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Le contrôle des marges de manœuvre

Dans le document UNIVERSITE MONTPELLIER II (Page 189-196)

L’exemple du cas Syngenta

2.1 Le contrôle des marges de manœuvre

La mise en place d'une seule et même plate-forme industrielle et commerciale basée sur SAP R/3 présuppose une réflexion commune et globale (conception générale) qui trouve son expression concrète dans un ensemble de choix relatifs aux procédures de gestion retenues et à leur mise en œuvre dans une certaine configuration du PGI. Un espace de commande est ainsi généré, à l'intérieur duquel va se construire le projet.

Les différents groupes d'acteurs identifiés plus haut évoluent alors potentiellement dans un champ de conflits.

En effet, les réunions par exemple, donnent l'occasion à ces personnes de manifester leurs désaccords ou leur doutes au sujet des choix procéduraux retenus plus en amont dans le projet. Cependant ces réunions sont utiles, car elles sont une opportunité pour l'équipe de projet de justifier ces choix et des les faire avaliser, réduisant ainsi les risques de conflits par l'exercice d'une pédagogie sur les décisions prises.

La situation initiale est donc constituée par un système d’acteurs impliqué dans la mise en place d’un PGI paramétrable, donc ouvert, mais intégré à un SI cible calqué sur une application en fonctionnement (la plate-forme suisse). Voyons comment cette situation évolue tout au long des différentes phases du processus réinterprété.

2.1.1 Phase 1 : la Direction affirme clairement les objectifs

La Direction Générale a mis en place une organisation de projet avec un mandat et des objectifs clairs : "Créer en 12 mois une plate-forme transactionnelle à la fois cohérente et opérationnelle pour la Finance et la Supply Chain Management (gestion de la chaîne logistique) européenne permettant d'atteindre nos objectifs d'amélioration de l'entreprise".

Il s'agit donc d'aligner les versions de SAP sur la plus actuelle, celle présente en Suisse. La plate-forme suisse présente en effet l'avantage de posséder la plus récente version technique, ainsi qu'un paramétrage conforme aux souhaits du groupe en termes de processus de gestion et de standardisation des normes de fonctionnement intra-groupe. La mise en œuvre de cette migration du système actuel vers une plate-forme similaire à celle présente en Suisse a donc pour conséquence concrète de se décliner selon les objectifs suivants :

‰ Réaliser un processus global et cohérent de traitement de la demande.

‰ Réaliser une plate-forme commune pour toute la SCM européenne, fondée sur SAP R/3.

‰ Fournir des processus de base permettant une évolution et une optimisation ultérieure de la chaîne logistique.

‰ Atteindre la cible convenue des bénéfices financiers.

‰ Assurer la continuité du service durant toute la migration

L'objectif d'intégration (technologique, organisationnel et des processus) est donc clairement affirmé. Cette volonté se manifeste sur trois niveaux complémentaires, la technologie, les processus de gestion et l'organisation.

Le premier niveau est celui de la technologie et des SI, avec la mise en place d'une

"plate-forme commune, fondée sur SAP R/3". Le deuxième est celui de l'intégration des processus de gestion constitutifs de la chaîne logistique (condition nécessaire à la bonne coordination des différents acteurs de la chaîne logistique, lien entre l'offre et la demande). Il s'agit donc d'une démarche de BPR d'envergure, "fournir des processus de base", puisque associée à une réorganisation des activités des sites en Europe, qui reflète le troisième niveau d'intégration, celui de l'organisation (réorganisation des

nombre de fonctions logistiques, comme les achats ou le suivi des commandes clients par exemple).

Il y a également une volonté de rationalisation des processus, de contrôle des finances et de recherche d'efficacité. Le diagnostic porté sur les différents SI nationaux, constitutifs du SI européen, montre qu'une refonte et une intégration de ces systèmes disparates sont à la fois un préalable, mais aussi un gage d'évolution future de la chaîne logistique du groupe Syngenta en Europe.

En effet, les processus de fabrication et logistiques sont localisés au sein de systèmes informatiques propriétaires ("legacy systems") dont la structure peu adaptable empêche quasiment leur mise en cohérence au niveau européen. De plus, la mise en œuvre d'une organisation centralisée à Bâle (siège du groupe) et gérant l'ensemble de la chaîne logistique accroît les difficultés compte tenu de l'hétérogénéité actuelle des SI. Les PGI actuellement installés sont peu cohérents dans le périmètre d'eSCAPE. Il y a en effet au minimum trois versions différentes de SAP ainsi que d'autres PGI installés au sein des filiales européennes de Syngenta.

Dans cette stratégie de rationalisation des processus, la technologie joue un rôle essentiel, puisque pour le Responsable du projet, "une architecture unique centrée sur SAP permettra la mise en œuvre effective des projets du schéma directeur". Cette fonction fondamentale assignée au PGI illustre la confiance dans ce produit particulier, censé améliorer le SI actuel : "la rationalisation des sites et les besoins de synergie dans la gestion de la demande doivent s'appuyer sur une architecture robuste" (celle qui sera mise en place autour de SAP). En rappelant l'importance stratégique du projet, la direction du projet justifie la construction d'un SI fiable, qui sera l'ossature d'une nouvelle organisation.

