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Entretien avec Sophie Martin*

Dans le document Éducation et citoyenneté (Page 91-93)

L’enseignement de l’histoire vous paraît-il problématique en collège en ZEP ?

De nombreux élèves nous font le reproche, en tant que professeurs d’histoire, de ne pas abor- der l’histoire de leur pays d’origine ou de celui de leurs parents. Ils se plaignent de ne « faire » que l’histoire de France. Je crois qu’il est tout d’abord essentiel que l’enseignant rappelle ce que sont les programmes et le fait que s’ils permettent d’aborder les questions de la coloni- sation, de l’esclavage, de la décolonisation, pour autant ces problématiques sont insérées dans un ensemble de questionnements plus larges. Et puis, il me semble qu’il s’agit là davan- tage d’une rhétorique que d’une réelle revendication. Même si des formes de communauta- risme, d’ethnicisation existent, je crois que ces collégiens sont fiers d’être français ou de vivre en France. La réponse à ces revendications est donc complexe. Il ne s’agit pas d’ignorer leur demande, mais il ne s’agit pas non plus d’étudier l’Afrique au simple motif que les élèves de la classe sont d’origine africaine. Une telle approche serait d’ailleurs très mal vécue par les élèves qui se sentiraient ghettoïsés. Il est nécessaire de faire en ZEP la même histoire qu’ailleurs.

En tant qu’historienne, j’ai travaillé plus particulièrement sur la décolonisation de l’Indochine. C’est là un sujet de prédilection pour moi et, en tant que professeure d’histoire, j’ai abordé tous les ans ce sujet mais aussi celui de l’esclavage. D’un point de vue personnel, j’ai pris le parti de traiter ces questions le plus simplement possible. Je pense que cette absence d’ap- préhension de ma part a permis de traiter assez sereinement ces sujets au sein de classes qui pourtant n’étaient pas toujours faciles.

Pouvez-vous nous rendre compte d’une expérience particulière ?

J’ai été nommée, l’année de ma titularisation dans un lycée polyvalent de La Courneuve qui accueillait quelque soixante-dix nationalités différentes. J’ai particulièrement travaillé avec une classe de première SMS qui comprenait trente-cinq filles d’origines très diverses. Certaines étaient en grande difficulté scolaire, en rupture familiale et sociale pour un petit nombre. Elles manifestaient souvent de l’opposition scolaire et j’ai pensé que la décolonisation, l’émergence du Tiers-Monde étaient de bonnes accroches puisqu’elles avaient à présenter un sujet à l’oral du bac en histoire contemporaine.

J’avais élaboré un document écrit avec des questions ouvertes : Que veut dire colonisation ? Qu’est-ce que la décolonisation ? Que vous savez sur la décolonisation de votre pays ? Avez- vous déjà vu des images, des films, des anecdotes sur ce sujet ? Je leur ai précisé que ce questionnaire était anonyme et que leurs réponses me serviraient à construire mon cours. J’ai pu constater que le terme de décolonisation n’était pas connu, que celui de colonisation était très flou ou uniquement dans le registre de l’anecdotique, du pathos, avec des images assez caricaturales des uns et des autres, voire une méconnaissance totale de ces phénomènes his- toriques. Et puis, j’ai constaté qu’il n’existait pas de transmission familiale sur ces sujets. Mais il me semble que justement cette méconnaissance des élèves nous permet de véritablement faire notre travail d’historien.

J’ai donc axé mon cours sur la décolonisation des régions les plus présentes dans la classe, pour l’essentiel l’Afrique du Nord, mais j’ai également traité la décolonisation de l’Indochine. Je trouvais qu’il était important de travailler sur une partie de l’histoire qui

avait pu toucher les élèves dans leur sang, mais aussi d’aborder ce même

PRATIQUES/ANALYSES

* Professeure d’histoire, coordonnatrice de REP à Paris.

sujet dans un pays avec lequel elles n’y avaient pas de liens affectifs. Ce travail s’est fait en développant ce qui était ma problématique de base à savoir, décolonisation violente, décolo- nisation pacifique et décolonisation et émergence du Tiers-Monde.

Sur quels outils vous êtes-vous appuyée pour réaliser ce travail ?

Il s’agit bien évidemment d’un travail historique et je dois dire que les documents qui existent actuellement dans les manuels sont souvent bien faits. Les documents à exploiter sont plus nombreux, moins obscurs, les cartes sont bien faites, les textes fondateurs sont présentés. Mais certains de ces textes, comme celui de Kipling sur le fardeau de l’homme blanc, sont d’une lecture difficile et posent des problèmes d’interprétation. Je préfère utiliser des photo- graphies, des affiches ou des textes de propagande. À partir de ces documents, je propose aux élèves un travail sous forme de tableaux à double entrée, avec d’un côté les « arguments » des colons et de l’autre ceux des colonisés. Ces formes d’opposition permettent de mettre de l’ordre dans leurs connaissances et de construire du sens à partir de ces documents. Pour finaliser ce travail, les élèves ont réalisé de petites synthèses chez elles que nous avons retra- vaillées pour la présentation au baccalauréat.

Certaines élèves se sont beaucoup investies dans ce projet et elles ont souhaité organiser une projection, dans l’établissement, du film de Yamina Benguigui, Mémoires d’immigrés, suivi d’un débat. Malheureusement, cela n’a pas pu se concrétiser car il y avait la guerre en Bosnie et le chef d’établissement a craint que cela provoque des dérapages au sein du lycée.

Comment reliez-vous ce travail avec l’éducation à la citoyenneté ?

Je crois que justement cette étude de la décolonisation et de la naissance du Tiers-Monde est tout à fait intéressante car elle permet de réfléchir à la mise en place des différentes structu- res politiques, qu’elles soient démocratiques ou dictatoriales, qui ont suivi les phénomènes de décolonisation. Les élèves ont rarement l’opportunité de questionner les systèmes politiques de leur pays d’origine, de mener une enquête, de récolter des documents sur la façon dont la vie politique y est organisée et d’étudier les différences et les ressemblances avec des démo- craties comme la France, l’Angleterre. Cela permet d’aborder les fondements des démocraties européennes, la question de la séparation des pouvoirs, de la laïcité et de tisser des liens entre les savoirs scolaires et leur parcours personnel. La décolonisation permet aussi de confron- ter les élèves à la complexité du monde car il est essentiel de ne pas tomber dans les stéréo- types et de sortir des formes d’angélisme ou de culpabilisation du « Blanc ». Il s’agit d’outils d’éducation à la citoyenneté qui viennent alimenter une réflexion sur ce qui se passe autour d’eux.

Pour aller plus loin

Le dossier du ministère de l’Éducation nationale consacré à mémoires de l’esclavage et des abolitions des traites négrières :

Reconnaissance et ouverture :

Dans le document Éducation et citoyenneté (Page 91-93)