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A. Histoire de l’art

1. Une discipline à bout de souffle ?

Dans les années 90, un article de Jacques Thuillier décriait la situation de l’histoire de l’art face aux nouvelles technologies : « Toutes les passions de ces trente dernières années se sont portées, non sur les instruments, mais sur la doctrine, et généralement, sur des théories vieilles d’un siècle »306. Le débat

qui avait lieu à ce moment semble aujourd’hui presque dépassé car il évoquait le problème de la recherche bibliographique. La création de la Bibliothèque d’Histoire de l’Art (B.H.A.) souhaitée par André Chastel depuis 1969 offre un instrument de travail de base. Les banques d’objets projetées en grand nombre sont, pour la plupart à cette date, restées à l’état d’ébauche. Les bases JOCONDE et CARRARE, pour les tableaux et pour les sculptures des musées étaient alors loin d’avoir atteint le but fixé. Les efforts continuels et le développement de l’internet ont permis de changer les habitudes. Recentré sur l’étude de l’iconographie, puis sur le principe du « connoisseurship » la recherche en histoire de l’art a tâché de se renouveler d’abord en dehors des outils informatiques. Il fallait premièrement définir une ligne méthodologique ouvrant sur de nouvelles perspectives.

Il faut dire que le statut de l’Histoire de l’art n’a jamais facilité les choses. Science auxiliaire à l’Histoire, elle semble avoir longuement pâti de cette subordination. En 1989, Léon Pressouyre rappelle que l’histoire de l’art avait jeté des ponts en direction d’autres disciplines comme l’archéologie, l’histoire

303 A. Courtillé, « Les peintures murales romanes : l’exemple de l’Auvergne », B.-H. Papounoud, H.

Palouzie (dir.), Regards sur l’objet roman, 2005, p. 37-43.

304 A. Courtillé, « Les réalités peintes du Brivadois et ses relations avec “l’extérieur” (Velay) » ; P.

Lardaux, « La représentation des vices dans la scène du jugement dernier », Colloque Brioude aux temps

féodaux, à paraître.

305 M. Charbonnel, Materialibus ad immaterrialia : peinture murale et dévotions dans les anciens diocèses du Clermont, du Puy et Saint-Flour du XIIe au XVIe siècle, thèse dirigée par le professeur Bruno Phalip, 2012.

306 J. Thuillier, « L’informatique en histoire de l’art : où en sommes-nous ? », Revue de l’Art, vol. 97, 1992,

des techniques, l’histoire économique et sociale, ou encore l’histoire des mentalités et des comportements. La recherche en histoire de l’art médiéval a été dominée par la tradition des études stylistiques. La datation des œuvres reste encore bien souvent discutable. Leurs attributions à des auteurs, que leur anonymat conduit à désigner par des périphrases (le maître de), paraissent selon l’expression de l’auteur « l’ultima ratio d’une discipline autonome volontiers coupée des réalités historiques »307. L’histoire de l’art n’aurait-elle pas finalement besoin de réintégrer des méthodes propres

à la discipline historique : on lui reproche tellement de n’être pas assez proche des réalités de l’Histoire. La tradition « chartiste » incarnée par M. Aubert († 1962) a fondé sur l’étude analytique attentive de monuments datés, une véritable doctrine. La Société française d’archéologie avait décerné une grille de référence rigoureuse où le profil d’une moulure, un décor végétal, la schématisation ou le graphisme d’un détail du visage donnait une chronologie absolue. Léon Pressouyre déclare à ce propos : « Il ignore volontairement la plupart des données de l’archéologie médiévale : la culture matérielle n’intéresse pas vraiment la société française d’archéologie, toujours attachée à la connaissance et à la conservation des grands monuments du passé ». C’est ici le point qui marque la rupture entre ce qu’on appelait une archéologie monumentale et une archéologie de terrain.