Comme nous l’avons vu plus haut, la référence au modèle suisse et le recours aux Consultants, gage de maintien de cette direction au long de la phase aboutissent à une contrainte forte des demandes des Super – Utilisateurs pour spécialiser le SI en construction.

La Direction Générale et ses émanations (Direction de Projet, relais hiérarchiques divers, Chef de Projet en partie) a donc réduit l’incertitude en affirmant clairement ses

objectifs et en assujettissant le projet eSCAPE à la stratégie de développement de l’entreprise. De plus, en contrôlant la mise en œuvre de la Conception (phase 1), elle réduit encore les marges de manœuvre de tous les acteurs impliqués, en s’appuyant sur l’exemple d’une réalisation en fonctionnement effectif.

2.1.2 Phases 2 et 3 : les Super - Utilisateurs hors jeu, les Utilisateurs sans pouvoir

Dans les deux exemples suivant nous voyons comment les velléités de rébellion des Super – Utilisateurs peuvent être circonvenues. Ceci nous donne la tonalité générale des phases de déploiement du projet, telle que nous avons déjà pu (voir plus haut) l’interpréter.

La modification des délais de contrôle

Certains Super - Utilisateurs donnent d'emblée une tonalité polémique à leurs interventions. C'est le cas du Super - Utilisateur de la Qualité, en butte à un aménagement des délais de contrôle qui heurte sa conception des routines de Contrôle - Qualité. La pression devient en effet importante sur les délais de contrôle.

Ceci n'est sans doute pas étranger au fait qu'un projet d'identification et d'élimination des "temps-morts" se déroule en parallèle au projet eSCAPE. Les directives de ce projet prévoient (tout en les conservant dans les gammes de fabrication) de mettre à zéro un certain nombre de délais affectés au Contrôle afin de diminuer, mécaniquement, lors des calculs de planification de la production, les temps de mise à disposition des produits.

Il s'agit d'instaurer une gestion par exception de ces délais, au lieu de les systématiser. L'exemple le plus intéressant est celui du délai de contrôle du produit fini (avant expédition) : jusqu'alors, les produits finis devaient systématiquement être libérés (changement du statut de "Sous - Contrôle" à "Libéré") après leur fabrication pour pouvoir être expédiés en clientèle. Celle-ci étant en grande majorité des usines du groupe, il a été proposé de supprimer cette étape du point de vue informatique (délai de contrôle après fabrication à zéro), afin d'accélérer la sortie des produits.

Cette nouvelle procédure, qui fait l'objet d'un débat est présentée par le Directeur du site : "c'est le résultat d'un calcul de probabilité : seul un très faible pourcentage de

contrôle d'un échantillon est en cours, le résultat encore inconnu. Si ce résultat est mauvais, les produits seront rappelés, où qu'ils soient, sinon, ils poursuivront leur route et le temps de contrôle sera économisé" (on notera que l'on a mobilisé la hiérarchie fonctionnelle, la direction du site, pour légitimer le choix de la procédure).

Le point de vue du Super - Utilisateur du contrôle qualité est en opposition car celui-ci se réfère à des règles définies et selon lui éprouvées, qui vont dans le sens de la plus grande sécurité : "Comme cela est proposé, ça ne me semble pas conforme aux normes de Qualité retenues par le groupe et validées par la Direction du Contrôle Qualité. De plus, ça pose des problèmes pour planifier l'activité du service, et donc ça risque de désorganiser la sortie de production".

L'évolution des procédures, telle qu'elle a été décidée lors de la phase de conception, sera acceptée par le Super-Utilisateur du Contrôle Qualité, qui légitimera sa nouvelle position en minimisant les effets des décisions prises et en affirmant que "l'analyse des Produits Finis avant expédition n'est pas bloquante pour les clients internes, le projet en lui-même n'impactera pas le fonctionnement du laboratoire de Contrôle". Il faut dire qu'un argument imparable peut être employé (ce qui fut le cas ici d'après les dires du Chef de Projet) pour résoudre ces situations sans faire de concessions sur le paramétrage du PGI : "C'est comme ça que ça fonctionne déjà en Angleterre"

(entendu plusieurs fois dans le discours des responsables du projet). Personne ne peut s'opposer durablement face à une solution qui vise à assurer une cohérence au sein d'un groupe, et qui fonctionne déjà au sein de ce groupe.

Mais cette modification importante de l'approche Qualité ainsi que de l'organisation concrète des tâches peut légitimement inquiéter les personnes concernées. Comme chaque action de BPR, elle est potentiellement conflictuelle car elle oppose une singularité perçue de l'environnement par un acteur particulier (Besson, 1999) à une solution, forcément non spécifique, proposée par le PGI. Ici le risque perçu par le Super-Utilisateur du Contrôle Qualité est bien relié au mode opératoire, mais peut-être également trahit-il une préoccupation plus fondamentale sur la dépossession éventuelle d'un certain nombre de fonctions qui identifient clairement ce service au sein du site (caractéristique d’un conflit d'influence au sens de Besson).

