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la période future

Chapitre 5 De la « préférence pure pour le présent » à la préférence pour le non

2.1. Le critère du mini-ma

La publication de la Theory of Justice par John Rawls en 1972 a constitué un événement majeur dans l’univers des sciences morales. Rawls entend en effet fonder la justice distributive non plus sur des intuitions, ou sur quelque théorie téléologique, fût-elle utilitariste, prétendant reconnaître un « bien » qui devrait être maximisé, mais sur une doctrine du contrat social. Selon lui, les principes de la justice distributives devraient être ceux que concevraient des personnes libres et rationnelles gouvernées par leur intérêt personnel si elles devaient décider des règles et institutions qui encadrent leur vie sociale

en étant derrière le « voile de l’ignorance », c’est-à-dire dans l’ignorance de leurs capacités, de leurs conceptions du bien, de leur position dans la société et du niveau de développement de la société dont elles seront membres.

Placés dans cette position d’ignorance, les individus devraient selon Rawls choisir les deux principes suivants, le premier étant prépondérant sur le second : « First principle: Each person is to have an equal right to the most extensive total system of equal basic liberties compatible with a similar system of liberties for all. Second principle: Social and economic inequalities are to be arranged so that they are both (a) to the greatest benefit of the least advantaged, consistent with the just savings principles, and (b) attached to offices and positions opened to all under several conditions of fair equality of opportunity. » (p.302). Pour l’économiste, le point (a) du second chapitre présente évidemment le plus grand intérêt. Sa traduction en termes de distribution des richesses au sein d’une même génération est claire : Rawls défend un principe du « maxi-min » qui consiste à faire en sorte que le bien-être de la personne la moins bien lotie soit le plus élevé possible. L’interprétation des principes généraux de Rawls pour distribution des richesses entre générations se révèle par contre difficile, et a donné lieu à de nombreuses exégèses.

Le texte de Rawls ne permet en effet pas de trancher sans hésitation14 : « The (choosing) parties do not know which generation they belong to […] They have no way of telling whether it is poor or relatively wealthy, largely agricultural or already industrialized […]. Thus the persons in the original position are to ask themselves how much they would be willing to save at each stage of advance on the assumption that all other generations are to save at the same rates. That is, they are to consider their willingness to save at any given phase of the civilization with he understanding that the rates they propose are to regulate the whole span of accumulation. Since no one knows to which generation he belongs, the question is viewed from the standpoint of each and a fair accommodation is expressed by the principle adopted. All generations are virtually represented in the original position, since the same principle would always be represented. Only those of the first generation do not benefit […] for while they begin the whole process they do not share in the same fruits of their provision. Nevertheless, since it is assumed that a generation cares for its immediate descendents, as fathers care for their sons, a just savings principle […] would be adopted. » (p.287-288).

L’interprétation la plus rapide, sinon la plus pertinente, du texte de Rawls consiste à adopter pour principe de distribution temporelle des richesses le même critère « mini-max » que pour leur distribution au sein d’une même génération. Mais comme la montré Robert Solow dans une analyse très fouillée (1974), l’utilisation de ce critère dans un modèle de croissance induit des trajectoires peu satisfaisantes. Si le taux de croissance du travail efficace est aussi celui de la population, la trajectoire optimale au sens du critère « mini-max » du modèle de croissance développé dans la première section consiste à consommer indéfiniment la quantité de bien composite c0 = ϕ(k0) : la consommation par tête est alors constante. Si le taux de croissance du travail efficace est plus élevé que celui de la population, alors le programme consiste à nouveau à choisir un niveau de consommation par tête constant, mais plus élevé que précédemment, de sorte que la dépréciation progressive du capital soit exactement compensée par le progrès technique. Le critère du « mini-max » s’avère ainsi fortement dépendant de l’état initial de l’économie : en particulier, si l’économie est pauvre, le programme optimal consiste à rester dans cette trappe de pauvreté.

Une seconde interprétation de la « juste épargne » de Rawls consiste à formuler avec Dasgupta (1974) l’hypothèse selon laquelle chaque génération portera un intérêt au bien-être de ses descendants, indépendamment de ses motivations éthiques particulières. Formellement, le bien-être de chaque génération dépend donc maintenant de son propre niveau de consommation ainsi que de celui de ses descendants, soit (5.36), où β représente le degré d’intérêt porté au bien être de la génération future :

U(Ct,Ct+1) = V(Ct) + β.V(Ct+1) (5.36)

14 Le lecteur trouvera une discussion approfondie sur la manière dont Rawls se positionne par rapport au critère

Faire ainsi dépendre l’utilité d’une génération de celle de ses descendants directs autorise un raisonnement de théorie des jeux non coopérative : est juste un programme d’épargne tel que toute génération ait intérêt à l’adopter si elle sait que tous ses descendants l’adopteront. Mais Dasgupta démontre que l’équilibre de Nash ainsi obtenu est une trajectoire à taux de croissance positif, mais qui se révèle Pareto inefficace. Or Dasgupta et Heal (1979) soulignent que des personnes ignorant la génération à laquelle elles appartiendront et sachant simplement que leur bien-être sera croissant avec leur consommation auront une forte propension à choisir des trajectoires de croissance efficaces.

Le principe de « juste épargne » se révèle ainsi difficile à traduire en pratique. Le critère du « mini- max » semble a priori le plus apte à représenter la combinaison d’une incertitude totale sur la génération à laquelle chaque personne appartient et d’une négociation fondée sur le seul intérêt particulier. Cependant (par conséquent ?), il présente deux difficultés pratiques : « (a) It requires an initial capital stock big enough to support a decent standard of living, else it perpetuates poverty [..] and (b) it seems to give foolishly conservative injunctions when there is stationary population and unlimited technical change. » (Solow, 1974, p.41). L’approche de type théorie des jeux non coopérative développée par Dasgupta ne semble pas, en tant que traduction du principe de Rawls, plus prometteuse15. En revanche, le fait de casser la symétrie totale introduite par le voile de l’ignorance en postulant, ce qui semble raisonnable, que l’utilité de chaque génération dépend de celle de ses descendants ouvre une voie intéressante. Le critère du « mini-max » peut en effet alors générer des taux de croissance positifs dès lors que la préoccupation pour les descendants est suffisamment élevé (Henry, 1997)16. Ces travaux demandent cependant à être généralisés avant que le critère du « mini- max » ne puisse constituer une alternative solide au critère actualisé.

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