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Concision au plan sémantique

Mais qu’expriment donc les Kan-tai, ou énoncés nominaux ? Au plan sémantique aussi, nous pouvons définir la concision comme propriété de l’énonciation nominale.

YAMADA, en citant les exemples comme « Un incendie ! » ou « Des gâteaux, des gâteaux ! », dit que ce sont des expressions directes d’un état d’âme comme une surprise ou un souhait pressant, et il les distingue nettement des expressions exprimant un jugement sur la relation entre deux termes que l’on trouve dans les Jutsu-tai, ou énoncés verbaux. On pourrait certes interpréter ces deux énoncés nominaux sous forme d’énoncé verbal tel que « Il y a un incendie ! » ou « Je veux des gâteaux ! ». Mais YAMADA refuse aux énoncés nominaux pareille lecture basée plus ou moins sur la forme d’une proposition, i.e. forme binaire :

A l’origine, les Kan-tai (énoncés nominaux) sont de caractère intuitif, et pour ceux qui les reçoivent, c’est ce qui doit être appréhendé par intuition.

Ce ne sont jamais des expressions qui visent la compréhension, mais des expressions qui visent l’appréhension. [Kan-tai exprime une impression.] Et l’impression149 est de caractère simple et inanalysable. Si l’on essaie de les interpréter, intervient tout de suite une opération de compréhension qui est nécessairement binaire, et on doit recourir à une analyse en éléments. Pour cela, une fois interprétés, les Kan-tai doivent être remplacés par des Jutsu-tai, leur sens est transmis de manière indirecte. Les Kan-tai doivent être reçus tels quels et si on les explique ou interprète, cela devient secondaire.150

149 Ce mot « impression » doit être compris au sens large, comme état d’âme. A préciser tout de suite après.

150 YAMADA, 1936 : 943-944.

Texte original en japonais : « 元来換体の句は直感的のものにして、他がこれを受くるにも又直感を

以て感受すべきものにして、決して理解せしむるを目的としたる発表にあらずして直感せしめ んとするのを目的としたるなり。感動は一元性にして非分解的なものなり。今若し、これを解 釈せんとする時にはここに直ちに二元性の了解作用の乗ずる所となりて、分離思考によらざる べからざることとならん。この故に一旦かいしゃくを施せばこれ既に述体の文を以て此れに替

PREMIERE PARTIE Ch. V Concision de l’énonciation nominale

ONOE (1986), l’un des successeurs de la théorie de Kan-tai151, explique ce point en citant l’énoncé « Une souris ! » émis avec un sentiment de surprise.

Pour exprimer une surprise causée par une souris survenue devant soi ou une répugnance instinctive envers cette souris, on dit « Une souris ». Ce mot fonctionne comme l’expression d’une expérience sentimentale entière lors de la rencontre soudaine avec une souris, et ce n’est pas une description ou une explication d’un fait comme « Il y a une souris (qui surgit là) » ou « C’est une souris ».

[…]

Il est clair que ce mot « Une souris ! » existant comme tel n’est pas une ellipse des phrases verbales assertive comme « il y a une souris » ou « c’est une souris ». Les phrases verbales assertives décrivent et/ou expliquent comment se construit un fait à raconter, et les Kan-tai expriment une expérience sentimentale entière. « Une souris ! » en tant que Kan-tai, qui correspond au mouvement entier d’un état d’âme comme surprise, n’est pas

« une souris » comme l’un des éléments du fait qui cause cette surprise [i.e. le fait qu’une souris est survenue devant soi].152

うることになるものにして、その味は間接的のものとならん。換体の句はいづこまでもその意 を味うべきものにして説明解釈にわたれば第二儀に堕するものなり。 »

Ce qui est remarqué aussi par la linguiste française GUILLE MIN-FLESCHER (2004 : 14), qui dit à propos de l’énoncé averbal150 que « c’est très exactement le caractère prédicatif de la relation qui me semble poser problème et masquer la spécificité de l’énoncé averbal ».

