Problématique II Tutorat collectif
Section 2 Collecte des unités d’analyse
Notre programme constructiviste nous amène à considérer les données comme construites pour la circonstance de la recherche. L’oeil du chercheur est orienté vers l’analyse qu’il va dégager de son passage sur le terrain. Nous préférons donc au terme d’unité d’observation, celui d’unité d’analyse, les observations n’étant pas neutres et les phases de recueil et d’analyse étroitement mêlées (Huberman et Miles p.88). Ainsi, en considérant les données comme des premières parcelles d’interprétation, il s’agit de savoir comment repérer ces unités d’analyse (§1), afin de choisir les modes de collecte les plus appropriés (§2).
§ 1 - Unités d’analyse
Comme les indicateurs constituent les manifestations repérables des concepts, les unités d’analyse sont les éléments sur lesquels on procède au repérage des indicateurs. Certains indicateurs ont été construits a priori, d’autres émergeront de l’exploration empirique. Le chercheur se pose donc la question de la pertinence des unités d’analyse (A) et choisit a priori un modèle d’analyse suffisamment ouvert pour accepter des nouveaux indicateurs du concept de stratégie (B)
A - La question de la pertinence des unités d’analyse
Dès nos premiers contacts avec les entrepreneurs nous nous sommes interrogée sur le type d’unité d’analyse nécessaire. S’agissait-‐il de repérer de manière différenciée les indicateurs du concept de stratégie dans leurs dimensions individuelles et collectives au risque de passer à coté des interrelations possibles? Ou bien, devions nous aborder le terrain de manière large, en codifiant a posteriori les indicateurs, avec le danger d’être submergée par des informations sans signification? Il s’agit d’un problème de degré de structure de la collecte : jusqu’où doit-‐on concevoir les outils de collecte avant de sortir
sur le terrain? (Huberman et Miles 1991, p.72). Ces auteurs nous avertissent des cauchemars vécus par le chercheur en l’absence de choix clairs.
Comment définir les unités d’analyse nécessaires et s’assurer de leur qualité pour éviter de vivre les angoisses précédentes? Tout d’abord, on peut distinguer trois types de données: les données pertinentes, celles de contrôle et celles surnuméraires (Quivy et Van Campenhoudt 1995, p.156-‐157).
La définition des données pertinentes est guidée par les questions de recherche et possède comme point de repère les indicateurs vus précédemment. La question des interrelations et des évolutions entre stratégie individuelle et d’entreprise présuppose d’accepter le caractère entremêlé des indicateurs sur les dimensions individuelles et collectives. Les thèmes à aborder avec les entrepreneurs et les autres acteurs doivent être ouverts, tout en repérant a priori une structure lisible dans le modèle d’analyse choisi.
La prise en compte des variables de contrôle est indispensable, car les liens observés, peuvent résulter d’autres facteurs qui relèvent du même système d’interaction. Ces unités de contrôle sont clairement établies par les caractéristiques des E.N.C. (entrepreneur, environnement, processus, type d’entreprise créée).
Encadré 26 : Les quatre sortes de cauchemars du chercheur qualitatif (Huberman et Miles 1991, p.134)
Un choix peu approprié d’unités d’analyse, soit par manque ou par excès d’instrumentation, donne aux chercheurs des cauchemars de quatre sortes :
1 -‐ “ Les données ne mesurent pas ce qu’elles sont censées mesurer ” (validité de construit).
2 -‐ “ Il y a erreur systématique de mesure (ordinairement sous la forme de réponses biaisées) sur les mesures les plus importantes ” (problèmes de validité de l’instrument).
3-‐ “ Les conclusions, péniblement extorquées d’analyses de plus en plus sophistiquées, paraissent soit dérisoires soit rebattues ” (problème de validité externe).
Enfin, les données surnuméraires sont celles qui n’ont pas de rapport avec les thèmes que dégagera le modèle d’analyse. Elles égarent le chercheur qui, dans une recherche exploratoire, se laisse impressionner par l’ampleur des sollicitations du terrain.
Concernant les critères de qualité des unités d’analyse, nous devons nous assurer d’une certaine validité de construit et d’instrument de mesure et nous contenter d’une validité externe et d’une fidélité moyenne, propres à de nombreuses recherches qualitatives, effectuées dans le paradigme constructiviste (Hirschman 1986202).
