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Les droits de propriété à travers les exemples historiques

Chapitre 2 : Coûts de transaction, Institutions et Développement

II. Institutions et développement

1. Les droits de propriété à travers les exemples historiques

Pour North, le terme institution n’a pas le même sens que dans le langage courant. Il ne s’agit pas des organisations de la société telles que les administrations, les associations, les syndicats, les entreprises, mais plutôt des règles en vigueur, écrites ou non, des codes de conduites, de normes de comportement, des conventions. Les organisations ne sont que les joueurs et les institutions les règles du jeu. Elles changent avec le temps, s’adaptent aux nouvelles techniques, aux modifications des prix relatifs, aux nouvelles idées, de façon essentiellement continue, progressive, selon des voies tracées par la structure institutionnelle passée. C’est le concept de dépendance par rapport au sentier (path dependence), formule claire qui implique que le présent est dans une large mesure conditionné par le passé, et des tendances profondes se prolongent de par les forces d’inertie des sociétés et des comportements. C’est ce qu’appelle Stuart Mill «l’esclavage des circonstances antérieures» [North, 1990]. Les institutions et leur évolution sont en effet pour North [1990] «la clé de la performance des économies», c'est-à-dire l’explication de la croissance à long terme.

La définition de Nabli et Nugent [in He Yong, 1994] va dans le même sens que celle de North. L’institution est définie comme une série de contraintes qui gouvernent les relations et les comportements entre les individus ou les groupes. Une organisation formelle, les marchés, les contrats, les règles culturelles et les codes de comportement sont tous des institutions dans la mesure où ils peuvent contraindre les relations entre différents individus et groupes. Pour Uphoff, de Janvry, Sadoulet et Thorbecke [in He Yong, 1994], l’institution est un concept qui se distingue de l’organisation. Alors que beaucoup d’institutions sont des organisations (la famille, les firmes, les coopératives), beaucoup d’autres ne le sont pas (la monnaie, les lois, les marchés parallèles, le palabre africain). Pourtant, pour eux la distinction est seulement une question de degré. Un contrat ou une organisation à la base peuvent devenir des institutions s’ils sont pratiqués de façon extensive, standardisée et reconnue. Les institutions, se composent ainsi comme de règles formelles mais aussi de règles informelles qui amènent les individus à avoir des préférences pour l'accumulation matérielle et pour des valeurs morales fondamentales telles que la liberté, la paix, la justice et la sécurité. Les entrepreneurs et les individus d'une façon générale, doivent préférer la coopération honnête et le progrès matériel (arbitrer en faveur du travail plutôt que du loisir) pour que le système soit productif. C'est

ainsi que de grandes avancées en connaissance organisationnelle et technique, avaient été faites pendant la révolution industrielle en Europe et au XIXème siècle aux Etats-Unis, en raison de l'évolution progressive d'institutions favorables à l'accumulation du capital et à l'échange sur les marchés (libertés individuelles, droits de propriété, protection efficace des contrats par la loi, gouvernement au pouvoir limité). A l'inverse, les entrepreneurs n'ont pas été capables de produire une croissance économique durable là où il n'y avait pas de confiance dans les institutions. En particulier, l'absence de révolution industrielle en Chine (dynastie Sung, 960 à 1278), malgré son excellente technologie, est due au manque à l'époque, de certaines pré-conditions sociales, politiques et légales, en quelque sorte au manque d'institutions.

1.2. Le respect du droit de propriété stimule les activités économiques

Le droit de propriété est primordial pour le développement économique. En effet, l’essor des innovations en Occident et les investissements qui les ont rendus possibles, n’a commencé qu’à la fin du XVIIIème siècle, une fois que le système des droits de propriété fut perfectionné et séparé de la politique. North et Thomas [1989] démontrent ainsi que le début des grandes innovations coïncide en Europe avec la création d’un système de patentes protégeant le droit de la propriété intellectuelle. La raison d’être de ces patentes tient au fait qu’en général l’innovation requiert des coûts élevés de recherche et de formation qui ne valent d’être assumés qu’on si on peut en tirer une compensation. Ainsi, l’expansion industrielle fut rendue possible en Europe lorsque les Etats améliorèrent les procédures de respect des contrats et réduisirent notablement leurs coûts d’exécution pour les individus. Pourtant, le système de contrats ne fut pas créé par l’Etat; les autorités reconnurent peu à peu, avec le temps, le bien fondé et l’efficacité des pratiques commerciales du secteur privé; pour beaucoup informelles et leur accorda force de loi, de telle sorte que la violation d’un contrat pouvait être soumise à un tribunal et sanctionnée. Les monarques vont accorder leur protection aux droits de propriété en échange du droit de taxer les activités privées.

L’invention du système des brevets est révélateur des innovations institutionnelles qui ont permis à ce que l’activité économique soit stimulée. Ce type de protection est essentiel pour expliquer les nombreuses inventions en Europe aux XVIIème–XVIIIème siècle, et particulièrement en Grande Bretagne. En termes néoclassiques, le taux social de l’invention doit s’approcher du taux de rendement privé, c'est-à-dire que non seulement la société dans son ensemble, mais aussi l’inventeur en bénéficient. Ainsi les institutions favorisent le

et d’ailleurs le cadre théorique développé par North [1990] est connu sous le nom de théorie des droits de propriété (property rights).