Le site passe du statut de sous-traitant à façonnier

Un exemple de conflit d'influence est donné par le Super - Utilisateur Logistique, au cœur des changements de nature des flux des produits et qui insiste sur les modifications de nature de l'activité du site : "Le site ne possédera plus de stocks en propre, il aura seulement des objectifs sur des niveaux de stocks, qui lui seront soumis par la Direction France". Ce faisant, le Super-Utilisateur fournit une information essentielle sur le changement de nature des relations entre le site et le reste du groupe, conséquence de décisions stratégiques. Le site passera d'une culture de sous-traitant plus ou moins autonome, à une activité de façonnier, étroitement liée à la politique industrielle globale de la multinationale.

En effet, le sous-traitant gère ses propres stocks de composants ou de produits finis (il en est le propriétaire légal). Il est lié à son client principal, dans notre cas le groupe Syngenta, pour le volume et la planification de la production, mais il peut jouer financièrement sur le volume et la rotation des stocks, ce qui permet d'optimiser le résultat de ce point de vue. En devenant façonnier, le site perd cette possibilité, car les stocks appartiendront au groupe Syngenta et ne seront pas comptabilisés directement au bilan.

En filigrane, se profilent donc des modifications d'ampleur sur les indicateurs de performance du site, sujet sensible parmi l'encadrement car au cœur du système de rémunération. Les cadres sont en effet attentifs aux marges de négociation sur le résultat du site, car une partie de leur rémunération en dépend. Or, avec la volonté d'intégration des sites dans une logique européenne de gestion de la demande (un des objectifs principaux du projet), c'est un peu d'autonomie qui est perdue. Il est éloquent de voir que ce sujet est abordé par le responsable logistique, avant même que le responsable du site ne développe ce point, car cela montre la puissance de la transparence de l'information et la possibilité de débat qu'elle induit.

Comme dans les cas précédents, le changement de statut du site, passage de sous-traitant à façonnier, fait partie de la déclinaison du plan stratégique et n'est, en soi, pas contestable, sauf à en tirer des conséquences personnelles. Aussi le directeur du site ne peut qu'adhérer à cette nouvelle logique. Cependant, et pour montrer sa solidarité avec les personnels du site, il peut diriger sa critique sur des cibles

symboliques, le siège à Bâle par exemple, ou encore regretter des manques de cohérence dans la politique suivie par le groupe.

De plus, le directeur du site, lorsqu'il s'adresse aux personnels, prend soin d'atténuer le facteur de changement potentiel associé au projet en insistant sur l'expérience acquise par les personnels du site dans ce type de projet : "Rappelez-vous que ce type de projet, on sait faire: on a eu Prodstar, Movex puis enfin SAP" (Prodstar et Movex sont deux PGI, SAP est déjà implanté sur le site, dans une configuration différente de celle apportée par eSCAPE). Il n'en demeure pas moins que c'est du rôle de la direction du site d'attirer l'attention sur l'importance des changements à venir, notamment la place du site dans l'organisation du groupe : "eSCAPE est plus qu'un projet informatique. Jusqu'alors, nous changions de système informatique au gré des fusions, mais toujours dans le même périmètre : la France. Or eSCAPE, c'est aussi notre intégration dans l'organisation Syngenta en Europe, avec la mise en place de procédures communes aux différents sites. Cet outil est mieux adapté à notre nouvelle fonction d'usine européenne, la destination de nos produits dépassant largement l'hexagone."

Le rappel de l’expertise et de l’expérience acquise est légitime mais peut s’apparenter à une manipulation lorsqu’il s’agit de mettre en avant sans nuance le « succès » d’un déploiement ailleurs dans le groupe. En effet, les « preuves » tangibles de ce succès sont de deux ordres : tout d’abord le non report de la date de démarrage, ensuite, les

« histoires » racontées par les différents acteurs de la Direction de Projet sur les péripéties du projet en Angleterre. Bien qu’apparemment objectif, le maintien d’une date de démarrage n’est pas une condition suffisante du succès. Quant aux relations diverses faites par les acteurs sur le déroulement d’un projet, elles doivent être prises avec circonspection quant elles sont mises au service d’une stratégie de motivation des équipes.

En définitive, et grâce, encore une fois, à l’implication forte de la direction, les choix sont limités et le changement organisationnel, d’ampleur, est imposé. Les Super – Utilisateurs ne pèsent pas sur le déroulement du projet. En fin de phase 2, les marges de manœuvre des différents acteurs sont donc faibles et les déviations effectives par rapport à la ligne directrice fixée initialement peu nombreuses et limitées.

Dans la phase 3, les choses n’évoluent guère malgré l’apparition d’un autre acteur du système d’acteur : les Utilisateurs. Ceux-ci, comme nous l’avons montré plus haut, n’ont pas voix au chapitre et sont l’objet de pressions de toutes part. La situation finale semble donc conforme aux objectifs annoncés, avec un contrôle du temps strict.

Voyons comment ces premières conclusions sont complétées par l’étude de la réduction de certains conflits qui ont pu être observés.

Dans le document UNIVERSITE MONTPELLIER II (Page 189-196)