La validité de construit “ indique le degré auquel l’indicateur permet de mesurer ce que le concept est censé appréhender ”. Autrement dit “ il convient de s’assurer que le concept opérationnalisé, reflète bien le concept théorique ” (Thiétart 1999, p.260). Les unités d’analyse ont été empruntées aux différentes recherches de Filion, Carrière, Nkongolo-‐Bakenda et Cossette sur la vision stratégique des entrepreneurs. Malgré quelques nuances203, leur conception de l’opérationnalisation de
la vision stratégique est similaire. Il s’agit d’explorer les thèmes ayant trait à l’image
que l’entrepreneur se fait du futur et aux facteurs principaux pouvant influencer l’avenir. Néanmoins, ces auteurs n’appréhendent que la dimension collective du
concept de stratégie porté par l’entrepreneur. En effet, ils interrogent les seuls entrepreneurs sur les perspectives de leur entreprise -‐ la vision stratégique de l’individu, se confondant a priori avec celle de l’entreprise. Toutefois, deux de ces chercheurs relativisent ce postulat de base et nous permettent d’aménager l’unité d’analyse qu’est la vision stratégique, dans le sens de nos questions de recherche. En effet, Nkongolo-‐Bakenda et al., se demandent dans la conclusion de leur recherche sur le difficile lien entre vision stratégique et performance, “ si une certaine vision n’est pas
202HIRSCHMAN, E.C., Humanistic inquiry in marketing research: philosophy, method and criteria, Journal of marketing research, vol.23, 1986, p.237-249
203Filion utilise les apports des systèmes souples, avec certaines difficultés d’opérationalisation (Filion 1991, p.197). Pour lui, la vision stratégique représente “ l’image de l’entreprise projetée dans le futur ” (Filion 1989, p.24). Carrière est clairement gestaltiste en définissant la vision comme “ la dynamique de construction mentale d’un futur souhaité et possible pour l’entreprise ” (Carrière 1990, p.304). Nkongolo et al. (1994) se penchent sur le lien entre la qualité d’une vision, sa diffusion et la performance, sans trouver d’associations significatives. Enfin Cossette adopte une perspective cognitive: “ la vision stratégique est un produit cognitif constitué d’un réseau de concepts jugés important pour l’avenir de l’entreprise ” (Cossette 1994a, p.6).
nécessaire pour une meilleure performance, mais une très forte vision ne facilite pas toujours l’adaptation [de la stratégie aux réactions de l’environnement] ” (Nkongolo-‐ Bakenda et al. 1994, p.57). Ils nous questionnent sur le noyau dur de la vision stratégique. Comme celui ci est constitué d’après Carrière et Filion, des croyances et valeurs de l’entrepreneur, il semble judicieux de se poser la question de la dimension individuelle de la vision. De même, Cossette, également en conclusion, se pose le problème de la diffusion de la vision stratégique de l’entrepreneur au sein de l’entreprise et suggère l’étude de “ concordance des schèmes du propriétaire-‐dirigeant et de ses gestionnaires ainsi que les conséquences d’une discordance plus ou moins grande à ce propos ” (Cossette 1994, p.15). Il reconnaît donc que la vision de l’entrepreneur n’est pas toujours similaire avec celle des tiers et entérine implicitement les dimensions individuelles et collectives de la stratégie. Ainsi, en acceptant l’unité
d’analyse qu’est la vision stratégique dans sa dimension individuelle (vision de l’entrepreneur) et collective (celle partagée par les acteurs), nous possédons un outil déjà éprouvé d’instrumentation du concept de stratégie en contexte entrepreneurial.
Pour s’assurer que les thèmes de l’image future et des facteurs influençant l’avenir capturent à la fois les dimensions individuelles et collectives du concept de stratégie, nous proposons de mettre en oeuvre trois tactiques afin d’augmenter la
validité de construit.
Il s’agit d’abord classiquement de multiplier les sources de preuve : (1) consultation de données secondaires externes ou internes (articles, rapports d’experts, courriers internes, plaquettes de présentation); (2) observation des comportements lors de réunions de travail ou d’exécution de missions; (3) recueil d’avis d’informateurs-‐clés comme les banquiers, les fournisseurs, les directeurs de pépinières ou les proches du créateur (Yin 1994, p.33).
