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E. Une répartition des compétences à réexaminer ?

I. Les constats en guise d’introduction

La présente contribution ambitionne une réflexion « bottom up » : observer l’état des nombreuses réglementations gouvernant l’interface entre l’énergie et la construction, faire de même avec la jurisprudence et tenter d’en dégager des règles générales et des concepts, afin de proposer l’esquisse d’un « ordre juri-dique » en droit de la construction énergétique.

Quelques délimitations s’imposent d’emblée :

1. Il s’agit d’une étude de droit suisse. Cela peut paraître étrange à l’heure où la production et la consommation de l’énergie se conçoivent en réseau européen, voire planétaire, mais les règles de construction ne sont pas globalisées. Tout au plus le droit européen pousse à une cer-taine uniformisation de l’art de bâtir, essentiellement au travers des produits de construction, et ce développement influence aussi le droit suisse de la construction : comme la législation fédérale sur les en-traves techniques au commerce ne se préoccupe pas des prescriptions techniques cantonales et communales, le droit cantonal sur l’élimination desdites entraves a pu se développer ; les cantons ont adopté un accord intercantonal du 23 octobre 1998 sur l’élimination des entraves techniques au commerce (AIETC2). Cet accord crée des

1 Je tiens à remercier mes assistant(e)s de l’aide qu’ils m’ont apportée dans la préparation et la mise au point de cette contribution, en particulier Madame Sarah Bechaalany, Me Valérie Do et Monsieur Manuel Jaquier, tous MLaw de la Faculté de droit de l’Université de Fribourg.

2 Les concordats ne sont désormais plus publiés ; leur version électronique est accessible à travers les recueils systématiques de chaque canton signataire, par exemple à Genève (RSG L 5 07).

règles de droit à effet direct : l’Autorité intercantonale qu’il institue a le pouvoir d’adopter des prescriptions qui ont force obligatoire.

L’article 6 alinéa 2 AIETC demande à l’Autorité intercantonale de tenir compte des normes internationales harmonisées ; il s’agit en particulier de la directive européenne sur les produits de construction (93/68/CEE), en vertu de laquelle les Etats membres ne peuvent adop-ter des mesures restreignant la libre circulation des marchandises fa-briquées légalement dans un autre Etat membre, sauf si ces mesures sont nécessaires et aptes à protéger certaines exigences de manière ap-propriée. Le chapitre relatif aux produits de construction est désormais intégré dans l’accord bilatéral CH-UE du 21 juin 1999 sur la reconnais-sance mutuelle en matière d’évaluation de la conformité (annexe 1)3. Or, la directive européenne vise aussi les ouvrages et leur environne-ment ; elle s’applique aux règles de la police des constructions dans la mesure où elles concernent aussi les produits de construction ; c’est le cas pour les prescriptions en matière de résistance mécanique et stabi-lité, de sécurité dans l’utilisation, de bruit, de distance entre les bâti-ments (prévention contre les incendies) et de consommation d’énergie qui doit rester modérée4. Les tribunaux ont déjà eu l’occasion d’examiner si les prescriptions de l’Association des établissements can-tonaux d’assurance incendie (AEAI) sur la protection contre le feu – telles qu’adoptées par l’Autorité intercantonale de l’AIETC – valent comme des règles de droit directement applicables ou ne sont que des dispositions corporatives d’une association privée5.

2. Au sein du droit suisse, le droit cantonal est primordial, puisque les compétences de la Confédération dans le domaine de la police des constructions ne sont (encore) que très ponctuelles. La présente contri-bution se focalise sur le droit des cantons latins et ne mentionne les autres que de cas en cas à titre d’illustrations.

3. Le droit de chaque commune est incontournable car la gestion de l’énergie passe désormais aussi par les règles de planification du terri-toire ; en cette matière, ce sont les plans d’affectation (généraux ou spéciaux) qui jouent un rôle prépondérant. Genève fait exception à cette affirmation, puisque l’autonomie des communes genevoises est très réduite en matière d’aménagement.

4. Cet article est une étude de droit public avant tout. Le droit privé n’est cependant pas très loin des questions d’énergie dans la construction et

3 RS 0.946.526.81.

4 Pour plus de détails, cf. ZUFFEREY, Libre circulation, p. 50 ss.

5 Arrêt du TF du 1er février 2013, 2C_720/2012. Pour un commentaire, cf. FÜEG.

il fait même désormais « partie de la solution ». Trois illustrations : une façon d’optimiser les installations et la consommation d’énergie pour les maîtres de l’ouvrage consiste à passer des contrats de services glo-baux avec les producteurs/distributeurs d’énergie (contracting, leasing immobilier) ; ces solutions sont de plus en plus imposées dans les pro-grammes qui gouvernent les appels d’offres, en particulier lorsqu’il s’agit de concours d’investisseurs dans le contexte de « PPP » (partena-riats public-privé) ; la mise en œuvre de labels énergétiques comme

« site 2000 watts » ou « One Planet Living » et l’organisation d’écoquartiers imposent le recours à des instruments du droit des con-trats (bail, vente) et du droit corporatif (association, société coopéra-tive).

