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Désignation in situ avec perception

2. Désignation in situ dans le contexte à émetteur particulier

2.1. Désignation in situ avec perception

Nous avons vu dans le pointage des séquences nominales en discours affiché que la perception joue un rôle relativement important pour la désignation in situ. En effet, la relation entre l’énonciateur-percepteur et l’objet perçu est déjà considérée dans GUILLEMIN-FLESCHER (2011) pour la description des énoncés averbaux. Une occurrence de perception chez un énonciateur implique en effet que son esprit est occupé par / fixé sur quelque chose. Ce quelque chose existe pour lui au moment de perception comme « pointé ». Ce type d’acte est difficilement constaté tel quel (la perception est une opération subjective), mais dans le cas d’un récit, nous pouvons quand-même trouver la description d’une occurrence de perception chez un des personnages. Pour ne pas compliquer le travail, nous ne tenons pas compte des cas potentiels du discours indirect libre qui, pour les séquences nominales, se distinguent

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difficilement de la description faite par le narrateur avec le point de vue intérieur. Ce que nous traitons ici sont des séquences nominales syntaxiquement autonomes dans le discours rapporté direct. Le discours rapporté direct est introduit à l’écrit par une de ces ponctuations « : », « - », « « … » » marquant l’entrée dans le discours rapporté direct de la séquence qui le suit (pour les deux premiers cas) ou qui se situe entre les guillemets.

Dans les exemples suivants de l’oral représenté, la séquence nominale énoncée par un personnage est précédée de la description d’un acte de perception.

(Un homme trouve sur le champ de bataille une femme semblant morte)

Il regarda ce sein livide.

-Mère et nourrice, murmura-t-il.

Il la toucha. Elle n’était pas froide.

(Reprise de (19))

(En s’infiltrant seul dans le château de l’ennemi en avance sur sa troupe)

il aperçut une longue table, et sur cette table quelque chose qui brillait vaguement. Il tâta. C'étaient des tromblons, des pistolets, des carabines, une rangée d'armes à feu disposées […]

- Un buffet ! s'écria Radoub.

(HUGO, Quatre-vingt-treize, 1960[1874] : 379)

Le personnage s’exprime en regardant (53) ou en apercevant (54) quelque chose.

Parfois il y a même des descriptions qui indiquent nettement le regard de l’énonciateur-personnage de l’énoncé nominal fixé sur quelque chose :

Le capitaine, tout en regardant à travers sa longue-vue, murmura : - Un vaisseau à trois ponts, deux frégates de premier rang, cinq de deuxième rang.

(HUGO, Quatre-vingt-treize, 1960[1874] : 80)

Le capitaine avait l'œil fixé sur son carnet et additionnait entre ses dents.

- Cent vingt-huit, cinquante-deux, quarante, cent soixante.

(HUGO, Quatre-vingt-treize, 1960[1874] : 82)

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Dans les phrases en (55) et en (56) tirées du même passage, nous pouvons observer nettement le regard du personnage prenant la parole, les yeux fixés sur quelque chose :

« tout en regardant à travers se longue-vue » (55) et « avait l’œil fixé sur … » (56). La description d’une occurrence de perception explicite que l’entité désignée par la séquence nominale est ce qui est reconnu comme présent là sous les yeux du personnage qui prend la parole.

La perception peut être autre que par la vue. En (57) ci-dessous, il s’agit de perception par le goût.

Il but une gorgée à la cruche et dit : - La bonne eau fraîche158 !

(HUGO, Quatre-vingt-treize, 1960[1874] : 119)

L’entité désignée par « La bonne eau fraîche » est « pointée » comme objet de perception par l’esprit du personnage à ce moment-là.

Il faut tenir compte qu’il s’agit d’une perception au sens de « apercevoir » ou de

« fixer le regard » et non au sens de « voir plus ou moins distraitement » comme en :

(Dans une place, devant un café. Un rhinocéros vient d’écraser le chien d’une dame)

JEAN

Pauvre femme !

L’EPICIERE, de la fenêtre Pauvre bête !

(IONESCO, Rhinocéros, 1963 : 66)

- Il faudrait courir. Mais vos mômes sont fatigués. Nous ne sommes que deux femmes, nous ne pouvons pas porter trois mioches. Et puis, vous en portez déjà un, vous, la Flécharde. Un vrai plomb.

158 S’agissant de ces qualifications évaluatives « bonne » « fraîche » (et aussi « la ») qui semblent non supprimables, nous verrons comment les analyser ci-après.

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(HUGO, Quatre-vingt-treize, 1960[1874] : 109)

En (58), l’entité désignée par « pauvre femme » ou « pauvre chien » correspond à une dame ou à un chien qui se trouvent dans la place, à la portée de perception des énonciateurs-personnages et qui sont vus plus ou moins par eux. De même pour « un vrai plomb » en (59) qui parle de l’enfant porté par l’interlocuteur du personnage qui parle. Les objets, « Une dame », « un chien » ou « un enfant », à la portée de perception des énonciateurs-personnages se trouvent certes en relation in situ avec l’énonciateur-personnage, mais ce fait ne suffit pas pour la désignation in situ avec perception ; la séquence nominale telle que « Une dame », « un chien » ou « un enfant » n’y fonctionne pas à elle seule en tant qu’énoncé. En effet, plusieurs linguistes japonais qui étudient Kan-tai signalent que l’entité désignée par la séquence en Kan-tai n’est pas autre chose qu’une entité vécue159, et non un objet quelconque existant tel quel160. L’objet à la portée de perception ne constitue pas une entité vécue. Pour être une entité vécue, il doit être l’objet de « perception ». Cela signifie de manière paradoxale qu’un objet matériel dont l’existence telle quelle peut être qualifiée plutôt de statique par rapport à un phénomène est saisi par un acte de perception en tant qu’occasion d’une expérience vécue et constitue ainsi une entité désignée de la désignation in situ. L’entité désignée qui peut correspondre à un objet matériel comme « un vaisseau à trois points » en (55) ou à un fait ou un état, i.e. quelque chose d’éphémère, comme « un buffet » (état) en (54), est au moment de l’énonciation individuellement présente pour l’observateur-désignateur en tant qu’occasion d’une expérience vécue. Ainsi la séquence nominale désignant l’objet d’une perception peut fonctionner à elle-seule en tant qu’énoncé. Par contre, la séquence nominale désignant l’objet à la portée de perception comme en (58) ou en (59) nécessitent un autre facteur pour la désignation in situ. Ce sont dans ce cas des expressions évaluatives « vrai (plomb) » ou appréciative

« pauvre »161. En effet l’évaluation162, voire la modalisation plus largement, constitue un

159 En japonais, « モノならぬコト ». Cf. KAWABATA, 1963 : 29-57 et 1986 : 555-582.

160 Le fait qu’il s’agit d’une entité vécue et non d’objet quelconque est mentionné par plusieurs auteurs japonais tels que KANEKO Makoto 金子真 (2003 : 49-50) citant KAWABATA (1963 : 34-37), ONOE (1998 : 894-895).

161 Sur les terminologies et le classement des expressions subjectives, voir KERBRAT-ORECCHIONI (1980).

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autre mode de désignation in situ. Ainsi, nous réexaminerons ces deux cas (58) et (59) dans la section suivante, section sur la désignation in situ avec modalisation.