Les fouilles médiévales ont pourtant bénéficié en 1971 de l’apparition de la revue Archéologie

médiévale. L’enseignement théorique a joui d’abord d’un parti d’observation qui excluait l’analyse

méthodologique des œuvres. L’ouverture à l’interdisciplinarité a projeté le chercheur dans le complexe du « savoir tout faire ». Henri Focillon dans sa fameuse et désormais incontournable Vie des formes308 a

présenté de manière simple et évidente deux principes : le comparatisme et l’évolutionnisme. G. Gaillard (1967) et Louis Grodecki (1982) qui ont prolongé le rayonnement d’Henri Focillon (1944) ont marqué les esprits de plusieurs générations. Henri Focillon avait observé un cycle quasi biologique de la production artistique définie en plusieurs phases : il a répertorié la phase d’archaïsme, puis la phase classique et enfin la phase baroque et une ultime phase de destruction finale. Cette logique évolutionniste est aujourd’hui bousculée : la cohabitation d’œuvres « archaïques » et d’œuvres « classiques » appelle alors d’autres vocabulaires et peuvent être remplacées par une logique de juxtaposition de plusieurs réalités et de plusieurs savoir-faire pour un même temps donné. La confrontation des résultats de l’archéologie et des fruits de l’histoire est aujourd’hui inéluctable. Bruno Phalip dans Art roman, culture et société en Auvergne.

La sculpture à l’épreuve de la dévotion populaire et des interprétations savantes en 1997309 décrivait son attachement

à une analyse des formes soumises aux réalités d’un temps où la diversité reflète moins une évolution des styles qu’une cohabitation culturelle.

307 L. Pressouyre, « Histoire de l’art et iconographie », Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, vol. 20, n°20, 1989, p. 247.

308 H. Focillon, La vie des formes, Presses universitaires de France, 1934.

309 B. Phalip, Art roman, culture et société en Auvergne. La sculpture à l’épreuve de la dévotion populaire et des interprétations savantes, Association des Publications de la faculté des Lettres et Sciences Humaines de

Pour autant, nous ne saurions refuser en bloc le vocabulaire d’Henri Focillon : l’expression de « baroque roman » également repris par Jacques Le Goff310 décriée par Léon Pressouyre en 1989,

continue à nous interpeller au delà même de l’aspect cyclique qu’elle pourrait évoquer. Jacques Le Goff l’avait justement utilisé pour rappeler que l’art roman n’était sûrement pas aussi dépouillé qu’on le supposait : « la simplicité romane est création ravissante mais anachronique du XXe siècle »311 . Entre

1969 et 1990 s’est produite dans la recherche et toute la société, une mutation singulière. Il semble qu’un renouveau des études régionales ait alors eu lieu, ce qui apporta des avantages et des inconvénients. Le système de l’émulation a changé. Il s’agissait de la transformation du système académique hérité du XVIIIe siècle. L’effacement progressif des sociétés d’émulation, laborieusement mis en place dans les

départements au XIXe siècle, a été progressivement concurrencé par une génération qui a créé des

associations et des revues nouvelles plus en phase avec les attentes du monde actuel. Les Cahiers de Saint-

Michel de Cuxa, créés en 1971, montrent encore aujourd’hui la force de ce nouvel élan.

Les grandes synthèses ont cependant été difficiles à réaliser. La collection L’Univers des formes aux éditions Gallimard a permis de jeter toute une série de références qui sert de base à une histoire de l’art médiévale. Georges Duby avait lui aussi réalisé une synthèse sur l’art du Moyen-Âge. La collection

Zodiaque est venue apporter sa contribution via l’expression de spécialistes de plusieurs disciplines. Par la

réalisation de monographies qui dépassent la simple synthèse et qui réinvestissent les données, cette collection a durablement marqué l’histoire de l’art médiéval. Attachée à la notion « d’école » et faible pour ce qui est de l’archéologie, elle a pérennisé une histoire des formes à l’écoute de l’archéologie de fouilles, alors que l’archéologie du bâti n’était pas prise en compte. La collection vouée aux arts de Citadelles et Mazenod est ensuite venue prolonger encore la réflexion. Il a fallu attendre les premières années de ce siècle pour voir se diffuser une histoire de l’art conjuguée à une archéologie du bâti qui s’ouvre aux nouvelles approches. C’est par exemple ce que l’on retrouve dans de nouvelles collections telle Itinéraires romans aux éditions Faton. Aujourd’hui le renouvellement se fait grâce à des équipes de recherches qui mènent à bien leurs projets ; c’est le cas pour des ouvrages tels que La

cathédrale Notre-Dame de Noyon : cinq années de recherches sous la direction d’Arnaud Timbert, ou de Saint- Étienne d’Auxerre – La seconde vie d’une cathédrale – 7 ans de recherches pluridisciplinaires et internationales sous la

direction de Christian Sapin en 2011.