Ces institutions permettent de contenir la montée des coûts de transaction, de récompenser les innovateurs, d’accroître la productivité de telle façon que la tendance aux rendements décroissants dans l’agriculture soit contrée, et de rassembler finalement les conditions favorables à la révolution industrielle. Celle-ci se caractérise, pour North, par une spécialisation accrue, un élargissement des marchés, un changement dans l’organisation économique pour limiter les coûts de transaction, ce qui a favorise à son tour les innovations techniques et la croissance. Mais c’est la deuxième révolution industrielle à la fin du XIXème siècle, caractérisée par la «croissance du stock des connaissances» et l’interpénétration de la science et de la technologie, qui constitue en fait le point de rupture majeur pour North, comparable à ce qu’a été la révolution néolithique, et fait qu’on peut parler d’une seconde révolution économique. Elle se caractérise par «une courbe d’offre élastique des connaissances nouvelles, une technologie capitalistique et la nécessité de changement majeurs de l’organisation économique pour réaliser le potentiel de cette technologie» [North, 1986]. Au XXème siècle, les résultats se traduisent par une hyper spécialisation, la hausse sans précédent des niveaux de vie, le développement de tout un secteur tertiaire qui devient dominant et dont le rôle est de coordonner et de faire fonctionner une société de plus en plus compliquée en réalisant «une adaptation efficace» [North, 1990].

Pour illustrer ce processus de changement institutionnel, on peut comparer l'histoire de la croissance économique des Etats-Unis au XIXème siècle à celle des pays du Tiers-monde. Aux Etats-Unis, le cadre institutionnel de base qui a évolué jusqu'au début du XIXème siècle (cf. encadré 1), aussi bien que les normes de comportement récompensant le dur labeur a grandement induit le développement des organisations économiques et politiques (Congrès, entités politiques locales, exploitations familiales, maisons de négoce, entreprises de navigation), dont les activités de maximisation ont conduit à une productivité élevée et à la croissance économique tant directement qu'indirectement par une demande induite pour l'investissement dans l'éducation.

En évoluant, pour tirer profit de ces opportunités, les organisations ne sont pas devenues seulement plus efficaces (en termes de croissance, de diversification pour exploiter des économies d'échelle et de variétés), mais elles ont aussi altéré progressivement le cadre institutionnel. Ce ne sont pas seulement les cadres politique et juridique qui ont été altérés et

les droits de propriété qui ont été modifiés à la fin du XIXème siècle, mais aussi diverses normes de comportement et autres contraintes informelles.

Toutefois lorsque les droits de propriété ne sont pas garantis ou non délimités, il est difficile que la sphère productive se développe. L’ordre foncier aux débuts de l’Espagne moderne servira à illustrer le cas des droits de propriété imparfaitement définis.

Alors que la terre commençait à ne plus subvenir aux besoins de la population croissante, en améliorant le rendement agricole le taux de rentrée social grimpa, mais non le taux de rentrée privé car la couronne avait au préalable accordée à la Guilde des bergers (la Maesta) des droits exclusifs afin de mener leurs troupeaux à travers l’Espagne comme à leur habitude en échange d’un revenu. Un propriétaire qui préparait avec soin, qui la cultivait, pouvait s’attendre à voir à chaque instant sa récolte mangée ou piétinée par des troupeaux de moutons transhumants. Dans ce cas le vrai propriétaire n’avait pas de droits exclusifs sur sa terre.

1.3. L’essor de l’Occident

De leur côté, Rosenberg et Bridzell [1986] mettent en avant ce qu’ils appellent «le desserrement des contraintes» exercées par les autorités politiques ou religieuses sur la sphère économique pour expliquer l’essor de l’Occident. Les transactions deviennent plus libres avec par exemple l’autorisation de l’intérêt, l’acceptation du profit, le fait que nombre d’interdits tombent en désuétude (comme la dérogeance pour les nobles qui se livraient au commerce). Le partage des activités économiques entre d’une part, celles qui sont soumises à des réglementations strictes comme les manufactures et les corporations, et d’autre part celles qui sont libres de déterminer la production et de fixer les prix comme les industries rurales, se fait progressivement à l’avantage des secondes.

Ces innovations institutionnelles qui ont permis à l’Occident de connaître un essor économique à partir du XVIIème siècle nous permettent également de mieux comprendre

Encadré 3/ Exemple d’institutions formelles dans l’histoire des Etats-Unis

1) L'ordonnance du Nord-Ouest

L'ordonnance de 1787 constitue l'acte fondateur de la politique d'expansion territoriale du jeune État américain. Elle détermine les frontières entre États et surtout l'organisation des terres vierges "au commun bénéfice des Etats-Unis", en divisant les nouveaux territoires par des lignes est-ouest et nord-sud. Le pouvoir fédéral assurera ainsi la vente des «lots» en s'efforçant de ménager l'équilibre démographique de la nation. Si la figure mythique du pionnier s'impose lorsque l'on évoque l'extension du territoire américain, elle ne doit pas occulter le rôle du gouvernement fédéral. La conquête l'a en effet consolidé en lui permettant de développer dans l'Ouest une administration sans précédent, des affaires indiennes à la gestion des terres et au maintien de l'ordre.