Une deuxième tactique consiste à faire entériner le travail d’analyse du chercheur par les entrepreneurs. “ L’acceptation interne correspond à la validation des
explications par les acteurs impliqués dans le processus de recherche ” (Wacheux
1996, p.84). Nous avons présenté aux entrepreneurs les différents tableaux, matrices ou cartes d’analyse, en leur demandant à chaque fois de réagir à notre travail. Toute la difficulté a consisté à séparer les invalidations de l’entrepreneur des adaptations qu’il
effectuait, en prenant conscience de certaines failles dans son argumentation. Les supports utilisés dans la recherche jouent un rôle maïeutique. L’un d’entre eux, la carte cognitive possède un potentiel émancipatoire et de réflexivité non négligeable qui développe “ la capacité de tout être humain de voir ce qu’il fait en le faisant et de voir ce que font les autres dans le contexte de l’action ” (Audet 1994204, p.197). Nous avons
consulté avec attention la thèse de Verstraete qui dans une contexte similaire construit les cartes cognitives d’un entrepreneur. Les interrelations entre stratégie individuelle et collective n’appartiennent pas au questionnement de l’auteur. Le chercheur, connaissant l’entrepreneur, n’a peut-‐être pas fait apparaître les composantes individuelles de la stratégie les estimant hors de son sujet. Ce point explique les difficultés que nous avons eu à comparer notre travail à celui de Verstraete (Verstraete 205.1997). De plus pour finir
avec l’étape de validation, sa fonction était également de nous servir de point de départ à un nouvel entretien en vue d’affiner la vision stratégique de l’entrepreneur et/ ou de percevoir ses évolutions.
Troisièmement, la validation interne “ doit être enrichie par une acceptation
externe des travaux de recherche accordée par des experts, la communauté
scientifique au moment de la communication ” (Wacheux 1996, p.84). Les discussions avec différents professionnels de la création d’entreprise et les présentations de nos premiers résultats lors de deux congrès ont été, à ce titre, particulièrement fructueuses (Fonrouge 1996, 1999).
La validité de l’instrument de mesure, ici l’entretien semi et non directif et l’observation, est affectée par un certain nombre de biais qui vont rendre plus difficile la mesure du phénomène et l’observation de l’objet. “ Les personnes interrogées donnent des faux renseignements, des observateurs fatigués transcrivent mal les observations, des changements dans l’attitude des enquêtes surviennent entre deux enquêtes ou bien encore on constate des erreurs dans le processus de transformation des données qualitatives en données quantitatives ” (Thiétart 1999, p.265). Rispal répertorie une
204AUDET, M. Plasticité, instrumentalité et reflexivité, in Cossette (sous la direction de)., Cartes cognitives et organisations, Les presses de l’université de Laval, Edition Eska 1994b, p.187-198
205 VERSTRAETE, T., Modélisation de l’organisation initiée par un créateur s’inscrivant dans une logique d’entrepreneuriat persistant, Thèse pour le Doctorat es sciences de gestion, Université de Lille, 1997, 526p
série de “ facteurs-menaces ” dont la prise en compte permet d’améliorer la validité de l’instrument sans toutefois la garantir. “ Ce sont, pour la validité interne, l’effet du temps écoulé entre deux points de mesure, la maturation des répondants, l’impact de l’utilisation des tests sur les performances ultérieures, les biais de sélection, la mortalité des sujets ” (Rispal 1993, p.172). Nous avons particulièrement souffert de certains d’entre eux. Dans le suivi longitudinal des deux cas de création, les rencontres hebdomadaires avec les acteurs nous ont conduit à innover sur le plan méthodologique, selon le mot de Wacheux, en raison de l’habituation des interviewés au matériel
d’enquête (voir annexe 2). En effet, ces derniers, par économie cognitive, avaient
tendance à répondre de manière similaire d’une fois sur l’autre. Ils se conformaient, par volonté de cohérence, aux réponses déjà apportées à nos questions. D’où le nécessaire travail d’observation et de recoupement au moyen de données secondaires, qui permettait d’appréhender les évolutions des stratégies.
La validité externe et la fidélité des unités d’analyse doivent, sans détour, être qualifiées de moyennes. Les connaissances produites dans le cadre d’une recherche de type constructiviste sont trop contextualisées pour que l’on puisse les généraliser à tous les processus entrepreneuriaux en jeu dans les types d’E.N.C. étudiées. La collecte des données faisant appel aux constructions du chercheur et des entrepreneurs, effectuées pour la circonstance, et dans des cas précis d’entreprise, il semble délicat de chercher à les répliquer en l’état dans le cadre d’une autre recherche. Toutefois deux précautions viennent adoucir le constat initial. La validité externe d’une connaissance se comprend à l’aune du “ degré d’adéquation ” ou “ de convenance ” de la représentation du
chercheur, aux attentes et aux objectifs partagés par les utilisateurs de cette connaissance. Nous attacherons donc un soin particulier aux applications managériales,
en proposant des suggestions pour l’enseignement de la stratégie à destination des entrepreneurs206. De plus, en explicitant autant que faire se peut les procédures
utilisées, l’opportunité est donnée à des tiers de se réapproprier les analyses et les
206 FONROUGE, C., Formation des créateurs d’entreprise à la stratégie : pour une description des facteurs cognitifs agissant à chaque étape de la décision, Premier congrès de l‘Académie de l’Entrepreneuriat, Lille, les 15 et 16 novembre 1999
méthodes dans des contextes similaires (Von Glaserfeld 1988207, p.23 et Le Moigne
1995a208, p.85).
