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2.1 De la formation des chanteurs à Rome, selon Bontempi

L’extrait de Bontempi a souvent été cité par les musicologues s’intéressant aux pratiques d’apprentissage, c’est-à-dire une petite minorité d’entre eux. Bontempi décrit les qualités de l’enseignement et de performance des chanteurs « qui fleurissaient sous le pontificat d’Urbain VIII ». L’organisation de l’apprentissage émerge ainsi comme modèle pédagogique, de discipline au travail, et d’excellence.

Compte tenu l’âge des écoliers (enfants et adolescents), le récit de Bontempi nous étonne. Il montre des jeunes capables d’un travail qui exigerait une grande abnégation. Par exemple, les écoliers sont tenus, parmi d’autres activités, de consacrer chaque jour une heure aux trilles et une heure aux « diminutions ». Pourtant, l’extrait de Bontempi est rarement questionné en ce qui concerne la fonctionnalité du texte (Chartier, 2008) : sa description est considérée comme le témoignage de la « réalité » de pratiques de son temps. C’est le cas chez Mamy (1998), mais aussi chez Barbier (1989), ou encore chez Durante (1992). Ce dernier affirme :

Nous nous trouvons ici devant un système didactique structuré et complet, […] l’élève chante pendant quatre heures le matin, et en fin de journée, il a derrière lui plus de huit heures de travail. Il est quotidiennement en rapport avec l’enseignant ; les leçons sont actualisées et rendues plus concrètes par les expéditions hors ville et par les discussions sur les morceaux auditionnés. (Durante, 1992, p. 389)

Mais, de quel enseignant s’agit-il ? Comment le maître fait-il pour suivre l’intense travail de ses écoliers ? Travaillent-ils en groupe ? L’enseignement est-il délégué à des écoliers plus avancés ? L’historien Mutini (1961) 205répond en partie à notre questionnement au sujet de la fonction de ce texte. Nous émettons l’hypothèse que celui-ci pourrait avoir d’autres fonctions que celle de décrire (plus ou moins fidélement) l’enseignement des musiciens à Rome.

Mutini considère ce texte comme le témoignage de reconnaissance, – de la part de l’auteur, Bontempi – vis-à-vis de l’enseignement des écoles qui l’avaient formé. D’après Mutini, le musicien aurait voulu montrer les avantages d’un enseignement essentiellement basé sur la pratique206.

205 Texte biographique, dans l’Enciclopedia Treccani, Mutini (1961), sous Bontempi, http://www.treccani.it.

206 Mutini explique : « Nel Corollario 13 della Historia Musica, parte I, p. 170, l'A. descriverà con ammirazione il metodo della scuola barberiniana di canto privo di programmi e di teoriche discussioni, ma fondato sulla pratica

149 Pour mieux saisir ce que ce texte représente, nous avons tout d’abord essayé de le situer dans le contexte de l’ouvrage, l’Historia Musica.

2.2 Des raisons qui auraient amené Bontempi à mettre par écrit la description de son propre apprentissage : des origines d’un paradigme

La description des écoles de Rome effectuée par Bontempi fait partie d’une apologie207 dans laquelle l’auteur critique avec véhémence les Modernes208, qu’il qualifie d’« ignorants »209. On découvre que Bontempi est profondément vexé à cause des affirmations de l’« eruditissimo » Meibomio. Ce latiniste, en critiquant le jésuite allemand Kircher (proche de la cour papale à Rome) – met en doute les compétences culturelles des Italiens. Nous trouvons l’écho de ces critiques, un siècle plus tard, dans La rivoluzione del teatro musicale italiano dalla sua origine fino al presente d’Arteaga (1783), qui commente les contenus du texte de Meibomio:

[…] en s’émerveillant (ce sont ses propres mots) que non seulement du plus célèbre pays du monde mais d’un homme si fameux pouvaient sortir tellement de futilités. Que si de cette manière on peut avancer dans l’étude des lettres et de l’antiquité, bientôt, en changeant l’ordre des choses, nous verrons la barbarie sortir de la très cultivée région d’Italie et se répandre dans toute l’Europe. (Arteaga, 1783, p. 267)

[…] meravigliandosi (sono sue le parole) che non solo dal più celebre paese del Mondo ma da uomo così famoso potessero venir fuori cotante inezie. Che se in questa guisa s’andrà avanti nello studio delle lettere, e dell’antichità, ben tosto, cangiato l’ordine delle cose, vedremo la barbarie sortita dalla coltissima regione d’Italia diffondersi per tutta l’Europa.

