• Aucun résultat trouvé

Cadre Théorique

1. Des premières démarches méthodologiques

1.1 Du choix du corpus à analyser

La Bibliothèque du Conservatoire de Musique de Genève dispose d’une importante collection d’ouvrages, dont certains sont des originaux du XVIIIe siècle. Quand nous avons commencé notre recherche, près de deux mille ouvrages pédagogiques étaient déposés dans le sous-sol du Conservatoire, mais, seulement une partie figurait dans les catalogues proposés au public. Nous avons eu la possibilité de pouvoir y accéder et consulter directement ces documents. Cette circonstance nous a permis de procéder à un premier tri et de trouver des exemplaires qui contenaient encore des traces d’enseignement, crayonnages143 ou feuilles d’exercices oubliées, qui généralement ne survivent pas aux consultations ou à la mise à jour des bibliothécaires.

Parmi ces livres, nous avons retenu deux centaines d’ouvrages dont une bonne moitié était constituée de traités et méthodes de chant, l’autre moitié de méthodes de solfège et de cahiers d’exercices et de vocalises.

Nous avons analysé ces livres en détail et avons procédé à la compilation de définitions d’après ces anciens textes, par contenu d’enseignement. La comparaison de ces définitions nous a permis de suivre la transformation de ces contenus et de constater l’intérêt que certains procédés avaient suscité à un moment donné, pour ensuite subir des transformations ou encore être abandonnés.

Les savoirs nous ont paru sous une forme que nous n’avions pas perçue auparavant : dépendants d’un contexte, fugaces. En somme, beaucoup plus vulnérables que ce que nous avions supposé au début de notre enquête.

Nous nous sommes également intéressée à l’emploi du geste chez les chanteurs – tradition qui ne figure que rarement dans les livres de chant – et avons analysé une trentaine de traités de rhétorique144, ou d’art scénique.

Cette démarche a été le point de départ de notre recherche.

Par ailleurs, nous nous sommes intéressée aux catalogues d’autres bibliothèques et avons émis l’hypothèse de l’existence d’un corpus référentiel de traités et méthodes de chant ainsi que de cahiers de vocalises communs utilisés dans la formation de plusieurs générations de chanteurs.

Après avoir visité des bibliothèques publiques et privées à Paris, Madrid, Barcelone, Lisbonne et Milan, nous sommes arrivée à la conclusion que certains ouvrages que nous avions trouvés à Genève figuraient également dans les catalogues d’autres bibliothèques.

Ce corpus référentiel serait, durant les trois derniers siècles, représentatif des pratiques d’enseignement en milieu institutionnel. Parmi ces livres, nous avons retenu les traités de Tosi (1723), celui de Mancini (1774/1776), la Méthode de chant du Conservatoire de Paris (1803),

143 Des traces de crayons comportant des ajouts, des modifications ou encore des commentaires faits par les utilisateurs des livres. Ces traces permettent de reconstituer certaines pratiques.

144 Livres conseillés par le Prof. Gabriel Aubert, de l’Université de Genève.

97 celle de Vaccai (1833), les traités de García (1841/1847) ou de Lamperti (1883), enfin de nombreux cahiers de vocalises ou d’exercices comme celui de Concone (c. 1845) ou de Panofka (1854). Ce corpus était commun à ces bibliothèques et avait été conservé à côté de publications d’auteurs du pays concerné.

Nous étions néanmoins confrontée à un matériel hétérogène, écrit en différentes langues et répondant à des attentes diverses.

Plus tard, en vue de notre thèse, nous avons dû procéder à un choix final – souvent difficile – vu l’intérêt des documents. Nous avons retenu surtout des textes en langues française et italienne145. A l’origine de ce choix, une de nos hypothèses de départ : le belcanto serait un paradigme construit à travers la scripturalisation (Lahire, 2008) de savoirs, en grande partie en France, au XIXe siècle. Ces savoirs auraient été puisés dans la tradition vocale académique des Italiens.

Face à cette masse de livres, nous avons procédé par élimination et retenu les documents qui faisaient allusion au paradigme belcantiste et/ou contenaient des indices en relation avec les pratiques, c’est-à-dire les prescriptions, les descriptions et les proscriptions. Dans ces trois catégories, nous avons observé, selon les périodes, une prédominance d’une ou deux catégories.