En annexe à cette contribution figure un tableau de la jurisprudence ren-due ces dix dernières années environ (2005-2015) sur les questions concrètes que pose l’énergie dans la construction. Les enseignements à en tirer sont nombreux : (1) de manière générale, cette jurisprudence est en croissance quantitative : les tribunaux sont de plus en plus confrontés au secteur de l’énergie d’une part parce que les prescriptions en la matière se multiplient et d’autre part parce que les constructeurs prennent de plus en plus d’initiatives techniques spontanées afin de réduire leurs coûts et d’améliorer l’attractivité des ouvrages. (2) Dans le détail des cas concrets, on voit que les problèmes à résoudre sont très variés, avec cependant des « thèmes phares » ; en particu-lier :

1. Le label « Minergie » (dans ses diverses déclinaisons) et les autres la-bels similaires : arrêts N. 2, 4, 12, 20, 30, 34 et 44. En lien avec ces lala-bels, les questions techniques sont multiples, par exemple pour ce qui est de l’isolation renforcée des bâtiments : arrêt N. 37.

2. Très liée aux labels, la question du « bonus énergétique » et notam-ment la façon de le calculer : arrêts N. 5, 9 et 29. Ce thème devrait ali-menter la jurisprudence à l’avenir car l’instrument du bonus est à la mode chez les législateurs et sa mise en œuvre n’est pas aussi simple que ce que l’on veut bien croire.

3. On a dit très rapidement que les pompes à chaleur représentaient l’une des solutions au problème de l’énergie. C’est peut-être le cas d’un point de vue technique et environnemental ; juridiquement, elles génè-rent aussi leurs litiges, notamment avec les voisins : arrêts N. 1, 14, 16, 32, 33, 36, 38 et 48.

4. Il en va de même des installations solaires, qui notamment brillent in-tensément : arrêts N. 3, 6, 7, 8, 23, 27 et 28.

5. Le chauffage à distance est déjà connu des tribunaux : arrêt N. 11. Il devrait connaître un bel avenir jurisprudentiel, car il se développe par-tout et l’on entend qu’il préoccupe les autorités administratives com-pétentes pour se prononcer sur les projets de construction et leur équi-pement, décider de leur mise à l’enquête publique ou encore il s’invite devant les autorités pénales en cas de dénonciation pour refus de se raccorder à un thermoréseau disponible dans le secteur.

6. Les éoliennes individuelles et les parcs éoliens sont à l’évidence des constructions, qui plus est très litigieuses : arrêts N. 10, 13, 18, 21, 22, 25, 26, 39, 43, 46, 47 et 49. Il ne s’agit cependant pas d’ouvrages au sens classique (bâtiments) ; elles ne font pas l’objet de la présente contribu-tion.

7. La jurisprudence fournit enfin des arrêts sur des questions diverses, parfois presque exotiques comme les Heizpilze (parasols chauffants) et leurs nuisances induites sur le voisinage : arrêt N. 35.

La bibliographie sélective utilisée dans cette contribution confirme que dé-sormais la doctrine juridique s’est emparée du secteur de l’énergie, en général bien sûr mais aussi dans la construction spécifiquement : les monographies sont en augmentation et les ouvrages généraux de droit de la construction dé-veloppent leurs chapitres sur l’équipement et la gestion de l’énergie. Cette tendance va continuer à l’avenir : les facultés de droit créent des chaires de droit de l’énergie (par exemple à Lucerne) et elles collaborent avec des centres de compétence en la matière (ainsi le CREST : Center for Research in Energy, So-ciety and Transition à St-Gall ou encore le programme de recherche Smart Living Lab à Fribourg, issu d’un partenariat entre l’EPFL, l’Université et la Haute école d’ingénierie et d’architecture, qui tente de définir l’habitat de 20506).

Fort de ces constats, cet article ambitionne de répondre aux trois questions suivantes : quel est l’état du droit de l’énergie dans le domaine de la construc-tion ? (II), peut-on déjà parler d’un droit de la construcconstruc-tion énergétique ? (III) et quel rôle y joue la normalisation ? (IV).