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matière d’effet de serre

Chapitre 1 Une pure métaphore : un agent et un bien en nivers certain

1. Coûts bénéfices ou coûts efficacité ?

1.1.

Un débat rhétorique à remettre à sa juste place

Depuis le début des années 70, avec le choc pétrolier et la fin de la longue période de croissance de l’après guerre, la question de la durabilité ou de la soutenabilité de la croissance à long terme se pose de manière aiguë. Depuis la publication du rapport Meadows sur les limites de la croissance (1972), une pléthore d’articles ont été ainsi consacrés à la capacité de nos économies à soutenir durablement un rythme de croissance élevé malgré l’épuisement inéluctable des ressources naturelles. En reprenant et en complétant la typologie de Turner (1992), Olivier Godard (1994) présente le paysage intellectuel du développement durable en distinguant trois conceptions principales de la soutenabilité :

- la soutenabilité « très faible » de Solow : un schéma de croissance sera dit soutenable s’il permet de conserver de façon indéfinie la capacité productive des sociétés humaines, étant entendu que le capital ne se limite pas aux équipements productifs, mais comprend aussi les actifs qui contribuent à engendrer du bien-être dans le futur : savoir et actifs naturels (Solow, 1992). Le postulat de cette approche est que le capital naturel, à l’exception d’actifs uniques, est substituable par du capital artificiel.

- la soutenabilité « faible » ne fait que reprendre le modèle précédent en lui rajoutant des contraintes pour tenir compte des limites physiques aux mécanismes de substitution entre capital naturel et capital artificiel. Sous la contrainte du respect de ces contraintes, nous restons dans le même paradigme que dans la soutenabilité « très faible » : conserver la quantité totale de capital artificiel comme naturel.

- Avec la soutenabilité « forte » s’opère un saut conceptuel très important. La substitution entre capital naturel et capital artificiel est en effet posée comme impossible. Toute dégradation du capital naturel demande alors restauration du même capital naturel au nom des spécificités physiques du capital naturel, mais aussi de l’impératif éthique de transmission d’un capital naturel intact à nos descendants (Costanza et Daly, 1987).

L’écart entre soutenabilité « très faible » et « faible » d’un côté et soutenabilité « forte » de l’autre repose ainsi essentiellement sur la représentation de la substituabilité entre actifs naturels et actifs artificiels, qui se pose à deux niveaux :

- La fonction de production : les biens environnementaux constituent des facteurs de production importants et pour partie d’entre eux nécessaires, au moins dans l’état actuel de nos technologies. Depuis les années 70, la course de vitesse entre épuisement des ressources naturelles et progrès technique a fait l’objet d’importantes recherches en économie de l’environnement.

- La fonction d’utilité : même s’ils ne sont pas nécessaires à la production, les biens d’environnement peuvent avoir une valeur en soi, en ce sens que leur présence, directe ou simplement reconnue, apporte du bien-être aux agents. Toute la question est alors de révéler la valeur implicite que les agents attachent à ces biens en l’absence d’un système de prix.

Contrairement à l’idée selon laquelle réfléchir au développement durable imposerait de « dépasser l’économie néo-classique » (Costanza et Daly, 1987, Faucheux et Noël, 1985), il est important de remarquer que la boite à outils néoclassique n’est a priori disqualifiée dans aucun des cas. Une fois données les conditions de la substituabilité ainsi que les limites physiques du capital naturel (capacité de charge maximale par exemple, points de non retour de la pollution, etc.), il est en effet possible d’appliquer les principes généraux de l’analyse économique pour réfléchir à la meilleure trajectoire de croissance qui tienne compte de ces contraintes. En ce sens, la nature particulière de l’objet

environnement ne constitue pas en soi un argument pour abandonner les concepts fondamentaux de l’analyse économique. La possible présence de contraintes environnementales pose par contre la question d’une possible substitution de l’analyse coûts bénéfices (ou coûts avantages) par l’analyse coûts efficacité, qui consiste à maximiser une fonction de bien-être collective sous contrainte.

