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prolongement dans la sociologie française

3. L’identité professionnelle

3.1. De l’identité au travail à l’identité professionnelle

Comme évoqué précédemment, Renaud Sainsaulieu (1988) est le premier en France à « avoir montré que les relations de travail en organisation constituaient le terreau d’un façonnement identitaire spécifique » (Osty, 1998, p. 69). Il parle d’identité au travail et envisage celle-ci, dans la lignée de l’approche historico-sociologique spatiale issue des travaux de Weber, à travers les rapports de pouvoir. Le travail est « opérateur d’identité » pour Sainsaulieu (1996, p. 190). La dimension relationnelle y est prépondérante, l’individu peut être

« influencé dans sa façon de raisonner, de symboliser et d’interpréter son expérience ou celle des autres, par les circonstances de la communication dans le travail » (Sainsaulieu, 1988, p. 11). L’identité au travail se situe à une « interférence entre les structures sociales notamment de travail et structures psychiques individuelles » (Ibid., p. 303) et est définie comme « cette part du système du sujet qui réagit en permanence à la structure du système social » (Ibid., p. 333). L’identité au travail se situe donc à la fois sur un axe individuel et sur un axe collectif à travers les rapports de pouvoir :

102 Le concept d’identité désigne donc à la fois la permanence des moyens sociaux de la reconnaissance et la capacité pour le sujet à conférer un sens durable à son expérience. […] La lutte pour le pouvoir n’est donc pas une fin en soi, mais bien le signe social d’un jeu plus profond de la personnalité, qui s’insère au cœur de toute relation prolongée (Ibid.).

L’identité est appréhendée ici comme le produit des « interactions de travail » (Osty, 1998, p. 70) dans une approche relationnelle (identités d’acteur dans un système d’action).

3.1.1. Quatre identités typiques au travail dans les années soixante-dix

Pour Sainsaulieu (1988), l’identité au travail s’inscrit moins dans un processus biographique que dans un processus relationnel basé essentiellement sur des relations s’inscrivant dans la durée et questionnant une reconnaissance réciproque des acteurs. Il est celui « qui contribuera le plus à faire de la notion d'identité une catégorie pertinente d'analyse au sein de la sociologie française - et francophone - du travail » (Dubar, 1998, p. 393), en basant son approche sur des « observations approfondies - y compris participantes - du fonctionnement des entreprises et des administrations » (Ibid.). En explorant les rapports de pouvoir dans le milieu industriel des années soixante-dix, Sainsaulieu (1988) dégage quatre identités typiques au travail. Ce sont « quatre modèles généraux de relations interpersonnelles » (Sainsaulieu, 1988, p. 335) dans des situations de travail permettant de

« retrouver différentes logiques d’acteurs » (Ibid., p. 336). Ces identités typiques sont issues des modalités d’accès au pouvoir et « déterminent quatre modes de réaction à l’autorité dans les relations humaines de travail » (Ibid., p. 241). Elles se structurent « par la double opposition individuel/collectif et opposition/alliance » (Dubar, 2010, p. 116).

L’identité fusionnelle renvoie « à l’expérience des individus écrasés par l’aliénation au travail » (Sainsaulieu, 1996, p. 189). Elle concerne plutôt les ouvriers spécialisés et les employés anciens. Elle allie l’inscription dans le collectif, tout en étant dépendante à l’autorité, à des stratégies d’alliance avec des individus possédant individuellement peu de pouvoirs.

L’identité négociatoire est celle « des riches en pouvoir » (Ibid.). Elle combine aspect collectif et stratégie d’opposition. Les individus concernés sont des professionnels hautement qualifiés (cadres ou même ouvriers), possédant ainsi beaucoup de pouvoirs, qui se regroupent : « Avec cette somme de pouvoirs, la vie collective est possible et pensée comme une source de solidarité active » (Sainsaulieu, 1988, p. 243). Ils négocient en permanence leur participation contre des avantages salariaux collectifs.

103 L’identité affinitaire est un « modèle très personnel, individualisant des gens en situation de mobilité » (Sainsaulieu, 1996, p. 189), qui associe préférence individuelle et stratégie d’alliance. Il s’agit ici davantage de personnes évoluant sur un mode carriériste, visant donc une ascension sociale qui se fera souvent sous forme de mobilité externe à l’entreprise.

