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D U COTE DES ARTISTES

Le terrain n’est pas le seul apanage des scientifiques. Les artistes aussi ont un terrain, et en font un usage singulier, que je propose de qualifier de « sensible »180 : c’est en effet la mobilisation de leur sens, de leur expérience du terrain, des relations qui s’y nouent qui débouche sur la production d’un savoir, matérialisée sous la forme d’une œuvre. Je distinguerai ici deux moments de l’élaboration de leur œuvre : leur travail sur le terrain d’abord, puis la concrétisation de leur œuvre à partir de ce travail de terrain.

180 J’ai rencontré cette terminologie à plusieurs reprises : Médéric Briand a consacré sa thèse aux sorties

« sensibles » en milieu scolaire ; j’ai assisté pendant un an à un séminaire sur le sensible organisé par Elise Olmedo qui consacrait sa thèse aux cartes « sensibles » ; j’ai fait participer mes élèves à un atelier organisé par le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement (CAUE) qui consistait en une visite « sensible » de l’île Seguin. Je développerai dans cette partie (II.) et la suivante (III.) ces références. Je me suis donc approprié l’expression, pour désigner une attention particulière portée aux perceptions, par l’ouïe, le toucher, la vue, l’odorat, mais aussi la mémoire qu’on peut avoir des lieux, les représentations.

1. Les artistes sur le terrain

Les artistes ont-ils un terrain ? Quel usage en font-ils ? De quels outils méthodologiques et conceptuels se doter pour répondre à ces interrogations ? Ce sont vers les travaux d’Anne Volvey, là encore, qu’il faut se tourner pour apporter une réponse à ces questions, là où des spécialistes du Land Art, comme Gilles Tiberghien, se sont contentés d’effleurer la question, se centrant sur le résultat de l’œuvre davantage que sur sa fabrique :

« Tiberghien reconnait bien la nécessité du terrain comme méthode de connaissance du Land Art, mais en restant centré sur l’expérience de l’objet d’art, il passe à côté de la question théorique de la fabrique des œuvres du Land Art » (Volvey, 2012, vol.3, p.17).

L’analyse par Anne Volvey des pratiques des artistes en prise avec l’espace, fondée notamment sur des entretiens, dont certains ont été publiés181, lui a permis d’établir qu’ils ont, à l’instar des géographes, une pratique de terrain, préalable à l’élaboration de leur œuvre, pratique de terrain qui prend des formes singulières, mais qui suit, au même titre que celle des géographes, un protocole rigoureux. Elle a deux finalités. D’une part elle est orientée vers un savoir d’action. Il s’agit en effet de concevoir un « objet-lieu d’art »182, souvent de grande dimension, éphémère, ce qui nécessite que l’artiste prenne en considération les différents aspects pratiques et techniques de la mise en œuvre de sa réalisation. Cela donne donc lieu à « un encyclopédisme du factuel à la fois diagnostique et prédictif » (Volvey, op. cit., p.60), s’entourant de scientifiques, d’experts et d’ingénieurs. Ce savoir d’action sur l’espace, à visée opératoire, se double d’un savoir de type idéel, dont l’objectif est la conception de l’œuvre elle-même, et qui permet de construire une intelligibilité proprement géographique du lieu. Prenons l’exemple de l’artiste Till Roeskens, qui nous permettra de mieux comprendre la manière de faire de cet artiste sur le terrain. Invité à Alma (Québec) en 2005, il dispose d’un mois pour élaborer son œuvre, et dont son témoignage permet de retracer les différentes étapes de cette résidence, qui aboutit à l’exposition « No Mans land ». Tout commence dans l’avion :

181 Notamment ses entretiens avec Till Roeskens et le collectif La Luna, œuvrer d’art l’espace, EchoGéo, 2012. 182 L’expression, entre guillemets, est d’Anne Volvey.