Par exemple, les proscriptions, au début du XIXe siècle, ont une fonction que l’on pourrait qualifier de législative: par opposition, ils renforcent implicitement la validité des prescriptions.

Par exemple, il ne faut pas travailler le trille avec des exercices comportant des valeurs inégales : la seule manière de produire le trille serait par articulation du gosier.

A la fin du XIXe siècle et en parallèle avec les découvertes scientifiques, les « interdits » vont constituer des chapitres séparés, formulés par l’auteur au nom de l’hygiène : il ne s’agit plus de légiférer pour imposer une manière de faire, mais de mettre en garde contre les conséquences d’un « mauvais » emploi du corps. Par exemple, à partir des années 1860, la respiration avec détente abdominale – d’après certains médecins – serait la seule à produire de « bons » résultats au niveau de la performance. Cette manière de faire sera mise en opposition à d’autres pratiques, pourtant de tradition très anciennes, dont on affirme qu’elles nuiraient non seulement au résultat sonore, mais qu’elles seraient à l’origine de maladies ruinant la santé et la voix du chanteur.

Dans un deuxième temps, nous avons procédé à un tout autre type de lecture. Nous avions mis en pratique certains contenus de ces ouvrages, c’est-à-dire que nous les avions chantés ou appliqués à notre propre enseignement, au Conservatoire.

Cette autre lecture a mis en relief l’existence d’un apparent décalage entre les contenus explicités dans les livres et leur mise en pratique. Cette constatation nous a incitée à chercher d’autres manières de lire que celles que nous pratiquons de nos jours. Par exemple, des exercices avec des intervalles contenant un grand écart entre deux notes devenaient beaucoup plus faciles à réaliser en utilisant un portamento; des traits rapides étaient plus fluides en ayant recours à un timbre plus clair et un soutien respiratoire plus léger. Nous avons pu progressivement faire des liens entre les textes qui préconisaient des procédés différents de ceux que nous pratiquons de nos jours et les exercices proposés : l’analyse d’anciens enregistrements du début du XXe siècle nous a été d’une grande utilité. Ces documents nous ont permis de constater la transformation des techniques et de mieux comprendre les attentes des auteurs du passé lorsqu’ils proposaient certains exercices – que nous ne pratiquons plus actuellement.

Nous avons ainsi retenu des documents d’origines très diverses, parfois rédigés dans un but très éloigné du didactique :

145 La langue employée – notamment le français – ne correspond pas à l’origine de l’auteur : Panofka était allemand, García espagnol, le médecin Mandeln, hongrois. Paris a été longtemps un pôle culturel prestigieux pour les chanteurs.

98 - un extrait de l’Histoire de la musique de Bontempi (1695) (cf. Analyse 2, p. 147), qui fournit en quelques lignes des explications détaillées sur l’organisation de l’enseignement dans la première moitié du XVIIe siècle à Rome ; ou encore,

- la lettre écrite par le voyageur français Maugars (1639)séjournant à Rome, où l’auteur compare les pratiques des Italiens et celles des Français (cf. Analyse 2, p.147); ou encore - des Mémoires publiées par l’Académie des Sciences à Paris, comme celles des médecins Dodart (1700) ou Ferrein (1740), au sujet des premières découvertes modernes sur l’anatomie et la physiologie de la voix (cf. Analyse 5, p. 217).

Nous émettons l’hypothèse que ces textes ont contribué à la construction du paradigme belcantiste et/ou ont influencé les pratiques des chanteurs.

Dès la fin du XVIIe siècle, nous disposons des premiers traités de chant, comme celui de De Bacilly (1668/1679/1974) (cf. Analyse 3, p. 166) ou encore de Tosi (1723) (cf. Analyse 7, p.

247). Il s’agit de livres qui marquent une rupture avec la tradition de l’écrit : jusque-là, le chant avait été abordé dans une approche encyclopédique par des auteurs comme Zacconi (1596) ou Mersenne (1636), qui traitaient du sujet parmi d’autres. Des pamphlets des Querelles des philosophes (vers 1750) aux définitions de divers dictionnaires, en passant par les premiers traités de caractère « scientifique » comme celui de Bérard (1755) (cf. Analyse 6, p. 236), nous avons essayé de comprendre comment le travail de transposition didactique s’est mis en place et a abouti à une rupture particulière de tradition de l’écrit, avec l’émergence des premiers livres de type scolaire : les méthodes de Conservatoire, au début du XIXe siècle.

