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5. Politique de gestion de la pluralité culturelle : Théories et applications

3.2 Une norme/des normes/quelles normes ?

3.2.3 Distinction entre normes implicites et normes explicites

Les normes ne couvrent pas les mêmes domaines d’influence et ne sont pas perçues et imposées de la même façon.

Il y a deux types de normes. Pour Aleong55, une norme explicite s’applique à une

langue qui a été codifiée, normativisée. Elle est socialement dominante car elle est présentée comme un idéal à respecter. La norme grammaticale est donc une norme explicite. Les normes implicites sont les usages concrets par lesquels l’individu décrit, évoque, se représente dans la société immédiate (Aleong 1983 : 261). On remarque que « normes implicites » est au pluriel : on peut penser qu’il y a autant de normes implicites que de groupes sociaux et culturels dans une communauté linguistique donnée. Les normes d’usage sociales (dont la norme d’usage socialement valorisée fait partie) sont donc des normes implicites.

Nous garderons cette terminologie, qui est largement en usage chez les sociolinguistes (comme Manessy), car, en tenant compte des précédentes définitions de la norme et de notre terrain de recherche, il nous a semblé logique que la langue, qui sert de référence au « bon usage » (en terme linguistique), soit considérée comme la norme explicite. Ainsi, une norme explicite a une visée évaluative des productions, elle est codifiée et exposée dans des grammaires et elle est diffusée et imposée comme référence légitime dans les instances scolaires, politiques, etc (Aleong 1983 : 269). Les normes d’usage sociales, si elles sont codifiées par les conventions sociales, ne le sont pas par écrit et peuvent varier plus facilement car elles dépendent de la situation de communication. Elles reposent généralement sur des conventions acquises au cours de la socialisation des individus, comme une règle tacite de savoir-être et savoir-dire tacite au sein d’une communauté. De plus, la notion de faute dans les normes implicites se réfère à l’intelligibilité du message en contexte ou à l’adéquation entre forme du message et aires de communication et non à la forme du message en tant que telle, comme c’est le cas pour la norme explicite (Aleong 1983 : 269). Nous retiendrons la terminologie « normes implicites » pour ce type de norme.

La maîtrise d’une norme implicite (au moins) et de la norme explicite est déterminante dans le fait de pouvoir remplir un rôle social valorisé. La maîtrise de ces deux

composantes sert de moyen de distinction sociale56 : utiliser de manière grammaticalement

correcte et interactionnellement adéquate les formes linguistiques, est socialement valorisé. Le plus souvent, ce qui est régulier, courant dans l’usage de la langue (norme implicite et normalisation) devient la norme explicite par un processus de normativisation que nous avons déjà évoqué. Lara explique que « la norme apparaît comme simple légitimité d’un usage et l’usage se présente comme une véritable norme » (Lara 1983 : 575). Mais on se rend compte que ce n’est pas toujours le cas ou, du moins, que ce processus de rapprochement se fait sur le long terme, comme par exemple par la définition et l’adoption de la norme du français québécois.

► Lien entre norme grammaticale et normes d’usage sociales Dans l’introduction de l’ouvrage consacré à la (les) norme(s) linguistique(s), Kasbarian (1994) explique le passage de la norme linguistique à la norme sociale (selon notre terminologie, entre norme grammaticale et normes d’usage sociales). Ce processus porte le nom de « genèse ». Ainsi, la genèse est le processus de production sociale de la norme. La norme grammaticale (« linguistique » pour Kasbarian) est ce qui détermine, oriente, guide l’activité langagière des locuteurs. Cette norme est à la fois un construit théorique (normativisation) et un processus social (normalisation). Ainsi, la normalisation d’une langue est le processus au cours duquel une « variété linguistique :

- acquiert une identité propre de par sa description, la stabilisation des formes et des usages prescrits par des règles, des instruments de légitimation (principe d’identité) - entre en relation avec d’autres variétés, sous la forme de conflit de légitimité, de

consistance interne, de concurrence des usages et des fonctionnalités (principe d’opposition)