Dans ce débat, la Convention Cadre sur le Changement Climatique signée à Rio en 1992 constitue une innovation très importante dans le champ des politiques environnementales internationales2. Son article 2 stipule en effet que « l’objectif ultime de la présente Convention […] est de stabiliser […] les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation anthropique dangereuse du système climatique. Il conviendra d’atteindre ce niveau dans un délai suffisant pour que les écosystèmes puissent s’adapter naturellement aux changements climatiques, que la production alimentaire ne soit pas menacée, et que le développement économique puisse se poursuivre de manière durable. »

La Convention Cadre sur le Changement Climatique introduit ainsi la notion d’un seuil de danger environnemental à ne pas dépasser. Le phrasé de la Convention traduit ainsi spectaculairement une méfiance diffuse mais générale, chez les non économistes comme chez une partie des économistes, à l’égard de l’analyse coûts avantages pour l’évaluation d’un problème aussi incertain que le changement climatique (Hourcade, 1997). Cette défiance était renforcée au début des années 90 par le décalage entre les prévisions alarmistes du GIEC (Théry, 1997) et les résultats pour le moins mesurés de la première analyse coûts avantages du problème climatique menée par W.D. Nordhaus (1991).

Plusieurs équipes de recherche ont tenté d’explorer des variantes plus élaborées de l’analyse coûts efficacité en se donnant une série de contraintes de nature climatique permettant de calculer à rebours l’ensemble des chemins possibles pour satisfaire ces contraintes. Toth et al. (1997) développent ainsi le concept de fenêtre d’opportunité (« tolerable window »). Ces auteurs se donnent un jeu de contraintes relatives aux tensions maximales que peuvent subir à la fois les écosystèmes et les économies, puis « inversent » un cycle du carbone pour présenter les trajectoires d’émissions compatibles avec ces contraintes.

De même, le RIVM3 développe la notion d’atterrissage en douceur (« safe landing ») et de couloirs de sécurité (« Safe emission corridors ») (Alcamo et Kreileman, 1996, Swart et al., 1998). L’idée est à nouveau de calculer les trajectoires d’émissions de GES compatibles avec la satisfaction de contraintes d’ordre climatique et économique, portant à la fois sur l’augmentation maximale et la vitesse de variation de la température, l’augmentation du niveau de réduction des émissions et un taux maximal annuel de réduction des émissions.

L’ambition commune de ces deux approches est de construire un jeu d’objectifs minimaux des politiques climatiques, fondés sur des bases plus solides et plus détaillées que la simple donnée d’un seuil absolu en termes de concentration. Cette approche multicontrainte présente l’intérêt de faire apparaître des paramètres cachés par l’analyse en termes de plafond de concentration, et en particulier la vitesse du changement climatique. Cependant, la taille de ce corridor est contrôlée par un paramètre critique : le taux maximal de réduction des émissions. En effet, si une telle limite n’était pas fixée, le corridor serait soit vide (les contraintes climatiques que nous nous fixons sont déjà dépassées), soit extrêmement large (puisque nous pourrions attendre sans rien faire que la contrainte soit atteinte puis stopper tout d’un coup nos émissions). Or cette vitesse maximale de réduction des émissions repose nécessairement sur une analyse économique et non plus climatique (Enting, 1995).

De plus, s’il existe des bases théoriques solides pour le calcul du corridor de sécurité, en particulier la théorie de la viabilité (Aubin, 1997), le choix de la bonne trajectoire d’émissions, une fois l’ensemble des solutions admissibles déterminé, reste délicat. Soit en effet cet ensemble est non vide et il faut alors choisir la bonne trajectoire d’émissions à l’intérieur de cet ensemble des possibles en arbitrant