Bontempi décrit en contrepartie l’ « excellent » travail de son maître Mazzochi, qu’il présente non seulement comme modèle pédagogique, mais comme un maître hors pair, musicien innovateur apportant des nouvelles « lumières » à la Science210. Le texte que nous allons analyser émerge ainsi dans une fonction argumentative contre les critiques émises par Meibomio à l’encontre des Italiens, et considérées comme non fondées par Bontempi.

Du point de vue didactique, ce qui nous intéresse ici est le fait que ce type de description aurait contribué à la construction d’un paradigme concernant les pratiques d’enseignement des Italiens.

De Bontempi à Maugars, de De Brosses (1739-1740) à Rousseau (1769-1770) ou à Burney (1789), la pédagogie vocale italienne et les pratiques des musiciens italiens sont montrées comme modèles.

Avant d’aborder l’analyse du texte de Bontempi, nous allons nous intéresser au contexte du récit du musicien français Maugars, en séjour à Rome dans les mêmes années.

delle frequenti esercitazioni, e rievocherà con un senso di profonda nostalgia i condiscepoli del periodo romano fra i quali Antimo Liberati, Loreto Vittori, Mario Savioni e Bartolomeo Nicolini. » (Mutini, 1961, sous Angelini-Bontempi).

207 (Corollario XIII. Apologia, p. 168). D’après le CNRTL: « Défense publique de quelqu’un ou de quelque chose », http://www.cnrtl.fr/definition/apologie.

208 Nous soulignons l’utilisation du terme Moderni par Bontempi, il peut surprendre : la Querelle des anciens et des modernes est généralement situé à la fin du XVIIe siècle, en France. Pourtant, selon l’encyclopédie Treccani – elle pourrait avoir des origines plus anciennes, en Italie, en littérature (A. Tassoni, 1620). http://www.treccani.it

209 Selon Bontempi: « Il persuadersi che il Contrappunto sia stato in uso appresso gli antichi Greci, altro non è che il confessare apertamente di non haver letto giammai le Historie, e di non saper cio che sia ne il Genere Enharmonico, ne, per conseguenza, l’Arte del Canto appartenente alla voce humana. » (Bontempi, 1695, p. 169)

210 Bontempi affirme : « […] il quale [ Mazzochi] ha dato nuovi lumi a questa Scienza; sopra la quale, la Dottrina del Kirchero dimostrata nella sua Musurgia, non venne giammai ne meno per ombra, non che per corpo reale in considerazione. » c’est-à-dire : « […] lequel [Mazzochi] a donné des nouvelles lumières à cette Science ; au sujet de laquelle, la Doctrine du Kircher démontrée dans sa Musurgia, n’est jamais prise en aucune occasion, en considération. » (Bontempi, 1695, p. 170)

150 2.3 De l’épître sous forme de « paragone » comme genre didactique chez Maugars

La lettre de Maugars a été publiée dans un ouvrage collectif réunissant plusieurs documents sous le titre de Divers Traitez d’Histoire, de morale, et d’éloquence (1672, pp. 154 à 179). Maugars est « Prieur de S. Pierre de Nac, Interprète du Roy en Langue Angloise, & d’ailleurs si fameux par la Viole, que le Roy d’Espagne, & plusieurs Souverains de l’Europe, on souhaité de l’entendre » (Maugars, 1639/1672, p. 179).

Son « Discours sur la musique d’Italie et des opera » figure dans des éditions plus récentes, sous le titre : « Réponse faite à un curieux sur le sentiment de la musique d’Italie & des Opera ».