PARTIE 2DANS LE CHAMP DE LA RECHERCHE ; CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE « Sentiment d'aller sur un continent occupé par d’autres Blancs et une certaine réticence à y aller. Il y a ce long survol, on arrive par le Nord, ces espaces complètements sauvages de l'Arctique et l'arrivée sur Montréal, et là, le choc de ce quadrillage ! ». (Volvey, op.cit., p.106)

Mais cette première impression laisse rapidement place à une autre :

« Il y a cette volonté, de tout faire tenir dans deux directions, une orthogonalité, la raison qui règne en maître, et cette répétition presqu'à l'identique de ces mêmes pâtés de maisons qu'on survolait avec ces mêmes piscines, dans ces mêmes jardins, derrière les mêmes pavillons. Ça m'a vraiment pris à la gorge comme un sentiment de perte d'identité, de dire ‘mais si on est capable de vivre là-dedans c'est qu'on est juste des choses interchangeables’. Et j'ai atterri avec cette idée, j'étais un peu essoufflé, une forme de vertige. Vu d'en bas, quand tu es dans la ville, tu te rends compte que vu de près, il n'y a pas un pâté de maisons identique à un autre, la vie qui se glisse dans la ville la rend tout à fait vivable » (p.106).

Il arrive enfin à Alma, où il est invité pour un mois. Il a l’intention de travailler sur la colonisation et l’appropriation de l’espace, dans une ville née « à partir de rien ». Pour se documenter, il se rend aux archives, « sans trop savoir ce qu’[il] cherchait ». Cela le mène à l’acte fondateur qui institue la ville et qui est « un texte à rallonges, […] un texte avec cette

prétention du langage qui fait force de loi en posant une limite autour d’un bout de terrain, mais qui s’effondre parce qu’on sent très bien que ce langage ne maîtrise rien du tout ». « Donc ça, c’est un premier élément de l’exposition que j’ai conçue au bout d’un mois au Centre d’artistes d’Alma Langage Plus : j’avais écrit ce texte en une ligne tout autour de la salle »

(p.106).

Il s’appuie également sur ses perceptions du lieu :

« J'ai été frappé notamment par toutes les rues inachevées autour de la ville qui s'arrêtaient comme ça brusquement sur du rien, il n’y avait plus que la forêt et ils n’avaient pas pris la peine de faire un arrondi ou une bordure. Tout à coup le goudron s'arrête et paf, il y a de l'herbe qui pousse derrière ! »

(p.107).

… et sur ses rencontres avec les habitants, comme son hôte « qui avait vraiment la

mémoire familiale de toute la colonisation », ou encore un urbaniste, qu’il a interviewé.

Partant d’une idée générale, un peu vague, il parvient à l’affiner progressivement, au hasard des rencontres et des recherches, et à acquérir un savoir idéel sur le lieu.

L’appréhension qu’il a du terrain est relationnelle : l’enquête de terrain se fait de différentes manières, par le biais d’entretiens (avec son logeur, avec un urbaniste, avec l’archiviste), de recherches dans les archives, mais aussi de manière sensible, en se fiant à ses impressions, à sa perception des lieux. Si la méthodologie ne se présente pas sous la forme d’une recherche scientifique, qui prendrait le soin de préciser les hypothèses, le cadre théorique, la méthodologie, la posture adoptée, elle en reprend néanmoins les principales étapes.

Ainsi, du terrain, les artistes dégagent un savoir, savoir d’action certes, destiné à définir les conditions de l’installation de leur œuvre, mais aussi un savoir idéel, dont l’entretien avec Till Roeskens permet d’approcher la fabrique. Quant à la nature de ce savoir en jeu, on peine à la définir. En (Olmedo 2012a), Elise Olmedo, alors doctorante en géographie183, s’y est employée dans un article intitulé « la marche, les artistes, la ville : la production des savoirs

hodologiques ». Le titre est ambitieux, car il propose de mettre en relation une forme

