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LA LIBERATION CONDITIONNELLE ENTRE LE RITE ET L'INNOVATION

3. La décision de type «innovatif»

A. En nous appuyant sur la typologie annoncée au début de ce travail, nous appelons «innovative» la libération qui est accordée parce que l'autorité compétente estime que le but généralement assigné à l'insti-tution de la libération conditionnelle (à savoir de tenir le rôle de dernière étape du régime progressif et de servir de passage graduel entre 1' empri-sonnement et une vie en liberté exempte de comportements répréhensi-bles) pourra être atteint par l'élargissement du condamné, même si la condition légale relative au comportement n'est pas réalisée. Une telle libération est innovative dans la mesure où elle fait- dans une plus ou moins large mesure - abstraction de cette dernière exigence, pour ne se baser que sur la condition du pronostic favorable. Bien que perdant le statut d'une condition autonome de la libération conditionnelle, le comportement en détention peut néanmoins continuer à revêtir une certaine importance, dans la mesure où il autorise une extrapolation sur la conduite future de 1' intéressé en liberté. Nous exposerons sous peu les motifs qui font qu'une telle extrapolation n'est possible que dans une mesure restreinte.

B. L'article 38 CP est en vigueur dans sa teneur actuelle depuis le 1 juillet 1971. Le texte antérieur posait, à la différence de celui que nous connaissons, d'une part la condition de la réparation du préjudice et d'autre part celle du bon comportement dans l'établissement. Nous ne nous attarderons ici qu'au second point. L'exigence du «bon comporte-ment» a été atténuée par la dernière révision législative en «comporte-ment ne s'opposant pas à son élargisse«comporte-ment» parce que l'on était forcé de reconnaître que l'ancien texte favorisait une attitude hyperadaptée de la part du détenu.

C'est à l'initiative de la Commission du Conseil national que cette modification fut introduite13Le principe même du remplacement de l'exigence du «bon comportement» par un «comportement ne

s'oppo-t3 BOCN 1969, p. 93.

sant pas à l'élargissement» n'a curieusement pas donné lieu à des débats parlementaires. La seule divergence entre les chambres à ce sujet concernait la question de savoir si l'appréciation du comportement devait se faire sur la seule base de la conduite en détention, ou si d'autres éléments, tels que la situation personnelle de l'intéressé, devaient être pris en considération. La chambre basse imposa son opinion en raison notamment du caractère indéterminé de la contre-proposition du Con-seil des Etats14

C. Les principaux auteurs de doctrine suisse15 s'accordent pour considé-rer que le critère du pronostic devrait être, sinon exclusif, à tout le moins privilégié par rapport à celui du comportement de la personne détenue.

Les motifs ayant amené la doctrine contemporaine à reléguer ou à négliger le critère du comportement sont, en résumé, les suivants:

la nécessité de requérir le préavis de l'établissement mène, en pratique, à accorder une importance exagérée au comportement pendant l'exécution de la peine, au détriment des perspectives de resocialisation.

- Les récidivistes chroniques sont cependant caractérisés, d'après les conceptions de la criminologie classiquel6 par un caractère inconstant, une faiblesse de volonté, ou encore de sérieuses déficiences de la personnalité. Ces défauts ne les empêchent pas, dans un cadre caractérisé par des prescriptions très détaillées du déroulement de la vie quotidienne, de faire preuve d'une adapta-bilité suffisante, leur permettant de «fonctionner» de manière à peu près satisfaisante. Le cadre de vie réglementé, les droits et obligations clairement établis, la prise en charge totale de l'indi-vidu contrastent à un tel point de la vie en liberté, caractérisée par des conflits de devoirs, des problèmes aux contours flous, et une responsabilisation de l'individu, que le comportement en déten-tion ne permet pas d'extrapoler sur celui en liberté.

A l'inverse, les manquements disciplinaires que nous avons, dans

14 BOCN 1970, pp. 519 ss.

15 Parmi plusieurs autres: STRATENWERTH G., Schweizerisches Strafrecht, Allgemei-nerTeil II, 1989, Berne, pp. 90 ss.; LoGozP., commentaire du Code pénal suisse partie générale, 2è éd., 1976, Neuchâtel, p. 217.

