Section II La réduction du phénomène entrepreneurial aux seules entreprises nouvellement créées ou E.N.C.
Section 1 Elaboration du cadre de recherche exploratoire
Le canevas, design ou cadre de la recherche décrit l’architecture générale et la trame de travail à effectuer. Son but est d’articuler l’objet d’intérêt du chercheur, la littérature exploitée et son propre projet d’étude sur le terrain. Ce cadre comprend la problématique (§1), porte d’entrée maintes fois remaniée, les questions de recherche (§2), traduction concrète du projet, et leurs mises en oeuvre donnant au chercheur le choix des moyens (§3).
§ 1 - Problématique
“ La problématique, c’est l’ensemble construit, autour d’une question principale, des hypothèses de recherche et des lignes d’analyse qui permettront de traiter le sujet choisi ”. (Beaud 1993163, p.31). C’est aussi “ la perspective théorique qu’on décide
d’adopter pour traiter le problème posé ” (Quivy et Van Campenhoudt 1995164, p.85).
L’aspect construit de la problématique a été particulièrement important dans notre cas (A) et l’approche théorique privilégiée se situe dans le droit fil du travail théorique de Bruyat (B).
A - La question de l’existence des stratégies d’entreprise pour les E.N.C.: une problématique construite...
De la question de départ à la problématique finale rédigée à l’issu du terrain, notre manière d’envisager le sujet a évolué. Cette évolution s’est construite socialement au contact des différents acteurs de la recherche (a) mais aussi individuellement (b), grâce à une maturation intellectuelle, fruit de la fréquentation d’auteurs qui proposent des “ outils idéels ” permettant de se représenter le problème.
163BEAUD, M., L’art de la thèse édition la découverte, 1993, 153p.
164QUIVY, R. et Van CAMPENHOUDT, L., Manuel de recherche en sciences sociales, Dunod, 2eme édition 1995, 288p.
a) La problématique : un construit social
La question de départ portait sur l’impuissance supposée des manuels de stratégie et de marketing à aider les créateurs d’entreprise dans leur définition de
domaines d’activités et des marchés. Ces ouvrages proposeraient des outils et méthodes peu adaptés à une organisation émergente (Katz 1993165), Les modalités d’échange des
nouvelles entreprises reposeraient davantage sur le “ paradigme de la relation ” (clients connus et travaillés de manière individuelle) que sur le “ paradigme de la transaction ” (consommateurs anonymes auxquels on s’adresse de manière identique, par segments de clientèle). Cette interrogation repose sur une demande formulée par des formateurs à la création d’entreprise qui se sentent démunis en outils pédagogiques adaptés166. Elle
émane également de certains créateurs d’entreprise, lorsqu’ils avancent l’inutilité de toute stratégie a priori, et le peu de pertinence des études de marché que l’on a pu établir dans leur cas particulier.
Cette question de départ s’est transformée en question de travail pour aboutir à la problématique initiale. Pour mesurer la validité du présupposé qu’elle impliquait, nous avons consulté la littérature stratégique et marketing appliquée aux processus de création d’entreprise. Suite à ces lectures, une première problématique a émergé sur la manière dont le créateur transforme une idée d’affaire potentielle en une réelle opportunité, avec étude à chaque stade des apports et limites des méthodes stratégiques et marketing. La littérature sur le sujet, en provenance de consultants et d’enseignants s’est révélée, lors de lectures approfondies, plus normative que les canons académiques de la recherche ne l’admettent (Christensen et al 1994167, Long et McMullan 1984168).
165KATZ, J.A., The dynamics of organizational emergence: a contemporary group formation perspective, Entrepreneurship theory and practice, winter 1993, p.97-101
166Le premier Congrès de l’Académie de l’Entrepreneuriat, Lille, 15-16 novembre 1999, a pour thème “ Entrepreneuriat et enseignement : rôles des institutions de formation, programmes, méthodes et outils ”. 167CHISTENSEN, P.S.; MADSEN, O.O.et PETERSON, R., Conceptualizing entrepreneurial opportunity, in Marketing and entrepreneurship, sous la direction de G. Hills, Quorum Books, 1994, 61-75
168LONG, W., McMULLAN, W.N. , Mapping the new venture opportunity identification process. Frontiers of entrepreneurship research, proceedings of the Babson college conference on entrepreneurship 1984, p.567-591
Puis une confrontation entre thésards et enseignants lors d’un tutorat collectif a constitué un moment fort. Elle a permis de réaliser que les difficultés d’application des méthodes de gestion n’étaient peut-‐être pas le fait de ces méthodes, mais bien plutôt de la situation contradictoire dans laquelle se trouve l’entrepreneur. En effet, celui ci vivrait, à la différence du manager, une contradiction entre la mise en place de systèmes et de structures propres à la vie organisationnelle et la recherche continue d’innovation, marque d’un esprit d’entreprise. D’une question initiale sur les difficultés d’application des méthodes de gestion, nous avons abouti à une deuxième problématique sur les modes de conciliation entre les exigences d’innovation et de gestion de la nouveauté, et les mises en place de méthodes et processus de gestion visant à assurer une certaine stabilité et continuité à la nouvelle organisation. Les créateurs d’entreprise rencontrés afin d’obtenir leur accord pour les suivre dans le processus de création et différents experts, directeurs de pépinières et d’incubateurs d’entreprises nouvelles, ont semblé se reconnaître dans cette deuxième problématique, assurant une certaine “ représentativité sociale ” à l’objet de la recherche (Wacheux 1996169, p.28). La
formulation des problématiques successives devient une forme de construction sociale, première pierre d’une recherche en interaction avec le contexte dans lequel elle se tient.