2) La loi Morrill

Il n'est guère difficile de trouver la preuve de l'intérêt continu des américains pour l'éducation ; il suffit de lire les Ordonnances du Nord-Ouest de 1785 et de 1787 qui avaient été adoptées par le Congrès en vertu des Articles de Confédération. La première de ces ordonnances autorisait la vente de terrains publics à condition qu'un lot sur 16 dans chaque commune soit réservé à des fins éducatives. La deuxième créait un plan de gouvernement et stipulait que la religion, la moralité et les connaissances nécessaires à un bon gouvernement et au bonheur de l'humanité, les écoles et les moyens d'enseignement devaient à jamais être encouragés. Ces ordonnances avaient jeté les fondations du futur soutien fédéral de l'éducation, qui fut mis en œuvre par une succession de lois du Congrès américain qui sont toujours en vigueur. L'une des premières, l'une des plus importantes, fut la loi «Morrill Land Grant» de 1862, qui fut promulguée avec enthousiasme par le président Abraham Lincoln. Elle permettait aux États de répondre à leurs besoins de formation pratique en créant des établissements d'enseignement technique pour l'agriculture, les arts mécaniques et les sciences militaires.

3) La loi Sherman

La loi Sherman (1890) qui interdit tout contrat, arrangement ou coalition quelconque «entravant le trafic ou le commerce entre les divers États ou avec les pays étrangers», constitue le fondement de la législation antitrust des États-Unis. Elle prohibe aussi les monopoles ou les tentatives de monopole.

pourquoi d’autres régions du monde ont au contraire connu un retard, voir une stagnation économique.

1.4. Le déclin de l’Amérique latine et de l’empire ottoman

Ainsi, North explique le sous développement de l’Amérique latine face à la richesse des Etats-Unis et du Canada par les contraintes institutionnelles inhérentes au système politique et économique en place. La bureaucratie centralisée de la couronne castillane au XVIème siècle, «orientée pour le seul profit de cette dernière», produit la stagnation dans les anciennes colonies espagnoles; alors que la grande charte de 1215 en Angleterre, premier jalon dans l’établissement des droits de propriété sûrs, et tous les progrès institutionnels jusqu’au triomphe du Parlement en 1689, sont à l’origine du succès économique non seulement de l’Angleterre mais aussi des anciennes colonies anglaises d’Amérique [North, 1990].

Les institutions ont joué également un rôle majeur pour comprendre le déclin du monde islamique. Peu de prescriptions du Coran s’opposent au développement économique : les échanges libres, l’initiative individuelle, les gains privés, tout cela est considéré comme allant de soi, tant par le prophète, qui a été un marchand, que par les écrits saints. Les autorités se limitent à ce que le privé ne peut faire : prendre en charge les monopoles naturels, la direction générale de l’économie, les diverses faillites du marché. L’islam considère que la vie quotidienne de l’homme ne doit pas être déconnectée d’un environnement moral reposant sur des valeurs partagées, et donc que le marché libre ne doit pas être laissé à lui-même, qu’il doit être entouré de règles, des règles non économiques, ce qui tend à rejoindre l’évolution des idées en Occident depuis la crise de 1929.

Toutefois, si le Coran n’est pas hostile à l’activité économique, ses interprétations par les religieux semblent avoir peu à peu défavorisé les innovations. En ce qui concerne, la sécurité des échanges et des biens, ainsi que les relations de confiance avec l’Etat, si nécessaire au développement économique, les pratiques sont également mises en cause. Si on note à une certaine époque un respect des droits de propriété, comparable aux habitudes occidentales, la plupart des auteurs constatent une dégradation progressive, à la différence de l’Europe où ceux-ci tendent à devenir sacro-saints, notamment dans l’Angleterre issue de la révolution parlementaire de 1689. Braudel [1979] décrit l’absence de sécurité et de respect des droits de propriété dans l’Empire ottoman, malgré l’établissement d’une pax turcica, en citant un ambassadeur français du XVIIème siècle : «le Grand Seigneur est au dessus des lois, il fait

mourir sans formalité et souvent sans aucun fondement de justice ses sujets, se saisit de tous leurs biens et en dispose à volonté…Le mal, ou les maux, qui travaillent la Turquie, sont de tous les ordres à la fois : l’Etat n’est plus obéi; ceux qui travaillent pour lui touchent des salaires aux taux anciens, alors que monté le prix de la vie : ils se dédommagent par des dilapidations». La fiscalité enfin reste essentiellement de type prédateur, à la différence de l’Europe où les pratiques de transparence et de régularité s’instaurent peu à peu. «Les capitaux vont pouvoir circuler, favorisant l’investissement et la croissance en Europe, alors qu’ils continuent à se cacher en Orient, par crainte des abus du pourvoir…» [North et Thomas, 1986].

2. Les indicateurs institutionnels de la Banque Mondiale