151 Mais ONOE (1986) reprend YAMADA (1936) sous un aspect seulement sémantique.

152 ONOE, 1986 : 557-559.

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Les Kan-tai sont des expressions directes et « intuitives », que nous qualifions plutôt de synthétiques, d’un état d’âme, d’une expérience sentimentale envers un fait, alors que les Jutsu-tai (énoncés verbaux) présupposent l’analyse d’un fait, décrivent la relation des éléments qui construisent ce fait et assertent cette relation. YAMADA qualifie donc les Kan-tai d’expressions « intuitives », donc synthétiques à notre sens, par rapport aux Jutsu-tai, expressions « rationnelles » que nous dirons plutôt analytiques. Ce sont des énoncés « qui ne prédiquent pas 153».

Il faut noter ici deux choses. L’une est ce qu’il faut entendre par le mot « impression » chez YAMADA. Le terme « impression » évoque l’émotion plus ou moins forte exprimée par « Un chien ! ». C’est certes un cas de Kan-tai, ou énoncés nominaux, de YAMADA. Mais il parle aussi de la séquence nominale « Cette lune qui serait apparue dans le mont Mikasa (Mikasa no yama ni ideshi tsuki kamo)三笠の山に出でし月か

も » où il ne s’agit plus d’une émotion. En effet, le mot « impression » doit être compris

au sens large, comme le remarque OKI (2006) :

À strictement parler, parmi les exemples de Kan-tai chez YAMADA, il en y a qui ne s’appliquent pas à la notion du mot « impression » conçue dans le langage ordinaire. D’ailleurs, nous pouvons entendre par « impression » l’un des mouvements de l’âme, une agitation/une réaction émotive accompagnant une aperception nouvelle. Il vaut donc mieux prendre [ce dont il s’agit ici par

« impression »] comme aperception, reconnaissance d’un fait qui existe préalablement à un mouvement de l’âme ou à une réaction émotive.154

現する。驚嘆という心の動きの全体に対応する感嘆文としての「ねずみ!」は、驚嘆の機縁た る事態の一構成要素としての「ねずみ」ではない。 »

153 Cf. Ibid. : 572.

154 OKI, 2006 : 345.

Texte original en japonais : « 実際に山田の感動換体があらわすものは、厳密にみれば日常言語の

「感動」という語が表す範囲に入らないとおもしきものもある。そもそも「感動」とは新たな 認識をおこなった際に付随する心情の激動、感情の高揚のひとつをいうものであると考えられ る。したがって、むしろ心情の激動、感情の高揚の前提にある対象の認識・把握という点から 捉えていくのがよいのではないかと考える。»

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Ce qu’expriment les énoncés nominaux est donc non une forte émotion, mais une reconnaissance d’un fait dans son ensemble, qui pourrait selon des cas s’accompagner d’une vive émotion. Il ne faut pas résumer les énoncés nominaux aux expressions spontanées d’une forte émotion telles que l’interjection « Aïe ! » ou les énoncés nominaux « Un incendie ! » et « Un cafard ! » qui correspondent dans une certaine mesure au cri de surprise « oh ! ». Parce qu’une forte émotion pousse un sujet parlant à s’exprimer au dépriment de l’aspect représentatif, les expressions spontanées d’une forte émotion prennent certes la forme nominale dont le contenu représentatif est à saisir directement à travers la situation, mais l’inverse n’est pas toujours vrai. Les Kan-tai, ou énoncés nominaux, chez YAMADA présentent les choses telles qu’elles sont reconnues, ou concernant l’autre sens, expriment la reconnaissance d’un fait dans son ensemble.