L’identité de retrait concerne ceux qui se définissent « faiblement par le travail et surtout par des activités ou des appartenances extérieures » (Ibid.). Elle allie préférence individuelle et stratégie d’opposition. Elle concerne des individus peu impliqués dans les rapports de pouvoir et dans le collectif, peu présents psychiquement parlant. Subissant bien souvent cette situation, l’essentiel de leur vie se situe hors du travail.

Pour Sainsaulieu (1996), ces identités typiques sont dépendantes des contextes de travail et ne peuvent se créer que par l’expérience du travail. L’individu adopte un de ces modèles identitaires en fonction de son lieu d’exercice professionnel. Ces « quatre façons de se définir par l’expérience des relations de travail » (Ibid., p. 191) ont une incidence sur les rapports de pouvoir et les relations stratégiques mis en place par les personnes. Par exemple l’identité fusionnelle entraine des luttes collectives avec des relations stratégiques « frontales » alors que l’identité négociatoire demande une grande diversité dans ses rapports à autrui.

L’identité affinitaire voit des individus préoccupés par leur ascension sociale et peu concernés par les relations stratégiques tandis que dans le cas de l’identité en retrait, les personnes n’entrent même pas dans ces considérations stratégiques. « La reconnaissance par les partenaires de l'organisation - les chefs, les collègues, etc. - est au cœur de l'identité conçue principalement comme capacité à être identifié comme acteur dans un système de relations de pouvoir » (Dubar, 1998, p. 389). La reconnaissance identitaire est donc l’enjeu de ces rapports de pouvoir, en lien direct avec les quatre identités typiques précédemment décrites (fusionnelle, négociatoire, affinitaire et de retrait).

3.1.2. Le passage des formes communautaires aux formes sociétaires : le déclin du collectif et l’essor de l’identité

De façon générale, le libéralisme et la modernité ont impacté les institutions et les individus les composant. En effet, « la famille, le travail, l’école, la patrie, la religion, dont les

104 valeurs instituées offraient des repères stables, sur lesquelles s’appuyaient les processus de socialisation dans notre société, ont subi de fortes transformations » (Palmade, 1990, p. 16).

Au niveau de la sphère professionnelle, les années soixante-dix ont été marquées par des bouleversements sociaux, conséquences directes d’une crise économique sans précédent jusqu’alors : « changements dans l'organisation du travail, nouvelles stratégies patronales, montée continue du chômage, transformation des politiques d'emploi, extension du rôle sélectif de la formation » (Dubar, 1998, p. 398). Ces modifications entrainent entre autres une augmentation de l’activité féminine et des études, une transition école/emploi plus longue, un développement de la formation continue, venant ainsi renforcer un processus identitaire

« historiquement, et intrinsèquement lié à la modernité » (Kaufmann, 2010, p. 17). En effet pour Dubar,

Il existe un mouvement historique, à la fois très ancien et très incertain, de passage d’un certain mode d’identification à un autre. Il s’agit, plus précisément, de processus historiques, à la fois collectifs et individuels, qui modifient la configuration des formes identitaires définies comme modalités d’identification (2001, p. 4).

Les sociétés modernes sont donc marquées par le passage de formes communautaires, caractérisées par des « relations sociales fondées sur le sentiment subjectif (traditionnel ou émotionnel) d'appartenir à une même collectivité » (Dubar, 2001, p. 29) à des formes sociétaires où les relations sociales sont « fondées sur le compromis ou la coordination d'intérêts motivés rationnellement (en valeur ou en finalité) » (Ibid.). Dans les formes communautaires, l’identité est « socialement octroyée, un élément subordonné et non un processus autonome » (Kaufmann, 2010, p. 58). L’individu intégré dans sa communauté ne se posait pas les questions identitaires qu’il se posera par la suite. À l’inverse dans les formes sociétaires qui sont apparues suite à la désagrégation des formes communautaires, l’individu est en quelque sorte libéré, mais doit s’auto-définir. L’équilibre Je-Nous (Elias, 1991) est modifié au profit de l’individualisme du Je qui prend le pas sur l’aspect collectif du Nous. Pour Kaufmann, « la montée des identités provient justement de la déstructuration des communautés, provoquée par l’individualisation de la société » (2010, p. 17). Le passage historique d’une forme communautaire à une forme sociétaire a donc permis l’affirmation de l’individu et de son identité, mais également de l’incertitude de cette dernière. Nous comprenons mieux alors l’essor de l’identité consécutif de cette évolution, « l’identité n’a connu la gloire que parce qu’elle est devenue incertaine » (Ibid., p.58). En effet, l’identité « ne devient une préoccupation et, indirectement, un objet d’analyse que là où elle ne va plus de soi, lorsque le sens commun n’est plus donné d’avance » (Pollak, 2000, p. 10). Pour Dubar (2004), ce passage de relations communautaires à des relations sociétaires, ayant lieu à la fin des