La réalisation de bases de données et de réflexions croisées, qui forme une émulation à l’échelle nationale, est aujourd’hui accomplie par de nouveaux groupes de recherches. Le Centre d’Études supérieures

de Civilisation Médiévale (depuis 1953) publie régulièrement aux éditions Brepols de très riches

productions. Son Corpus des peintures murales de la France, mené par Marcello Angheben, qui intègre la base

romane montre la volonté actuelle de réaliser des corpus à l’échelle nationale afin de redéfinir les

fondements de l’Histoire de l’art. Cette démarche se retrouve aussi en Histoire où les bases de données sont de plus en plus nombreuses. Anne Massoni et le groupe des Collégiales poursuit son répertoire des

310 J. Le Goff, La civilisation de l’Occident médiéval, Champs histoire, Éditions Flammarion, 2008, (première

édition de 1964), p. 66.

Collégiales de France également dans le but de pouvoir établir de nouvelles données pour la recherche

future312. On pourrait multiplier les exemples.

L’Histoire de l’art est une historisation de l’art qui est devenue le modèle général de l’étude de l’art. Pour cela, la « méthode comparative » est toujours employée. L’évolution des techniques ne peut expliquer à elle seule l’histoire de l’architecture médiévale. Pour autant, l’art n’est pas seulement la manifestation cohérente et volontaire des aspirations de la société, de ses pulsions instinctuelles et de ses désirs, il participe à la construction de la pensée qu’il rend manifeste. On parle d’historicité de l’art. Le terme d’historicité désigne la prise de conscience du relativisme historique. Cette conscience concerne à la fois l’artiste et l’historien d’art aujourd’hui. Regis Michel reproche aux historiens d’art français de ne pas avoir pris le « tournant linguistique » qui accorde une priorité à la fonction narrative du discours en histoire, et en histoire de l’art. L’histoire de l’art n’est pas une fiction, elle ne doit plus être une mise en ordre des œuvres et des artistes sous forme d’un récit sous-tendu par une notion idéale de l’art. Ainsi, les historiens d’art ont pris conscience que c’est bien l’Homme qui transparait dans l’art.

Au cours des trente dernières années, les historiens ont été de plus en plus nombreux à s’intéresser aux images, soit de manière intermittente soit pour en faire leur spécialité : c’est le cas de Jérôme Baschet ou de Jean-Claude Schmitt. Entre les historiens de l’art et les historiens qui travaillent sur les images, il a pu exister une sorte de rivalité méthodologique. Néanmoins, la tendance est désormais à la collaboration qui, notons le, se multiplient de plus en plus. Le travail pluridisciplinaire du médiéviste ne peut sûrement pas annoncer la disparition progressive de la spécificité de chaque discipline. Á ce propos Jérôme Baschet résume la voie adoptée aujourd’hui par l’histoire de l’art : « La méthodologie et les finalités propres à chacune d'elles doivent rester la règle et j'ajouterai même la condition sine qua non pour la réalisation d'une pluridisciplinarité efficace et fructueuse. […] Travailler sur les images signifie entrer dans les méandres des œuvres et de leurs échos, pour mettre à jour la complexité propre de leurs modes de fonctionnement, la puissance et l’opacité de leur présence plastique, les réseaux situationnels qui se nouent autour d’elles. Travailler sur les images en historien ou être un historien qui travaille sur les images, c’est tenter de faire en sorte que ces deux perspectives se traversent et s’enrichissent l’une l’autre. »313. Il semble donc qu’après avoir tenté les chemins de

l’indépendance, l’histoire de l’art soit résolument tournée vers de nouvelles méthodes, reprenant aussi les fondements de sa discipline mère qu’est l’Histoire.

312 A. Massoni, Les collégiales, LAMOP, Paris 1.

313 « Pour l’iconographie : entretien avec Jérôme Baschet », Nonfiction.fr. La quotidien des livres et des idées,

lundi 23 juin 2008, propos recueillis par Giulia Puma ; http://www.nonfiction.fr/article-1248- pour_liconographie__entretien_avec_jerome_baschet.htm.