Dans sa lettre, Maugars s’adresse à un personnage fictif211 : « Vous souhaitez, Ariste, que je vous dis mon sentiement de la Musique, & pour répondre en quelque sorte à la bonne opinion, que vous avez conceuë de la connoissance que j’en ay […] » (Maugars, 1639/1672, p. 154). L’auteur s’institue en expert et explique la fonction de son écrit : « Je veux bien vous declarer avec ingenuité, ce que je pense de celle d’Italie, & de leurs Opera, & vous expliquer la difference, que je trouve entre celle-là & la nostre. » (Maugars, 1639/1672, p. 154). Maugars, âgé d’une quarantaine d’années de plus que Bontempi, se trouve à Rome précisément à l'époque où ce dernier, enfant, fréquente les écoles qu’il décrira plus tard. S’adressant à Ariste, l’auteur de la lettre nous livrera beaucoup de détails absents chez Bontempi. Par exemple, concernant la formation des femmes, ou encore sur les pratiques dans des lieux de performance privés et publics. En même temps, Maugars confirme certaines affirmations de Bontempi, comme l’ « excellente » formation des musiciens, capables de composer, d’improviser, de s’accompagner à plusieurs instruments, ou encore de chanter d’après des principes exigeants de virtuosité vocale.

Par ses commentaires teintés d’étonnement, Maugars met en relief la formation des musiciens français contemporains, qui s’inscrit dans un monde référentiel de pratiques tout autre.

Musiciens qui, selon l’auteur, seraient aussi moins disciplinés dans le travail.

2.4 De la comparaison comme « mise en discours du savoir analytique »

Comme le souligne l’historien Helgeson (1984/2011), la lettre, genre littéraire d’usage fréquent dans la période des académiciens, appartient à la fois au genre épistolaire et pédagogique212. La Réponse de Maugars semble bien avoir cette double fonction. Elle nous fournit des indices de grand intérêt sur les pratiques des deux traditions. Par exemple, elle nous permet de déduire la fonction des figures dans le discours musical et les contenus d’enseignement, d’après les moyens d’expression en usage au XVIIe siècle.

Comme c’est usuel à l’époque, Maugars utilise la comparaison213 de pratiques pour construire son discours. D’après Dumitrescu-Busulenga & Saim (2011) : « Le discours du paragone214, portant sur la comparaison et la différence, constitue une mise en discours du savoir analytique » (Dumitrescu-Busulenga & Saim, 2011, p. 234). En effet, Maugars nous livre quantité de détails relatifs à son analyse des deux traditions, en comparant les différentes pratiques. Par exemple, il s’étonne des qualités des musiciens Italiens, capables de chanter à plusieurs chœurs en gardant toutefois la justesse, ou encore de représenter (avec des gestes) des oratoires en « stile récitatif »

211 Ariste est le prénom utilisé par Molière, en 1661, pour un des personnages de l’Ecole des maris.

212 L’historien Helgeson (2011) explique la fonction de ce genre : « Les humanistes étaient des correspondants prolifiques ; ils tenaient à publier leur correspondance de leur vivant et cette tendance, aidée par les progrès de l’imprimerie, contribuait à la circulation et à la préservation de leur œuvre épistolaire. En outre, ce corpus remplissait également une fonction semblable à celle des revues scientifiques d’aujourd’hui ; il permettait aux savants de s’engager dans des débats et de montrer leur savoir au public. Tout en donnant l’impression d’être spontanées et naturelles, les lettres qui constituent ces collections sont le produit d’un processus complexe de révisions et d’auto-construction, et tiennent du récit plutôt que de l’histoire. (Helgeson, 2011, p. 351).

213 Définie comme « figure discursive de déploiement textuel des positions différenciées » par (Dumitrescu-Busulenga & Saim, 2011, p. 234).

214 Ce qui signifie en italien, comparaison.

151 (manière qui semble ignorée en France). Maugars admire leur « façon de chanter, […] bien plus animée que la nostre » et remarque : « certaines flexions de voix que nous n’avons point » (Maugars, 1639/1672, p. 35). D’un point de vue didactique, cette dernière affirmation est de grande importance : elle confirmerait le fait que les Italiens ont développé certains procédés vocaux, apparemment inconnus des Français. Enfin, le voyageur décrit les compétences de musiciens que de nous jours nous assimilons à des professionnels:

[…] très assurés dans leurs parties, et chantent à livre ouvert la plus difficile Musique. Outre ce, ils sont presque tous Comédiens naturellement ; et c’est pour cette raison qu’ils réussissent si parfaitement dans leurs Comédies Musicales215. (Maugars, 1639/1672, p.168)

Par ses remarques teintées d’étonnement et d’admiration, Maugars nous renvoie une image des pratiques en France, qui contrastent avec l’aisance et le « naturel » de celles des Italiens. Il insiste à plusieurs reprises sur la « bonne » formation des musiciens observés, capables de chanter juste à « livre ouvert » (à « première vue »), en s’accompagnant eux-mêmes avec plusieurs instruments et qui en outre se montrent à l’aise sur scène.

