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LES EFFETS DES PLURALISMES JURIDIQUES SUR LA THEORIE

JURIDIQUE

Chapitre VI

LES EFFETS DU PLURALISME JURIDIQUE

SUR LES PRINCIPES GÉNÉRAUX DU DROIT CONSTITUTIONNEL ET DE LA THÉORIE CONSTITUTIONNELLE.

Reconnaître à l’intérieur des Etats les ordonnancements juridiques des peuples autochtones dont les cultures sont assez différentes les unes des autres, modifie en profondeur la théorie et le fonctionnement du constitutionalisme classique. D’abord, parce que le droit public interne reconnaît, dans l’espace public, que les différences culturelles entraînent des conséquences juridiques et, ensuite, parce que passer ainsi du singulier au pluriel signifie beaucoup plus qu’un saut quantitatif et oblige à démonter les principes « évidents et objectifs » du monisme juridique et d’une prétendue homogénéité culturelle, que toute société se procure.

Auparavant reléguées dans l’espace privé, les différences culturelles n’étaient appréhendées par la jurisprudence comme des cas particuliers. Les Etats ayant eu des régimes coloniaux avaient l’expérience du traitement juridique de la diversité culturelle, bien que sous une logique de domination des peuples colonisés et d’infériorisation de leurs cultures. Or, coloniser et tenir pour inférieur une culture différente de la sienne ne sont plus des actions légitimes pour les Etats du XXIème siècle.

Les Etats étudiés et l’ordre juridique international reconnaissent et respectent la diversité juridique et construisent leurs rapports inter-culturels à partir du principe de l’égale dignité des cultures, bien que leur taille démographique et leurs ressources soient inégales. Réfléchir sur les nombreux ordonnancements juridiques autochtones déjà reconnus par les Etats suppose une approche novatrice pour les juristes habitués à une théorie du droit où l’Etat détient le monopole des sources du droit. Les Etats, redéfinis comme multiculturels ajustent les catégories et les concepts de leur droit public.

L’étude des ordonnancements juridiques des peuples autochtones peut se faire de deux façons : soit d’une manière essentialiste et absolue, soit en observant les Etats qui ont reconnu le multiculturalisme et le pluralisme juridique, ce qui relativisent beaucoup la portée des ordonnancements autochtones.

L’essentialisme des cultures peut revêtir le caractère d’étude abstraite sur le multiculturalisme et sur un pluralisme juridique idéalisé. L’essentialisme des cultures peut également devenir une idéologie militante pour mobiliser politiquement les peuples autochtones. Mais avoir une approche idéologique du pluralisme juridique n’est pas une approche juridique.

Lorsque l’on adopte une approche pragmatique des ordonnancements autochtones, on découvre que leurs particularismes s’insèrent dans un ensemble plus complexe, l’ordre juridique des Etats multiculturels où se produisent, entre autres, des situations de pluralisme juridique. En fait, dans les Etats multiculturels les deux choses coexistent avec une relative

autonomie : l’ordre juridique étatique et les ordonnancements autochtones. Dans la pratique des quatre pays étudiés, la revendication des particularismes juridiques autochtones présuppose l’affirmation d’un ordre juridique multiculturel, et vice-versa.

On a constaté que l’affirmation des ordonnancements et des cultures autochtones est assortie de la réclamation des droits sociaux (éducation, santé, allocations sociales, etc.) et des revendications politiques pour les peuples autochtones, comme l’attribution du statut de nation pour chaque peuple autochtone culturellement différent. Ce qui peut entraîner le glissement des revendications juridiques et politiques vers des revendications économiques plus tangibles comme les allocations sociales.

Les enjeux complexes où se trouvent les peuples autochtones se prêtent à de nombreux risques de confusion : entre culture et droit3 ; entre nation et culture comme unité social ; entre particularismes et pluralismes ; entre cultures infériorisées et groupes bénéficiaires des allocations sociales. D’ailleurs, l’essentialisme des cultures ne disparaît jamais complètement de l’horizon politique et il revient souvent sous la forme d’une rhétorique fortement mobilisatrice.

Dans les pays étudiés, les peuples autochtones mettent en avant leurs cultures, par définition différentes de la culture de référence dans laquelle s’inscrit le droit constitutionnel.

Les autochtones se présentent comme des victimes injustement infériorisés ; ils affirment la justice de leurs ordonnancements ancestraux et dénoncent l’injustice radicale qui entache les ordonnancements des Etats fondés sur la violence historique ; ils incarnent l’authenticité, la paix et les valeurs positives d’une vie sociale harmonieuse, qui contraste avec l’artifice et la violence de la culture de référence.

Néanmoins, ils préfèrent entretenir des relations avec l’Etat, pour obtenir de lui la reconnaissance de leurs droits collectifs, des compensations et des programmes sociaux.