105 années soixante-dix, a été tardif en France. Jusqu’alors l’identité professionnelle était le produit d’un processus collectif, régi par des négociations syndicat/patronat avec une validation étatique. Maintenant, notamment avec l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail, l’activité professionnelle se concilie avec un investissement familial et personnel avec un projet de vie privilégié par rapport au collectif.

La prise en compte de ces éléments sociétaux amènera Sainsaulieu et ses collaborateurs (Francfort, Osty, Sainsaulieu & Uhalde, 1995) à reconsidérer ces quatre identités typiques des années soixante-dix comme nous allons le détailler à présent.

3.1.3. De quatre à six identités typiques au travail dans les années quatre-vingt-dix

Sainsaulieu et ses collègues proposent six modèles identitaires (Francfort et al., 1995) dans lesquels nous retrouvons les quatre modèles de base (Sainsaulieu, 1988) présentés précédemment. Ces six identités typiques se structurent autour de deux axes : l’importance de l’activité de travail dans la vie de l’individu, entrainant une implication faible ou forte, et le degré de sociabilité, marquant des interactions relationnelles faibles ou fortes avec les collègues.

Le modèle réglementaire découle de l’identité de retrait. L’individu est faiblement socialisé et peu impliqué. Le travail, qui est perçu comme une nécessité économique, est une obligation, difficile à vivre. Ce modèle est « plutôt caractéristique des entreprises publiques » (Sainsaulieu, 1996, p. 191).

Le modèle communautaire s’inscrit dans la continuité de l’aliénation au travail de l’identité fusionnelle. Les relations avec les collègues reposent sur un mode affectif.

Regroupant des acteurs sociaux avec une ancienneté importante qui subissent les restructurations tout en se sentant disqualifiés, ce modèle est « centré sur la lutte solidaire et sur l’attachement à l’entreprise » (Ibid.).

Le modèle professionnel s’inspire de l’identité négociatoire. Les individus le composant sont souvent maintenant issus de nouvelles professions en rapport avec la technologie qui allient conception et exécution. Ils sont toujours hautement qualifiés. Leur implication est forte, tout comme les échanges et les négociations inhérentes en vue d’avantages et de reconnaissance sociale.

106 Le modèle de la mobilité rejoint l’identité affinitaire. Le projet personnel est mis en avant et les mobilités sont « non seulement hiérarchiques ascendantes mais également entre fonctions, ou géographiques, c’est-à-dire plutôt horizontales » (Ibid., p. 192). Ces personnes ont su profiter de la modernisation et des innovations qui en découlent.

Le modèle professionnel de service public est lié au modèle réglementaire, mais avec des acteurs qui sont en contact permanent avec des personnes en difficulté. Ils questionnent de façon récurrente leur mission de service public et montrer un idéal de celui-ci (utilité sociale) avec une notion de service très importante.

Le modèle entrepreneurial est celui des personnes qui sont avant tout préoccupées

« du résultat des ventes, de la comptabilité, de la gestion » (Ibid.).

Ces six modèles constituent les « identités collectives au travail dans les organisations productives des années quatre-vingt-dix » (Osty, 1998, p. 71) et restent centrés sur l’approche relationnelle. L’évolution avec les quatre identités typiques datant de la fin des années soixante-dix prend en compte les évolutions sociétales précédemment évoquées. Mais ce passage des identités communautaires aux identités sociétaires et donc ce déclin du collectif au profit de l’individualisme, entrainent une individualisation de la construction identitaire. Ceci amène Claude Dubar (1992, 2001, 2010) à compléter les travaux de Sainsaulieu et de ses collaborateurs, passant ainsi des identités au travail aux identités professionnelles, en ajoutant à l’approche relationnelle une approche biographique à travers les trajectoires de vie des individus. L’identité professionnelle se construisant maintenant également à partir d’éléments qui dépassent le cadre du travail, elle s’inscrit donc dans un cadre plus large que la dimension spatiale et relationnelle à travers le processus de socialisation secondaire.