Maugars nous parle avec enthousiasme d’une musicienne, originaire de Mantoue, Leonora [Baroni] 216. Vu le contexte de l’époque, où les filles n’ont pas accès à la même formation que les garçons (cf. Problématique, p. 28), le témoignage du français prend une autre valeur:

Douée d’un bel esprit, […] a le jugement fort bon, pour discerner la mauvaise d’avec la bonne Musique ; qu’elle l’entend parfaitement bien, voire mesme qu’elle y compose ; ce qui fait qu’elle possède absolument ce quelle chante, et qu’elle prononce et exprime parfaitement bien le sens des paroles. […] (Maugars, 1639/1672, p. 170)

Leonora appartient à une famille de musiciens, ce qui expliquerait sa formation très complète217. Nous soulignons le fait que cet apprentissage continue à se développer en dehors de ce que nous considérerions comme un temps d’étude institué. En effet, Baroni se forme en faisant de la musique, action quotidienne. Pourtant, Baroni reste dans un contexte essentiellement féminin : elle se produit en public avec sa mère et sa sœur. Leonora, d’après Maugars, est capable de chanter, de jouer de plusieurs instruments et de composer :

Elle n’a pas besoin de mandier l’aide d’une Thuorbe, ou d’une Viole, sans l’une desquelles sont chant seroit imparfait ; car elle-mesme touche les deux instruments parfaitement. (Maugars, 1639/1672, p.171)

Maugars insiste sur les qualités morales de la chanteuse (ce qui ne va pas de soi, dans le contexte de l’époque, pour une femme exposée aux regards d’un public). Le musicien s’exclame : «Ses eslans et soupirs ne sont point lascifs, ses regards n’ont rien d’impudique, et ses gestes sont de la bien-séance d’une honneste fille » (Maugars, 1639/1672, p. 37). Le Français souligne encore la

« science » et l’ « art » de cette musicienne, qui semble hors pair.218

L’auteur vante ainsi les qualités de la méthode des Italiens, et des avantages que trouveraient ses compatriotes à s’inspirer du modèle de ce qu’il considère comme le « bien chanter ». Il recommande aux Français de s’inspirer d’autres manières de faire qui seraient innovantes et bénéfiques:

[…] pour conclure ce Raisonnement, mon sentiment est, que si nos Chantres vouloient prendre un peu plus de peine à estudier, et à fréquenter les estrangers, ils réussiroient aussi agréablement qu’eux pour le bien chanter ; ainsi nous en avons un exemple en un Gentilhomme François, à qui les Muses n’ont pas dénié leurs plus singulières faveurs, qui a si bien ajusté la méthode Italienne avec la Françoise, qu’il en a reçeu un applaudissement général de tous les honnestes gens. (Maugars, 1639/1672, pp. 175-176)

215 C’est-à-dire, opéras et oratorios représentés.

216 C’est l’éditeur Thoinan (1865) que l’identifie, elle a été invitée à la cour de France, dans la période de Mazarin.

217 Les femmes sont souvent exclues des milieux institutionnels d’apprentissage.

218 D’après Maugars : « En passant d’un ton en l’autre, elle fait quelquefois sentir les divisions des genres Enharmonique et Chromatique, avec tant d’adresse et d’agrément, qu’il n’y a personne qui ne soit ravy à cette belle et difficile méthode de chanter. » (Maugars, 1639/1672, p. 170-171)

152 Maugars formule avec clarté ses vœux : nous soulignons le fait qu’il ne s’agit pas de remplacer la méthode française, mais d’inciter les musiciens Français à étudier plus régulièrement et profiter des apports de certaines pratiques des Italiens.

La lecture de ce texte nous met face à d’importantes différences entre les deux traditions : la française et l’italienne. Ces mondes vont pourtant se transformer pendant presqu’un siècle en parallèle.