1.2 Des effets surprenants, suite à l’inventaire de contenus d’enseignement

Dans notre première démarche, nous avons comparé des définitions concernant un même procédé vocal (par exemple, le legato ou le trille) et nous avons constitué des « collections » de définitions, que nous avons ordonnées par thème (contenus d’enseignement) et par ordre chronologique. Le résultat nous a surprise : les savoirs de la tradition étaient beaucoup moins stables que ce que nous aurions imaginé au départ. En effet, les nomenclatures résultant de cet inventaire, abordées dans une approche comparative, nous ont permis d’identifier les transformations des pratiques et nous ont mis en garde vis-à-vis de déductions trop hâtives : des termes utilisés de nos jours pour désigner des procédés vocaux n’avaient pas obligatoirement le même sens que par le passé.

Nous avons classé ces transformations de contenus d’enseignement d’après leur incidence, leur placement dans le texte ou leur disparition. Nous ne savions pas encore qu’il s’agissait de ce que certains chercheurs appellent indices, et que ces indices allaient nous aider à résoudre de nombreuses questions (souvent de caractère énigmatique) qu’un volume important de recherche soulève.

1.3 La méthode de 1803, un ouvrage clé pour comprendre le belcantisme ?

Après la constitution de listes de contenus, nous avons entrepris l’analyse de la première Méthode de chant du Conservatoire de Paris (1803) (cf. Analyse 1 et 8, pp. 109 et 275). Les contenus de cette Méthode (prototype de la plupart des livres d’enseignement qui vont suivre tout au long du siècle et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale) nous ont permis de relever les procédés utilisés par les chanteurs, notamment la messa di voce, le legato-portamento, le trille et l’union des registres. Nous avons suivi la trace de ces procédés depuis le XVIIe siècle et avons essayé de comparer des textes qui parlaient de performance ou de pratiques de transmission.

Les fichiers constitués dans le but de déterminer ce type de traçabilité nous ont permis de constater la transformation de la conceptualisation des contenus d’enseignement, mais aussi de relever certains indices, dont nous parlerons plus bas.

99 Nous nous sommes intéressée également à l’usage des gestes, que nous considérions comme indissociables des pratiques scéniques des chanteurs d’opéra. Après avoir trouvé une profusion de détails dans les préfaces des opéras, entre 1600 et 1640, la mention du geste disparaissait des traités et jusqu’au milieu du XIXe siècle.

Pour essayer de combler ce vide, nous avons consulté des traités de rhétorique. Ces livres ont été précieux pour comprendre le travail de ce que de nos jours nous appellerions l’interprétation.

Plus tard, nous avons analysé des traités de chant qui rendent en détail les pratiques des acteurs-chanteurs d’opéra, comme ceux de Cordero (1858) Delle Sedie (1885), d’Audubert (1886), Isnardon (1911), Fugère et Duhamel (1929) (cf. Annexe 2, N° 7 et N° 8, pp. 127 et 153).

En parallèle à nos analyses sur la vocalité, nous avons consulté des textes écrits par des médecins, pour essayer de comprendre les progrès des découvertes médicales relatives à l’appareil respiratoire et à la phonation ainsi que l’incidence de ces découvertes sur les pratiques de transmission et les performances scéniques.

Enfin, pour essayer de mieux cerner notre objet de recherche, nous nous sommes adressée à des chanteurs plus âgés et expérimentés, vivant au Portugal, Espagne, France, Suisse et Italie. Ces entretiens – au total, une quarantaine – ont constitué des moments privilégiés d’échanges avec des professionnels, dont certains, très âgés, avaient eu des professeurs ayant fait leurs études et carrière encore au XIXe siècle. Ces entretiens nous ont permis de fixer par des vidéos des récits d’apprentissage (Marimí del Pozo, 1928-2014) – certains très proches de ceux d’il y a un ou deux siècles – qui de nos jours, vu l’obligation de suivre un parcours scolaire, sont exclus. Nous avons également compris certains procédés comme celui de la respiration expliquée dans la Méthode du Conservatoire de Paris de 1803, qui se pratiquait encore à Athènes dans les années 1930 (Kolassi, 1918-2012), mais qui avait été abandonné dans une grande partie de l’Europe après les années 1860. En outre, l’importance de la formation de jeunes chanteurs en troupe, directement sur scène, nous est apparue grâce à certains témoignages (cf. Annexe 1, N° 1, p. 18).