- s’élabore (principe de totalité) dans la pluralité des niveaux linguistiques (corpus) et sociolinguistiques (status) » (Kasbarian 1994 : 13-14)

Les normes d’usage sociales sont les formes de la langue qui ont acquis une « légitimité » (Manessy parle de « normalité »). L’étude de la légitimité permet de décrire « dans quelle mesure, dans quelles conditions, un usage linguistique est considéré comme autorisé, conforme aux attentes » (Robillard 1994 : 74), c’est-à-dire que les formes linguistiques désignées sont acceptées dans une communauté linguistique, même si celles- ci s’opposent à la norme grammaticale. Ainsi, cette « légitimité » au caractère informel, implicite (voir normes implicites d’Aleong plus loin), désigne une langue par sa fonctionnalité sociolinguistique. Cette norme regroupe des éléments qui ont une valeur et une légitimité formelles suivant les règles grammaticales et aussi « tous les éléments qui ont pour les locuteurs une fonctionnalité, qu’ils servent avec une certaine régularité à la communication, à l’expression d’une expérience du monde ou à la production d’identité » (Kasbarian 1994 : 14). Ces éléments dont parlent Kasbarian et al. ne correspondent pas forcément aux règles de grammaire et donc à la norme grammaticale. La norme grammaticale (au sens de description objective de la structure de la langue) est prescriptive

(par exemple, « après que + indicatif »), mais la forme accompagnée par le subjonctif peut avoir une certaine légitimité dans la communauté linguistique concernée. La légitimité, en établissant une échelle d’acceptabilité des formes dans la communauté linguistique, permet d’établir des critères d’observation et d’évaluation du français de contact, par exemple, qui sont plus adaptés, alors que la norme grammaticale sanctionnerait toutes les structures qui ne sont pas conformes au schéma habituel.

Les normes d’usage sociales désigneraient donc les éléments linguistiques qui ont une fonctionnalité pour les locuteurs. Cette fonctionnalité se situe à plusieurs niveaux (Manessy 1994 : 56, Robillard 1994 : 85) :

- langagier : les éléments du discours servent à exprimer une expérience du monde (consécutive à une expérience sociale). Ils appartiennent au répertoire de la communauté linguistique,

- identitaire : ces formes permettent aux locuteurs de se définir et de s’identifier dans l’acte de communication. Ce niveau se réfère à l’utilisation individuelle des sources structurelles du répertoire linguistique des locuteurs.

Les normes d’usage sociales désignent ce « qu’il faut dire » avec « qui » dans « quelles circonstances ». Certaines normes d’usage sociales peuvent, en plus de répondre à des règles sociolinguistiques interactionnelles, servir à la reconnaissance identitaire entre locuteurs. Dans cette optique, l’utilisation de certains éléments langagiers peut avoir une fonction cryptique ou fédératrice. Maîtriser certaines normes d’usage sociales permet de montrer une appartenance à une communauté linguistique particulière, dominée et/ou minoritaire. Cette norme peut être appelée « norme d’usage à visée identitaire ».

Comment considérer les québécismes ? Nous allons voir que le Québec n’a pas encore pris position officiellement et scientifiquement quant au classement des québécismes. La difficulté réside, peut-être, dans le fait que les québécismes sont au carrefour de plusieurs normes expliquées ici. Ainsi, certains usages en vigueur au Québec

ne correspondent pas à la norme grammaticale du français international57. La norme

grammaticale correspond plus spécialement à l’écrit alors que les québécismes relèvent plus de l’oral. En revanche, les québécismes appartiennent à la norme d’usage au Québec et

aux normes d’usage sociales. Ainsi, nous verrons un peu plus loin que la non-prise de position de la communauté scientifique quant au traitement des québécismes est révélatrice des questions autour de la norme utilisée et/ou reconnue au Québec.

3.3 Rapport entre la norme centrale et la norme périphérique

dans la francophonie