2 La Convention Cadre sur le Changement Climatique a été ratifiée par 180 pays au 1er janvier 2000.

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entre la sécurité (rester éloigné des frontières) et les coûts. Soit cet ensemble est vide4, et il faut alors choisir quelle(s) contrainte(s) violer. Dans les deux cas, nous nous trouvons devant la nécessité d’un arbitrage entre les coûts de l’action et les coûts des contraintes. Si l’analyse par contraintes est particulièrement utile pour révéler les cohérences, et surtout les incohérences entre différents discours, elle ne saurait constituer un critère de décision à part entière. Au moment du choix, l’analyse coûts avantages revient « par la fenêtre » : toute discussion sur les contraintes en présence d’incertitudes, revient pour en effet chaque décideur à pondérer implicitement les coûts et les bénéfices du changement climatique (Hourcade, 1997). Toute la question est donc de savoir comment révéler les coûts implicites de chacune des contraintes. Or, lorsque ces contraintes concernent des biens non marchands ou éloignés dans le futur, il est difficile de faire apparaître les prix implicites que les agents leur attachent. Nous examinons successivement ces deux questions.

1.2.

La difficile monétarisation des impacts

Les dommages potentiels du changement climatique sont, nous l’avons vu, de nature très diverse, et une grande partie d’entre eux ne concernent pas directement des biens ou des services marchands (mortalité accrue liée aux évènements climatiques extrêmes, aux inondations, ou aux épidémies résultant du réchauffement climatique, perte de biodiversité, disparition de zones côtières ou d’étendues forestières, etc.). Or l’analyse coûts avantages nécessite in fine de disposer d’une évaluation agrégée des dommages qui doivent donc être évalués dans une métrique commune, en général monétaire. Il n’est pas le lieu ici de reprendre l’ensemble de la très vaste littérature consacrée à cette question, mais simplement d’articuler les débats qu’elle soulève :

- L’hypothèse fondamentale est que les agents ont une fonction d’utilité qui inclut à la fois les biens de consommation et l’environnement. La première question est donc de révéler la nature de ces préférences. Puisque les biens environnementaux ne sont pas directement observables sur le marché, l’idée fondamentale des méthodes d’évaluation contingente consiste à associer des variations monétaires à des modifications de bien-être engendrées par une variation de la quantité offerte d’un bien rationné. L’application pratique de cette méthode présente cependant un certain nombre de difficultés procédurales pour éliminer les biais.

- Une fois ces préférences révélées, se pose la question de leur agrégation. La disponibilité à payer pour l’environnement observée dépend en effet du revenu de l’agent considéré. Une telle analyse peut ainsi conduire à des biais dès lors qu’elle est conduite dans des pays en voie de développement dont la richesse est plus faible que la nôtre. Il est certes possible de corriger ces effets au moyen de poids différenciés des utilités des individus, mais le choix de ces poids est lui- même problématique.

- En troisième lieu, l’arbitrage entre environnement et consommation n’a pas de raison a priori de rester inchangé en fonction de la richesse. Il est possible que la préférence pour l’environnement soit une fonction croissante du niveau de revenu. Dans ce contexte, l’évaluation future des bénéfices des politiques environnementales doit être repensée, mais un terme comme l’élasticité revenu de la préférence pour l’environnement est particulièrement difficile à évaluer.

L’effet de serre présente une nouvelle fois la particularité de pousser chacune de ces questions à leur paroxysme. Les dommages non marchands sont en effet nombreux, et de natures très différentes. Ils se produiront à l’échelle mondiale, ce qui oblige à penser l’agrégation entre individus de revenus très différents. Ils se produiront enfin dans un futur lointain, pour lequel les différents scénarios envisagent

4 Il ne s’agit pas ici d’un pur cas d’école. Alcamo et Kreileman (1996) introduisent par exemple une contrainte

sur la vitesse d’augmentation de la température, mais précisent aussitôt que cette contrainte peut être violée pendant au plus 20 ans pour éviter d’obtenir un ensemble de solution vide.

D’une manière analogue, un pays comme l’Allemagne ne peut aujourd’hui à la fois refuser le nucléaire, refuser l’idée d’un marché international de permis d’émissions négociables et afficher dans le même temps des ambitions très importantes en matière de réductions d’émissions de GES.

une augmentation massive des revenus, dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement. Différents auteurs se sont pourtant lancés dans une évaluation monétaire des dommages non marchands du changement climatique.