Deuxièmement, il faut noter que les Kan-tai, ou énoncés nominaux, de YAMADA sont

« une des manières » de parler du monde et que la différence entre les énoncés verbaux et les énoncés nominaux s’inscrit dans la « manière » de présenter les choses. Ainsi, le terme « intuitif » chez YAMADA, « synthétique » pour nous, doit se comprendre surtout au niveau de l’expression, et non comme une nature propre du fait reconnu lui-même. Les Kan-tai, énoncés nominaux, sont des expressions « intuitives » au sens où il s’agit d’exprimer un fait de manière non analytique, donc synthétique, comme saisi dans son ensemble. Il faut insister sur l’expression « comme saisi ». Parmi les énoncés nominaux, se trouvent en fait ceux qui expriment un fait « saisi » de manière synthétique comme dans « Un chien ! » et ceux qui expriment un fait « comme synthétique ». C’est justement le cas de l’énoncé nominal « Cette lune qui serait apparu dans le mont Mikasa (Mikasa no yama ni ideshi tsuki kamo) » cité plus haut. Nous avons ici deux éléments, l’entité « lune » et l’attribut « apparaître », qui peuvent occuper dans l’énoncé verbal respectivement la place du sujet et celle du prédicat. Mais n’intervient pas ici la mise en relation prédicative entre ces deux termes. On présente un fait où la lune [que je vois ici et maintenant] serait apparue [aussi] sur le mont Mikasa de manière synthétique. Présenté sous forme nominale, ce fait du monde dont parle l’énoncé est repéré par l’émetteur-énonciateur et doit être repéré par le récepteur directement dans la situation et non construit / à reconstruire par la relation entre les constituants de ce fait.

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CHAPITRE VI

Désignation in situ et énoncés nominaux en français écrit

La désignation in situ ainsi redéfinie, revenons ici à la question principale qui sera la matière de ce chapitre : quel est l’acte effectué par les séquences nominales employées seules en français ? De leur structure formelle identique à celle des Kan-tai (structure nominale non binaire), nous supposons qu’elles peuvent y être assimilées, et ainsi qu’elles effectuent non une prédication-assertion, mais une désignation « en direct ». En effet, les descriptions qui existent déjà pour les séquences nominales en emploi autonome dans la linguistique occidentale ainsi que dans la linguistique japonaise peuvent être regroupées sous la notion de la désignation in situ : la disposition de coprésence entre le signe et l’objet désigné (GEACH, BOSREDON) qu’on rapprochera de ce que BÜHLER appelle le champ symphysique, le contexte situationnel (champ sympratique de BÜHLER, pris en compte par plusieurs linguistes japonais comme ONOE, 19..), le contexte linguistique (ONOE), la situation intersubjective (ONOE, YOKOMORI), l’évaluation ou l’identification (GUILLEMIN-FLESCHER) et la présence de certaines expressions telles que les expressions axiologiques, celles de modalités ou les nominalisations (LEFEUVRE). Ainsi pour vérifier notre hypothèse, nous devons voir, sur des cas précis, si chaque emploi syntaxiquement autonome de séquence nominale s’accompagne d’un quelconque mode de pointage, si l’entité désignable par la séquence peut être définie comme pointée ou « pointable » par le regard (réel ou mental) du sujet qui l’énonce. Pour ce faire, il faut tenir compte du fait que les séquences nominales à l’écrit s’emploient dans un contexte anonyme où l’on conçoit difficilement le scripteur-énonciateur — c’est le cas de la plupart des séquences nominales dans le discours affiché et adressées au public — ainsi que dans un contexte à scripteur-énonciateur particulier, et que pour le premier cas, c’est le lecteur qui peut jouer le rôle de sujet-désignateur (Cf. Ch. IV., 4.). Ainsi dans le cas des séquences nominales employées dans le discours affiché, le pointage doit se définir plutôt à partir du regard du lecteur et non de celui de l’émetteur-énonciateur. Nous pouvons pour cela

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partir de deux contextes différents : contexte sans émetteur-énonciateur particulier, bref le discours affiché, et contexte à émetteur-énonciateur particulier, bref le discours suivi.