16 STRATENWERTH G., Schweizerisches Strafrecht, AllgemeinerTeil II, 1989, Berne,

le questionnaire utilisé pour la récolte des données, appelés

«infractions statutaires non pénales»l7 du détenu, ne permettent pas davantage d'anticiper de manière sûre le comportement en liberté. Il est vraisemblable que ces infractions statutaires consti-tuent souvent une réaction à l'état de détention, une manière d'affirmer un résidu d'autonomie personnelle laissée au détenu, une réaction contre ce qui peut être ressenti comme un désintérêt de la part de l'entourage à son égard.

D. La jurisprudence du Tribunal fédéral va dans la même direction, en fondant les deux critères en un seul, consistant à exiger une «apprécia-tion globale» (Gesamtwürdigung); les divers éléments que sont la mentalité et l'attitude du condamné18, l'ensemble des antécédents, son comportement en détention et la nature des infractions, ne pouvant être pris en considération que dans la mesure où ils renseignent sur son comportement probable en liberté19

E. Plusieurs innovations sur le droit actuel proposées par l'avant-projet de la commission d'experts, publié en juin 1993, se situent dans le prolongement de l'avant-projet «Schultz». Nous n'examinerons ici que celle relative au comportement pendant l'exécution de la peine20

17 Nous avons regroupé sous ce vocable les reproches adressés à la personne détenue qui sont caractérisés par les deux éléments suivants: le comportement critiqué est constitutif d'une infraction aux obligations disciplinaires réglementant le statut del' intéressé; si ce même comportement était adopté en dehors de toute contrainte carcérale, il ne serait pas légalement répréhensible. Constituent typiquement de telles «infractions», l'évasion, le retour tardif d'un congé, le manquement de politesse à l'égard des autres détenus ou du personnel pénitentiaire, ainsi que le retour à la prison en état d'ébriété. Aspects quantitatifs: l'existence de telles

«infractions>> a été retenue à l'appui de la décision sur la libération conditionnelle dans 29 cas.

18 JT 1978 4 71

=

ATF 103 lb 27; JT 1980 4 70

=

ATF 104 IV 281. Cette manière de procéder a été confirmée dans A TF 119 IV 7.

19 Se référant à une abondante doctrine tant suisse qu'allemande, le Tribunal fédéral considère qu'en principe, le pronostic «est en fin de compte le seul critère déterminant en matière de libération anticipée>> (ATF 119 IV 7).

20 Les innovations ayant trait au pronostic seront analysées au ch. 6. Les autres modifications proposées en la matière sontles suivantes: l'article 86. 3 AP impose le réexamen périodique (au moins annuel) des conditions d'octroi de la libération conditionnelle si celle-ci a été antérieurement refusée; des circonstances parti

cu-D'après l'article 86.1 de ce projet, la libération conditionnelle ne dépend plus du comportement du condamné pendant 1' exécution de la peine, le pronostic étant le seul critère autonome de décision21.

La pertinence des critiques susmentionnées avait déjà amené Schultz à proposer, dans l'avant-projet de 1985, que l'octroi de la libération conditionnelle ne soit plus subordonné à un «comportement pendant l'exécution de la peine ne s'opposant pas à l'élargissement.»

Bien que cette innovation soit somme toute d'une portée relative par

Ii ères peuvent exceptionnellement justifier qu'un détenu bénéficie de la libération conditionnelle dès la mi-peine (art. 86. 4 AP); la part incompressible de la peine est, en cas de condamnation à vie, ramenée de 15 à 10 ans si les conditions de l'article 86. 4 AP sont réalisées (art. 86. 5 AP); le délai d'épreuve correspond en principe (c'est-à-dire à l'intérieur des limites minima et maxima de 1, resp. 5 ans) au solde de la peine à subir (art. 87. 1 AP); pendant cette période, le patronage est remplacé par 1' assistance de probation, qui doit «en règle générale» accompagner la libération conditionnelle (art. 87. 2 AP). D'autre part, l'article 92. 1 AP impose la motivation de la décision de libération conditionnelle, cette exigence devant être vue comme une conséquence de l'art. 92. 2 AP, imposant aux cantons un contrôle juridictionnel de la décision en la matière. Les garanties minimales (AP art. 92. 4) et caractéristiques principales de cette procédure sont décrites à l'article 92.

2 et 92. 3 AP: la procédure de recours contre la décision de première instance doit être rapide, simple et gratuite. Le recours n'a en principe pas d'effet suspensif.