d’approche sensible de la ville par des artistes, la marche, avec la production d’un savoir. Pour tenir cette gageure, Elise Olmedo commence par définir ce qu’on appelle un savoir « hodologique » : une construction intellectuelle, volontaire ou involontaire, résultant de la pratique hodologique ; un savoir qui provient de l’expérience de la marche, du déplacement ; un processus de conscientisation de l’expérience en train de se dérouler ; un savoir sur l’espace traversé. Sans cesse actualisé par le trajet, il est en recomposition permanente. Ainsi, marcher n’est pas une simple expérience physique. Elle s’accompagne d’une démarche intellectuelle. Elise Olmedo en retrace ensuite l’histoire, qu’elle place du côté de la psychogéographie, développée par les situationnistes dans les années 1960 pour explorer la relation qui unit un individu à son environnement, avant d’explorer différentes pratiques d’artistes marcheurs contemporains. C’est cependant aux années 1970 qu’il faut remonter pour parvenir à l’origine de cette pratique, introduite notamment par les artistes Richard Long et Amish Fulton. Ainsi, Richard Long entreprend en 1977 une marche de même longueur que la rivière Avon. Au printemps de l’année suivante, Hamish Fulton réalise une marche de 115 miles en Islande. A travers ces artistic walks, l'artiste s'implique physiquement, et s'incorpore à la nature. A la différence du banal piéton, indifférent à son environnement, l’artiste marcheur est sans cesse aux aguets et c'est la marche elle-même qui fait œuvre ; pour Hamish

183 Elle a depuis soutenu sa thèse, « Cartographie sensible, tracer une géographie du vécu par la recherche-

PARTIE 2DANS LE CHAMP DE LA RECHERCHE ; CADRE THEORIQUE ET METHODOLOGIQUE

Fulton « no walk, no work ». Aujourd’hui, cette pratique s’est élargie à la sphère sociale, d’abord sous la forme de marches collectives, des « public group walks », développant la dimension participative de l'œuvre. Ainsi, depuis les années 1990, Hamish Fulton propose à ceux qui le souhaitent de l’accompagner, ne révélant le protocole du dispositif qu'au moment et sur le lieu du rendez-vous. C’est également la proposition de Matthias Poisson qui propose aux participants une promenade à travers les quartiers Nord de Marseille, chaussés de lunettes floues, ou du collectif Ici-Même Grenoble, qui invite à découvrir en aveugle le MIN (Marché d’Intérêt National) des Arnavaux. J’ai moi-même participé en 2013 à une marche de ce genre, organisée par la Compagnie KMK, dans le cadre du séminaire sur le sensible organisé par Elise Olmedo184.

2. Les land artistes : une écriture spatiale des lieux

Tout d’abord, tournons-nous vers les artistes pour voir de quelle manière le savoir acquis au cours de l’enquête de terrain se concrétise dans une œuvre, ce que Harriet Hawkins (Hawkins 2011), qui s’est intéressée aux creative geographies, qualifie de dialogues, à côté des doings que j’évoquerai dans le point suivant : l’enquête de terrain menée par les artistes, dont nous avons vu qu’elle mobilise une méthodologie de type scientifique, se double la production d’un savoir spatial qui se matérialise sous la forme d’une œuvre d’art. C’est le cas par exemple des œuvres de Till Roeskens : son texte d’une ligne par exemple, déjà évoqué dans la partie précédente (I) de ce chapitre, permet de représenter le texte fondateur « à rallonge » de la ville et donne à voir les stratégies d’appropriation des lieux ; il évoque une performance également, improvisée à l’occasion d’une invitation à un festival de musique, et où là encore il donne une forme à son appréhension de l’espace de la ville, lue sous l’angle de la colonisation : installé sur la place des fêtes, il y délimite un espace dans lequel il inscrit :

« ceci est à moi » (voir figure suivante), un espace qu’il agrandit au fur et à mesure des jours : « Puis le troisième jour, j’ai agrandi encore … et là, le soir, les services du

Festival ont estimé que ça n’allait pas du tout […] et ils ont chargé le service d’ordre du festival de me dégager […] et puis ils m’ont pris, ils m’ont porté sur ma chaise pour me dégager de là. » (Volvey 2012b)

184 La marche s’est déroulée le 24 mai 2013. Nous avons été invités à déambuler seul de la Porte d’Italie au

Kremlin Bicêtre, et à noter nos impressions sur un carnet de voyage, avant un débriefing collectif au Kremlin Bicêtre.

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