Dans la première analyse coûts avantages complète du changement climatique, Nordhaus (1992a et b) évalue les dommages marchands aux USA pour une augmentation 3°C à 0,25% du PIB américain. Il évalue ensuite les dommages non marchands à trois fois les dommages marchands, pour obtenir finalement un dommage total de 1% du PIB américain. En fonction de la part plus importante de l’agriculture dans l’économie de nombreux pays, il extrapole finalement un dommage total de 1,3% du produit mondial brut.

Cette première évaluation a été fortement critiquée. Tol (1994) démontre ainsi qu’en introduisant directement les dommages non marchands dans la fonction d’utilité du modèle, et en supposant de plus que la disponibilité à payer pour l’environnement augmente avec le niveau de richesse, le niveau de dommage pour une élévation de la température de 3°C passe de 1,3% à plus de 2% du produit mondial brut. Le niveau optimal de réduction des émissions triple alors par rapport à l’analyse initiale. Plusieurs auteurs, dont Cline (1993), ont présenté à la même époque des estimations plus élevées que celles de Nordhaus.

Les évaluations de Fankhauser (1995) et de Tol (1995) ont suscité une attention particulière. Ces études donnaient en effet une valeur statistique de la vie (VSV ou « value of statistical life » en anglais) largement plus élevée dans les pays développés que dans les pays en voie de développement. Bien que ces deux auteurs aient pris soin de souligner qu’ils ne faisaient que traduire numériquement le fait observable que la disponibilité à payer pour se prémunir d’un risque était plus élevée dans les pays développés que dans les pays en voie de développement, ces résultats ont suscité une très vive polémique.

Comme le rappelle Azar (1999), le problème central n’était pas la différence des VSV en soi. Pour évaluer un projet de développement national, un pays du Sud utilisera naturellement les chiffres traduisant les préférences de ses propres habitants. La question est par contre toute autre lorsque c’est le pays développé qui expose les habitants du pays en voie de développement à des risques de mortalité plus élevés. Nous reviendrons au chapitre 4 sur la question ainsi posée sur la comparaison des fonctions d’utilité, qui concerne, au-delà des dommages, l’ensemble des composantes non monétaires des dommages du changement climatique.

Après la publication du second rapport de l’IPCC (Pearce et al., 1996), la monétarisation des dommages non marchands du changement climatique n’a plus fait l’objet d’un débat particulièrement intense au sein de la communauté des modélisateurs. Dans une revue de la littérature de 1998, Tol et Fankhauser montrent ainsi que les grilles d’évaluation des impacts non monétaires de 19 modèles intégrés du changement climatique proviennent essentiellement de cinq sources antérieures à 1995 (Tol, 1995, Fankhauser, 1995, Nordhaus, 1992a et b et Dowlatabadi et Morgan, 1993, Manne et Richels, 1995).

Cette relative désaffection ne signifie pas que la discussion sur les dommages ait été abandonnée. Simplement, l’attention se déplace de l’évaluation des dommages moyens à l’analyse du comportement des modèles en présence d’une catastrophe, dont le chiffrage est paradoxalement plus facile (Gjerde et al., 1999). En outre, le développement de modèles d’évaluation intégrée de grande taille comme IMAGE (Alcamo et al., 1998) a fait porter l’attention plus sur la description régionalisée des impacts écologiques et climatiques que sur leur évaluation monétaire. Last but not least, la signature du Protocole de Kyoto a focalisé le débat international sur les mesures nécessaires pour remplir les objectifs de réduction des émissions à l’horizon 2010 au moindre coût. La question de l’évaluation monétaire des dommages non marchands pourrait pourtant revenir sur le devant de la scène à l’occasion du débat sur les engagements de réduction des émissions que pourraient prendre les pays en voie de développement au-delà de 2012 (voir chapitres 7 et 8).

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