21 Cf. Rapport concernant la révision de la Partie générale et du Troisième livre du Code pénal et concernant une Loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs, Berne, p. 103. La portée de cette innovation doit cependant être doublement précisée: d'une part, le comportement en détention garde bien sür son importance dans la mesure où il permet d'établir une prévision quant au comportement en liberté; d'autre part, la possibilité d'une libération à mi-peine est prévue, de manière exceptionnelle, lorsque des circonstances particulières le justifient (art.

86.4 AP). Bien que les experts ayant mis au point l'avant-projet de 1993 aient exprimé leur souhait d'un aménagement souple de cette possibilité (Rapport, p. 1 04), en énumérant comme critères notamment des considérations de préven-tion spéciale (la suite de l'exécupréven-tion de la peine privative de liberté serait apparemment préjudiciable à un comportement exempt d'infractions après la libération), 1' on peut présager que la pratique sera tentée de recourir à des critères plus simples. Dans la mesure où il s'agira de donner une portée autonome à chacune des deux conditions de l'article 86. 4 AP, il est permis de supposer que

«exceptionnellement» risque de se traduire par «bon comportement en détention»

et «circonstances particulières» par «absence d'antécédents». Si la nécessité

rapport au droit actuel tel qu'il est appliqué par le Tribunal fédéraP et commenté par la doctrine23, les motifs accompagnant l'avant-projet de 1985 méritent d'être restitués.

Schultz a considéré la condition relative au comportement incom-patible avec la nature même de la libération conditionnelle24, un comportement insubordonné contrevenant à l'ordre de l'établis-sement pouvant être motivé par toutes sortes de raisons, et ne constituant le plus souvent qu'une réaction au cadre de vie particulier imposé par la prison2s;

il a observé qu'il n'est pas rare que ce soient justement les personnes ayant une vie sociale intacte qui, particulièrement en début de détention, s'insurgent contre le milieu carcéral26.

F. Les comportements et incidents27 qui ne sont pas pertinents pour l'établissement du pronostic doivent donc ne plus constituer d'obstacle à une libération conditionnelle. Il demeure que le comportement en détention joue un rôle dans la mesure où 1' on peut en tirer des conclusions sur le pronostic à émettre28

Analysant les principes fondamentaux de 1' exécution des peines en Suisse, Stratenwerth et Bernouilli sont par ailleurs parvenus à la conclu-sion que la principale préviconclu-sion que 1' évaluation du comportement en

en la matière imposent aux autorités compétentes le recours à des critères facilement maniables, il demeure que l'objectif poursuivi par la formulation indéterminée des éléments de cet alinéa n'est pas la réintroduction des critères expressément écartés à l'article 86.1 AP, mais «de ne pas empêcher les évolutions futures» (Rapport, p. 104) et d'éviter un sentiment d'incompréhension dans la population (Rapport, p. 1 03).

22 ATF 103 lb 27; 104 IV 282.

23 Cf. STRATENWERTH G., Schweizerisches Strafrecht, Allgemeiner Teil Il, 1989, Berne, pp. 90 ss.

24 Bericht und Vorentwurf zur Revision des Allgemeinen Teils und des Dritten Buches des schweizerischen Strafgesetzbuches, p. 224.

25 Bericht, pp. 224 ss.

26 Bericht, p. 225.

Tl Par exemple sanction disciplinaire pendant la première phase de 1' exécution de la peine.

28 Rapport, p. 103.

détention permette d'effectuer a trait aux capacités de l'individu de s'adapter à un système donné29

G. Aspects quantitatifs

La comparaison quantitative des libérations conditionnelles «confor-miste» et «innovative» fait apparaître que la jurisprudence du Tribunal fédéral, exigeant la fonte des deux critères légaux en un seul (qui a pour objet principal le pronostic), semble largement appliquée en pratique.

Nous avons recensé 209 décisions de type «innovatif» dont:

119 libérations conditionnelles accordées sur la seule base du pronostic favorable, ou malgré un comportement s'opposant à 1' élargissement.

90 libérations conditionnelles refusées sur la seule base du pro-nostic défavorable, ou malgré un comportement ne s'opposant pas à 1' élargissement.

H. Le sous-ensemble composé des 119 décisions favorables est tout à fait particulier: il ne comprend aucun cas dans lequel la libération conditionnelle a été accordée «malgré un comportement s'opposant à l'élargissement». Nous ne pouvons apporter de réponse sûre à la question de savoir si cette curiosité reflète une réalité de la pratique, ou bien si elle ne résulte que d'un souci de l'autorité compétente de ne pas motiver sa décision de manière contradictoire.