D’où l’ambiguïté des rapports des peuples autochtones avec l’Etat. Le discours essentialiste et contestataire permet aux autochtones de souligner les contrastes et de se présenter comme l’alternative la plus visible et la plus légitime. Tandis que le pluralisme juridique et le multiculturalisme leur permettent de relativiser les fondements de l’ordonnancement juridique au cœur duquel ils ont besoin d’agir.

Sur le plan politique, les peuples autochtones ne représentent pas exclusivement les différences culturelles ; ils ont plusieurs rôles à jouer : ils symbolisent les groupes infériorisés, authentiques, pacifiques et harmonieux. Bien entendu, ces peuples autochtones ne sont pas les seuls groupes sociaux différents, ni les seuls infériorisés, authentiques, pacifiques ou harmonieux. On pourrait espérer (ou craindre) que les peuples autochtones soient l’avant-garde d’autres groupes sociaux porteurs des revendications et des valeurs semblables.

Le système juridique de référence ne reste pas passif non plus face à ces revendications.

L’ordonnancement étatique se considère suffisamment ouvert, universel et flexible pour encadrer les sous-groupes et pour faire face aux phénomènes de fragmentation et de recomposition sociale. L’approche individualiste, la neutralité culturelle et axiologique, la proclamation de l’égalité de tous et la recherche du bien commun prédisposent les Etat à incorporer les groupes différenciés. L’ordonnancement juridique tient compte de la

3 L’idée que le droit n’est qu’une expression de la culture subordonne le droit à la culture et montre les besoins d’une définition du droit et de préciser ses rapports avec la culture.

multiplicité de rôles que s’auto-attribuent les peuples autochtones, d’où l’ambiguïté des institutions et des régulations sur les peuples autochtones.

En Australie, au Canada, en Colombie et en Nouvelle-Calédonie, le droit constitutionnel a ajusté quelques unes de ses notions-clés et de ses catégories conceptuelles pour devenir compatible avec le droit des peuples autochtones. L’insertion des ordonnancements des peuples autochtones dans un ordonnancement constitutionnel, dans des conditions plus ou moins équitables, est une démarche assez complexe et qui va dans une double direction, réalisable seulement dans la mesure où l’Etat et les peuples autochtones veulent reconnaître l’altérité juridique. Les Etats coloniaux en ont fait l’amère l’expérience. Conformément à l’ordre international contemporain, les peuples autochtones minoritaires ne peuvent pas se passer des États et les Etats à leur tour ne peuvent plus ignorer leurs peuples autochtones4.

La reconnaissance juridique de l’Etat par les peuples indigènes configure une corrélation à double sens puisque les peuples indigènes, à leur tour, reconnaissent et acceptent les spécificités de l’Etat multiculturel, qu’il leur accorde des droits collectifs et qu’il adopte une des modalités du pluralisme juridique. Même si le point de départ est l’égale dignité des cultures, la corrélation est assez asymétrique et dépende beaucoup des circonstances nationales.

Par définition, les pluralismes juridiques se situent en dehors du monisme sans pour autant se situer en dehors du droit. Dans un système juridique pluraliste la hiérarchisation et la rigueur du positivisme juridique n’existent pas ; seule suffit l’absence d’incompatibilité ou l’application à posteriori d’un vecteur d’unification. Les standards et les critères de cohérence de l’ordonnancement ne sont pas identiques dans le monisme et dans le pluralisme ; par conséquence il faut en tenir compte dans l’analyse.

La reconnaissance de la diversité culturelle entraîne une interprétation nouvelle de la constitution qui met en relief les polysémies et les conflits juridiques à l’intérieur d’un texte constitutionnel. Une telle démarche, à la fois différentialiste et unificatrice, montre l’adaptabilité des institutions juridiques et permet également d’approfondir les notions d’Etat, de constitution, de norme, de souveraineté, de légitimité, des droits culturels et de démocratie pour en déduire des concepts plus larges. Ainsi, ces concepts que notre culture considère universels peuvent devenir encore plus universels à la suite des ajustements exigés par le multiculturalisme.

Les Etats qui ont reconnu les peuples autochtones ont construit des concepts juridiques identitaires et ont développé les mécanismes adaptatifs nécessaires pour incorporer aux sources juridiques formelles aussi bien les cultures autochtones que les discours sociaux et les apports des sciences sociales sur les peuples autochtones. La jurisprudence dispose d’espaces de manœuvre, où elle accepte les jeux de polysémie, se livre à des interprétations ouvertes, applique des politiques de tolérance et construit des équivalents inter-culturels. Ces éléments conceptuels pourront servir pour les sociétés multiculturelles qui s’annoncent pour le XXIème siècle.

4 Par exemple, pour se procurer une légitimité plurielle, pour développer les droits collectifs, pour accéder aux instances internationales comme l’ONU, l’OEA et la Banque Mondial, entre autres.