liens de parenté génétique. Tout en étant tout à fait compatible avec l’analyse de Rose, il nous semble que celle que propose Memmi a le mérite de nous décentrer d’une interprétation de ces nouvelles subjectivités sociales comme étant uniquement construites sur le modèle économique et politique dominant, soit sur les valeurs du marché (c.-à-d. l’émergence de sujets néolibéraux – soit autonomes, rationnels et calculateurs– agissant individuellement et se collectivisant en fonction de leurs attentes en terme de consommation de produits et de services leur permettant d’augmenter leurs capacités corporelles ou psychiques, soit en « maximisant leur utilité »). En situant en effet le corps comme un instrument permettant aux individus de reconquérir leur destin individuel - et en ce sens, effectivement le matériel de tous les bricolages identitaires -, mais aussi comme une source de réconfort permettant d’incarner et d’enraciner les liens sociaux les plus primaires, pensés les plus « naturels » unissant les individus entre eux, l’analyse de Memmi permet, sinon de dépasser ce premier constat (qu’aura par ailleurs sans doute facilité le discours particulier que nous choisi d’analyser en ce

276 Ibid. p. 281.

277 Cette compréhension de la situation de l’identité individuelle dans nos sociétés contemporaines occidentales

fait ici écho à la réflexion proposée par le philosophe Hartmut Rosa dans Accélération. Une critique sociale du

temps, La Découverte, coll. “Théorie critique”, 2010, pour qui le fait que les traits de l’identité soient désormais

“presque librement combinables et révisables à loisir […] du fait du propre choix du sujet”, impliquerait que “la cohérence et la continuité du soi deviennent ainsi dépendantes du contexte, construites de manière flexible” et que “sa stabilité ne repose plus sur des identifications substantielles”, p. 276-291.

On retrouve également une analyse semblable dans les travaux du sociologue Alain Ehrenberg. Voir notamment les ouvrages La fatigue d’être soi - dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998; L'Individu incertain, Paris, Calmann-Lévy, 1995; Le Culte de la performance, Paris, Calmann-Lévy, 1991.

qu’il est le discours d’entrepreneurs précisément susceptibles de supporter plus largement cette vision de la personne et de ce qui motive ses actions que d’autres acteurs sociaux), tout au moins d’en expliquer l’expression contemporaine. La proposition de Memmi semble en effet avoir pour atout d’inscrire socialement et historiquement cette transformation du rapport au corps et des modes de collectivisation des individus dans la continuité de la montée des exigences sociales de maîtrise de soi, d’autonomie et de compétence ainsi que de responsabilité individuelle face à sa propre existence individuelle et celle de ses proches qui en sont au fondement, cela dans un monde paradoxalement défini et ressenti comme étant de plus en plus instable, impermanent et provisoire. Elle nous permet ainsi d’un côté d’appréhender l’orientation des engagements des individus sur des liens biologiques et affectifs au détriment de liens peut être perçus comme étant plus floues ou plus arbitraires qu’exprime notre phénomène, et de l’autre, la force du poids moral qui émane, simultanément et de façon peut être paradoxale, de ce type d’engagements bio-affectifs (paraissant « inscrits dans la chair ») au sein d’un tel mouvement de responsabilisation des individus vis-à-vis de leurs propres destins et de ceux de leurs proches. Dans un monde de plus en plus difficile à appréhender et dès lors de plus en plus menaçant, mais au sein duquel l’individu serait toutefois sommé de maintenir le contrôle, la grille du risque, ici mobilisée par la consommatrice afin de déchiffrer au niveau moléculaire les futurs de santé incertains de son propre enfant et de pouvoir agir afin d’améliorer ceux-ci, nous semble alors avoir pour fonction de supporter celle-ci dans la tâche d’intervenir à tout prix et du mieux possible afin de ne pas avoir à porter sur elle la dette de la culpabilité que lui imposerait la mise au monde d’un enfant malade qu’elle ne serait pas en mesure de soigner.

2. Conservation autologue et optimisation de son propre capital bio-familial: vers