• Aucun résultat trouvé

Entretien avec Jacques Bernardin* Quelles sont, pour vous, les missions fondatrices de l’École ?

Dans le document Éducation et citoyenneté (Page 34-36)

Selon moi, il existe une tendance forte depuis les années 1975 à réduire le rôle de l’École à une fonction certificative. Cette tendance a vu le jour dans une société confrontée à la crise économique et en pleine mutation postindustrielle. Bien qu’importante, cette mission de l’É- cole occulte deux autres fonctions originelles de l’École : former l’homme et former le citoyen. La formation de l’homme de demain renvoie à une fonction anthropologique car toutes les sociétés humaines assurent une éducation à leurs enfants. Cette éducation permet aux jeunes de s’ouvrir aux savoirs de la communauté et d’y prendre leur place.

Dans les sociétés traditionnelles, où le savoir est conservé par le prêtre ou le chaman, l’ini- tiation permet de perpétuer la société à l’identique. Mais dans les sociétés d’écriture, les savoirs ont pu, grâce à l’écrit, se transmettre hors du cercle restreint des initiés. On s’aper- çoit que les savoirs sont alors le fruit d’emprunts, de « copillages » fructueux entre les civili- sations. Ces outils, ayant été soumis à un examen critique, permettent de s’émanciper des fatalités et contribuent à faire évoluer les sociétés.

Pour ce qui est de la formation du citoyen, je dirais qu’en France, l’École est la colonne ver- tébrale de la société. Déjà pour Condorcet, l’instruction publique est un devoir de la société à l’égard des citoyens. Dès cette époque, le rôle de l’École est de diminuer l’inégalité due aux différences de conditions sociales. Si on naît citoyen de droit, on ne devient véritablement citoyen qu’en exerçant sa citoyenneté… ce qui suppose la maîtrise des connaissances et l’exercice de la raison.

Jules Ferry s’inscrit dans cette continuité en réaffirmant qu’il s’agit de « faire disparaître la der- nière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation » et d’organiser une École qui « mélange les riches et les pauvres ».

L’École est ainsi, depuis sa création, chargée de transmettre des connaissances, certes, mais aussi d’initier à des valeurs communes qui sont fondatrices du lien social.

On voit bien qu’il s’agit là d’une dimension éminemment politique : dans quelle société vou- lons-nous vivre ? À quelles manières d’être ensemble préparons-nous nos enfants ? Ce qui interroge en retour les choix de l’institution : comment s’organisent les secteurs scolaires ? Quels critères choisir pour composer les classes ? Que se passe-t-il à l’intérieur même de chaque classe ?

Quelles réponses peuvent être apportées par l’institution ?

La question de la mixité sociale est incontournable. En effet, plusieurs études mettent en évi- dence que « l’hétérogénéité sociale et scolaire a un effet favorable sur les apprentissages, en particulier pour les élèves les plus en difficulté » et qu’elle « profite quasiment à tous les élè- ves ». Cette nécessité de travailler à une meilleure mixité sociale répond à un double enjeu. D’une part, un enjeu scolaire, car on connaît mieux aujourd’hui les effets de contexte qui ont une influence sur l’enseignement délivré et sur les progrès des élèves, et d’autre part un enjeu citoyen car on constate que les différentes catégories sociales se côtoient de moins en moins à l’École.

* Maître formateur, Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Chartres.

Et en classe, à quel type de pratiques peut renvoyer la formation du citoyen ?

Je pense que la formation du citoyen se réalise tout d’abord en aidant l’enfant à maîtriser les codes symboliques, comme l’écrit, la numération, les œuvres, les outils techniques et concep- tuels qui ont été accumulés par les générations passées. L’École permet à l’enfant d’appren- dre de façon autonome et l’ouvre à d’autres univers, d’autres visions du monde, d’autres conceptions et sensibilités ayant une valeur plus universelle. Ce faisant, elle permet à chaque enfant de mettre à distance son point de vue particulier, de s’émanciper des façons de faire et de penser initiales. L’enfant « sort de lui-même » et devient auteur de sa propre histoire. D’une certaine façon, si les parents élèvent leur enfant c’est l’institution scolaire qui permet à l’enfant de s’élever lui-même intellectuellement et symboliquement. L’École l’aide à se cons- tituer comme sujet pensant en lui donnant les clés de cette autonomie. Elle l’autorise à poser sa propre parole, à penser par lui-même et l’incite à construire, argumenter son propre point de vue et à le préparer à assumer ses choix. Tout ce travail est indispensable pour qu’il puisse s’intégrer dans la communauté humaine et participer à son évolution.

Nos pratiques de classe quotidiennes sont donc essentielles. Elles peuvent s’apprécier à l’aune de deux critères. Leur efficacité, sont-elles de nature à mobiliser et à faire réussir tous les élèves y compris sur le plan conceptuel ? Elles s’apprécient également du point de vue de leur pertinence, au regard des missions que j’ai évoquées précédemment. Autrement dit, la réussite scolaire est-elle réductible à l’obtention des diplômes ? Quelle importance accorde-t- on à l’image de soi, à la manière d’être au monde et avec les autres ? Quelle liberté s’exerce, quand les élèves sont toujours sous contrôle, notés, classés… et si peu responsabilisés ? Quelle conception de l’égalité, quand les chances des uns se payent au prix de l’échec des aut- res ? À quelle fraternité sont-ils préparés si l’individualisme et la compétition l’emportent sur l’entraide et la coopération ?

Il est donc nécessaire d’organiser la classe en tant que communauté solidaire d’apprenants, afin de conjuguer l’efficacité pédagogique et la promotion d’autres valeurs, et toute la classe peut en tirer bénéfice.

Sur le plan psychologique, Henri Wallon insiste ainsi sur le rôle de l’autre : « Le groupe est indispensable à l’enfant non seulement pour son apprentissage social, mais pour le dévelop- pement de sa personnalité et pour la conscience qu’il peut en prendre. » L’élève fragile peut y trouver étayage, recours et soutien. Sur le plan pédagogique, comprendre signifie étymologi- quement « prendre avec ». Les significations ne sont jamais aussi partagées que lorsqu’elles ont été co-construites, dans un processus qui porte attention à chacun et qui néanmoins reste exigeant face au problème à résoudre et aux autres à convaincre. Et puis, sur le plan des valeurs, la classe ainsi pensée sert la construction d’un rapport aux autres fait de respect, d’exigence et de solidarité.

Pour aller plus loin

BERNARDIN J., Comment les enfants entrent dans la culture écrite ?, Retz, Paris, 1997.

Construire ses savoirs, construire sa citoyenneté : de l’école à la cité, Chronique sociale, Lyon, 2000.

Le site du GFEN : www.gfen.asso.fr/

Dans le document Éducation et citoyenneté (Page 34-36)