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Entretien avec Benoît Falaize*

Dans le document Éducation et citoyenneté (Page 88-91)

En quoi le travail historique peut-il participer à une éducation à la citoyenneté ?

Une des missions très souvent assignée à l’histoire scolaire est de forger les citoyens de demain, et ce, dès l’origine, je veux dire dès l’origine de l’histoire scolaire, avant même les lois Ferry sur l’enseignement public obligatoire. Avec l’idée sans cesse présente, implicitement comme explicitement, dans les programmes que par la connaissance du passé, le citoyen de demain puisse être édifié, au sens plein, par ce même passé. Cette conception est en perma- nence rappelée aujourd’hui dans les programmes en vigueur. Elle repose sur l’idée que les sujets d’histoire offrent matière et manières à l’éducation civique : matière d’abord, en expli- quant le présent par le passé, les élèves sont amenés à se doter d’une connaissance générale, une culture suffisante pour décrypter le monde contemporain dans toute sa complexité, dans tous ses attendus ; manières encore, car la façon de faire de l’histoire renvoie à des procédu- res intellectuelles essentielles à la maturation de l’esprit critique, par la comparaison des sour- ces et leurs confrontations, par l’analyse du contexte, par la mise à distance des différents points de vue sur un même évènement… Bref, autant de manières de penser en faisant de l’histoire.

Pour autant, je voudrais faire deux réserves à cela. La première réside dans le fait que toutes les disciplines scolaires, à leur manière, participent de la construction civique, dans l’ouver- ture au monde qu’elles offrent, distincte de l’histoire, mais aussi dans les outils intellectuels, conceptuels qu’elles proposent. Les historiens n’ont pas le monopole de l’esprit critique. La deuxième réserve est liée à la précédente : les professeurs d’histoire (et je ne m’exclus nulle- ment du lot) sont souvent convaincus de leur mission civique, sans pour autant l’avoir inter- rogée dans ses fondements à la fois historiques et constitutifs de la discipline. Sorte d’idole historienne, « la construction de l’esprit critique », souvent reprise comme une antienne, tou- jours perçue comme garante de l’éducation à la citoyenneté, ignore d’autre forme d’édifica- tion citoyenne, telle que le rôle de la littérature, de la production de textes, ou le rôle d’une héroïsation bien comprise.

L’enseignement de l’histoire du XXe siècle ne pose-t-il pas des problèmes spécifiques, en

particulier dans les établissements réputés « difficiles » ?

Je voudrais redire ce que nous sommes beaucoup à dire, soit sur le terrain, soit en recher- che : il n’y a aucune raison qu’un enseignement pose un problème particulier dans ces éta- blissements. Ou dit, autrement, il n’y a aucune raison qu’au prétexte de difficultés particulières on tente d’en rabattre sur les exigences parce que l’on est en ZEP. Je ne nie pas les effets de réalité, mais perpétuer l’enseignement commun en France ne peut se faire qu’à la condition d’une unité de programme, ou du moins, d’une unité de posture dans la démarche des apprentissages, une même posture critique et humaniste. Mais je ne veux pas donner l’im- pression de répondre à côté, car je comprends bien le sens de la question… Bien sûr qu’il existe des problèmes spécifiques à enseigner l’histoire du XXe siècle dans les établissements

de banlieue. Mais sans vouloir botter en touche une nouvelle fois, je vou- drais aussi ajouter que ces difficultés concernent l’ensemble de l’enseigne- ment de l’histoire, à savoir la question du rapport (et de la distance)

* Chargé d’étude et de recherche à l’INRP, « Enseignement des sujets controversés de l’histoire européenne ».

qu’entretiennent les élèves à la culture savante, mais aussi et surtout à la maîtrise de la lan- gue (c’est surtout vrai au primaire et au collège), bref, à tout ce qui fait la réussite scolaire dans sa forme la plus légitime. Mais revenons au XXe siècle. Cet enseignement peut poser des

problèmes, le nier n’aurait pas de sens. Mais n’en pose-t-il pas dans d’autres quartiers, sur d’autres références historiques ou idéologiques ? On suppose toujours pour les ZEP une sorte d’exception du traitement scolaire des difficultés. Dans les authentiques territoires de ghettos sociaux que constituent les quartiers aisés des grandes agglomérations françaises, les ques- tions du XXe siècle peuvent aussi poser des problèmes très directs, et pas seulement avec les

élèves, mais également avec les parents, dans l’interprétation du programme lui-même ou concernant tel ou tel thème. Le rappeler permet aussi, je crois, de sortir les ZEP de cet état d’exception qui ferait que, pour elles seules, se poseraient les questions brûlantes de la trans- mission. Les questions d’identité se posent partout, dans le XVIe arrondissement comme à

Belleville, à Odéon comme à la porte de Pantin.