b) La problématique : un construit individuel
La construction de la problématique est aussi affaire d’aller et retour du chercheur entre théorie et pratique, dans le but d’aboutir à “ une question liant, articulant et interrogeant des objets théoriques, méthodologiques et empiriques ” (Thiétart et al. 1999 170p.37). A mesure des salves de lecture, complétées par des
premiers entretiens, les différents points de vue théoriques possibles apparaissent. “ Le premier temps de la problématisation consiste à faire le point des différentes problématiques possibles, à éluder leurs présupposés, à les comparer et à réfléchir à leurs implications méthodologiques....dans un deuxième temps, on peut choisir et construire sa propre problématique ” (Quivy et Van Campenhoudt 1995, p. 86). Ainsi
169WACHEUX, F., Méthodes qualitatives et recherche en gestion, Economica 1996 290p.
tout d’abord, à la suite des travaux de V. I. de La Ville171, les concepts d’apprentissage
organisationnel et d’émergence comportementale de la firme sont apparus comme pertinents et l’on a pu penser que les systèmes de gestion et les compétences organisationnelles s’accumulent progressivement et collectivement en échappant au contrôle de l’entrepreneur. Il nous a semblé cependant que cette conception suppose a priori l’organisation existante et minimise l’aspect fortement intentionnel du mode entrepreneurial de formation de la stratégie, comme décrit par Mintzberg et Waters172.
Pour ces raisons, notre attention s’est portée sur une autre conception théorique, pouvant être qualifiée de cognitive dans la mesure où elle s’intéresse aux connaissances et à la manière dont elles se structurent. Cette approche postule que les décideurs
possèdent de “ bonnes raisons ” pour ne pas agir conformément à un comportement validé ou accepté par une majorité. Les entrepreneurs endossent des
croyances quant aux stratégies et aux démarches efficaces (Laroche et Nioche 1994173).
Certaines cognitions sont constituées de croyances pouvant s’avérer vraies ou fausses, c’est-‐à-‐dire validées ou invalidées en ayant recours à la logique, la statistique, l’expérimentation ou les applications de modèles théoriques (Boudon et al. 1997174).
Elles s’opposent aux croyances évaluatives du type “ j’aime / je n’aime pas ” ou normative du style “ je crois qu’il est bien de... ”. Notre intérêt s’est dirigé principalement vers le premier type de croyances, car elles permettent des comparaisons entre le raisonnement stratégique effectif des entrepreneurs et la démarche valide, issue d’un processus rationnel idéal. Cette mise côte à côte des cheminements stratégiques réels et théoriques vise, non pas à porter le discrédit sur un des types de raisonnement, mais bien plutôt à comprendre les pratiques effectives, qui demeurent trop variées pour ne pas chercher à les comparer aux modèles stratégiques, références communes des différents formateurs.
171LA VILLE (de), V.I., Apprentissages collectifs et structuration de la stratégie dans la jeune entreprise de haute technologie : étude de cas et élements de modélisation procédurale, Thèse de doctorat de Sciences de Gestionde l’université de Lyon III, juillet 1996, 425p
172 MINTZBERG, H. et WATERS, J., Tracking strategy in an entrepreneurial firm, Academy of management journal, vol.35, n°3, 1982, p.465-499
173LAROCHE H. et NIOCHE, J.P. L’approche cognitive de la stratégie d’entreprise, Revue française de gestion, juin-juilllet-aout 1994 p.64-78
B - ... dans la lignée des travaux de Bruyat
En dépit des évolutions précédentes, la question initiale se situe dans la droite ligne des contributions théoriques de Bruyat au champ de l’entrepreneuriat. Il définit le processus de création d’entreprise comme porteur d’une “ dialogique entrepreneur/ entreprise nouvelle ” (a). On peut également envisager l’existence d’une “ dialogique stratégie personnelle de l’entrepreneur/ stratégie d’entreprise ” (b), expliquant pour partie les écarts entre une démarche stratégique rationnelle, préconisée dans les manuels et une démarche stratégique effective, quelquefois différente.