B - Choix d’un modèle ouvert d’analyse
Le modèle d’analyse est construit pour guider le chercheur dans son travail de recueil et d’analyse des données. Il relie les indicateurs du concept de stratégie aux unités d’analyse reposant sur la notion de vision stratégique. Pour ce faire, nous avons cherché à croiser différents niveaux d’analyse de la vision stratégique avec les indicateurs vus précédemment. Quatre niveaux sont repérables dans la littérature, auxquels nous avons adjoint un cinquième, propre au versant longitudinal de la recherche.
Le premier, descriptif, explore la nature et la composition des facteurs jugés importants pour l’avenir. Il s’agit autant de découvrir les objectifs principaux de l’entrepreneur, que les liens possibles entre ceux-‐ci (Cossette 1994a).
Puis, la conception dynamique pour laquelle “ vision et action stratégique sont indissociables ” établit la nature praxéologique de celle-‐ci (Carrière 1990, p.307). L’entrepreneur possède des visions d’actions avec, en tête, les conséquences et les antécédents possibles de ces actions.
“ La vision signifie aussi une projection: c'est l’image de l’entreprise projetée dans le futur ” (Filion 1989, p.24). Les stratégies sont donc étudiées à un niveau projectif, qui n’est pas sans rappeler les “ obsessions magnifiques ” de Noel, pour lequel le “ coeur de la stratégie d’une entreprise ” est bien souvent en “ adéquation ” avec les préoccupations des dirigeants (Noel 1989209, p.33).
La vision se caractérise également par sa diffusion : comment et avec quel effet l’entrepreneur communique ses idées auprès des différents acteurs du processus
207VON GLASERFELD, Introduction à un constructivisme radical, in Watzlawick, P., L’invention de la réalité, Le Seuil, 1988, p.19-43
208LE MOIGNE, J.L., Les épistémologies constructivistes, P.U.F. que sais-je 1995a 125 p.
209NOEL, A. Strategic core and magnificent obsessions: discovering strategy formation through daily activities of CEOs, Strategic management journal, vol. 10, 1989, p.33-49
entrepreneurial? (d’Amboise et Nkongolo-‐Bakenda 1993210 p.9 et 10). Nous nous
interrogeons sur le pouvoir de conviction et de crédibilité du nouvel entrepreneur, qui reste souvent à établir en raison de la nouveauté du rôle qu’il endosse (Stinchcombe 1965, p.148). Il s’agit d’un point de contact avec la littérature sur le leadership, ou capacité à diriger, à l’origine de la notion de la vision utilisée en entrepreneuriat (Bennis et Nanus 1985211).
Le dernier niveau, qualifié d’événementiel, est dicté par la question de recherche sur l’évolution des stratégies et l’éventuel passage d’une stratégie individuelle à une stratégie d’entreprise. Les “ événements ” à l’origine d’une éventuelle modification de l’équilibre entre stratégies, renvoient à des “ incidents ”, déclencheurs de l’évolution de la vision dans le temps (Van de Ven 1992). Ils sont “ critiques ” dans la mesure où “ ils reflètent l’intention claire de l’acte pour l’observateur, et les conséquences nettes de ses actions ” (Usunier et al. 1993212 p.129).
Le guide d’entretien et la grille d’observation concrétisent le modèle d’analyse. Le premier “ correspond à un ensemble organisé de fonctions, d’opérateurs et d’indicateurs qui structurent l’activité d’écoute et d’intervention de l’interviewer ” (Blanchet et Gotman 1992213, p;61). Comme le degré de formalisation dépend de l’objectif de la
recherche -‐ la nôtre étant exploratoire -‐ nous privilégions un mode d’entretien peu structuré. Sa réalisation a supposé une démarche itérative entre la conceptualisation des questions et leur mise à l’épreuve dans l’entretien. Cette confrontation des idées avec les données s’est effectuée lors d’entretiens tests. Nous avons affiné progressivement l’opérationalisation du concept de stratégie dans sa dimension individuelle et collective pour parvenir au guide d’entretien suivant.
210 AMBOISE (d’), G. et NKONGOLO-BAKENDA, J.M., La vision stratégique des propriétaires-dirigeants de PME: un essai d’identification et de mesure empirique, Direction de la recherche, document de travail 93-101, Université de Laval, Quebec, 1993, 26 p
211BENNIS, W. et NANUS, B. Diriger: les secrets des meilleurs leaders, Intereditions 1985
212USUNIER, J.C.; EASTERBY - SMITH, M. et THORPE, R., Introduction à la recherche en gestion, Economica 1993, 233p.