Quels sont les problèmes spécifiques de cet enseignement ?

Ils reposent aujourd’hui comme hier sur la tension entre histoire et mémoire, entre la trans- mission d’un savoir historiquement constitué en mémoires multiples, différentes et parfois antagonistes qui peuvent exister dans l’enceinte scolaire, élèves et enseignants compris. L’actualité médiatique en rajoute encore un peu plus, et nombreux sont les élèves qui, aujour- d’hui, se définissent par rapport à une histoire et une identité de victimes. La concurrence mémorielle en classe peut avoir des répercussions sur le déroulement du cours, c’est évident. Parmi les thèmes les plus sensibles figurent ceux qui sont liés à la religion, à l’extermination de Juifs d’Europe ou à la colonisation dans ses formes nombreuses : traite négrière, réalité coloniale, ou dans ses évènements de décolonisation comme la guerre d’Algérie. La cons- truction des identités des élèves se fait aussi par rapport à l’idée qu’ils se font de la reli- gion, ce qui vient introduire une autre difficulté majeure à laquelle l’école laïque n’était plus habituée.

Comment comprendre les réactions parfois très vives des élèves lorsque les enseignants traitent de sujet comme la Shoah ?

Comprendre peut aussi avoir le sens d’admettre, ce qui est hors de question. Disons plutôt : comment les expliquer, comment en rendre compte dans toute leur complexité ? C’est ce que nous avons essayé de faire pour une recherche de l’INRP (2000-2003). Beaucoup de facteurs peuvent expliquer les attitudes parfois proprement insupportables des élèves. L’antisémitisme de certains élèves, la forme pédagogique que prend le cours, l’effet de « saturation » ou de « sacralisation », que nous analysons dans le rapport remis à l’INRP, qui fait que les élèves ont la sensation que sur ce seul sujet, le cours n’est pas comme les autres et que les adultes en ont fait un cours intouchable aux dépens d’autres (du même coup, une forme de provoca- tion strictement adolescente peut avoir sa place), le sentiment que peuvent avoir les élèves que sur d’autres sujets comme la colonisation, la traite négrière ou la guerre d’Algérie (sujets auxquels ils peuvent s’identifier sans mesurer l’écart entre la nature historique différente des événements), l’enseignant est en retrait ou n’en fait pas assez ou ne semble pas y accorder la même importance et la même compétence… autant de raisons parfois contradictoires (car il y a aussi les réactions d’immenses émotions mal contrôlées, dans des situations de classes où le cours constitue un véritable choc émotionnel) qui font que le cours sur la destruction des Juifs d’Europe peut connaître des réactions violentes, au moins verbalement, des élèves. Est-il besoin de dire que dire cela n’est pas le justifier ?

Précisément, est-ce qu’il n’y a pas un risque à légitimer les propos antisémites en ten- tant de comprendre les réactions des élèves pendant les cours sur la Shoah ?

On peut analyser sans légitimer. Ou alors autant dire qu’il faut s’abstenir de réfléchir sur les enjeux scolaires des sujets délicats de l’histoire, ce qui serait suicidaire. Dans la pratique, il y a de toutes les façons l’obligation de se confronter à ces propos, sans oublier que l’acte d’ap- prentissage réside souvent dans la modification et le fait de surmonter des représentations préétablies, aussi inadmissibles soient-elles. En fait, il y a plutôt urgence à rendre compte des revendications identitaires des élèves, comprendre leur construction et leurs conséquences dans le cadre scolaire, et analyser en pratique le traitement des sujets délicats de l’histoire du XXe siècle. La cohésion nationale, idéal civique jamais démenti, est à ce prix, sous peine de

remettre en cause l’idéal républicain d’une culture commune, sous peine aussi d’aller à l’en- contre de graves dangers.

Pour aller plus loin

CAUWET N., COSTET J.-P., FALAIZE B., Les savoirs de l’école : histoire, Hachette, Paris, 2003.

FALAIZE B., « L’enseignement de la Shoah », Le Monde diplomatique, mai 2004,

www.monde-diplomatique.fr/2004/05/FALAIZE/11188

L’espace du site de l’INRP (Institut national de recherche pédagogique) consacré aux enjeux contemporains de l’enseignement de l’histoire :

Dans le document Éducation et citoyenneté (Page 88-91)